I

771 Words
Les contrevents sont tirés depuis le milieu de la matinée. La pièce est plongée dans l’obscurité. Il n’y a pas d’air. La chaleur accablante plombe l’atmosphère. Cela fait maintenant de longues heures que je me vautre sur le canapé, une carafe d’eau plus très fraîche et un verre à portée de main. Je suis en colère. J’ai beau faire, utiliser tous les subterfuges possibles, je n’arrive pas à en venir à bout. Une colère sourde et viscérale avec laquelle je n’avais pas renoué depuis mes treize ans. Inutile de vous dire que de l’eau a coulé sous les ponts depuis, puisque j’en aurai cinquante-trois à la fin de l’année. À l’époque, c’était une colère de jeunesse. Elle a duré tout un été. Elle m’a amenée aussi à commettre des actes répréhensibles. Très répréhensibles ! Puis, sans crier gare, elle m’a quittée à la faveur d’une rentrée scolaire. Une nouvelle vie, quelques amitiés, le plaisir d’apprendre, d’être perçue d’une façon positive et elle s’en est allée. Je me suis alors dépêchée d’oublier les actes commis durant ces deux mois d’été. Je compare ma mémoire à une étendue flasque. L’image de sables mouvants s’impose à moi. Je sais à quelle vitesse ils peuvent digérer leur proie et la restituer un beau jour. Je viens de le lire dans le journal : en Brière, un squelette englouti paraît-il depuis quarante-six ans… Les faits qui me reviennent en tête remontent à peu près à cette époque, mais là heureusement, pas de squelettes à l’horizon, ou plutôt si, mais bien rangés, alignés à leur place, dans le cimetière de mon village natal. En ce moment, j’assimile les sables mouvants à tous mes souvenirs douloureux. À la résilience aussi que j’ai entretenue afin de refuser la souffrance. Je me suis laissé guider par la recherche impérative du confort et la négation de cette partie obscure de moi-même que je n’accepte pas. Attention, il ne faut pas se tromper sur l’interprétation de mon analyse. Je rejette la responsabilité de mes actes. Hier comme aujourd’hui, à la racine du mal, il y a forcément les autres. Les vrais coupables, je vous les dénonce : ils sont deux. En premier, les autres, tous les autres, ceux croisés dans l’enfance et qui m’ont renvoyé une image si négative, si brouillée qu’à l’époque je suis devenue obnubilée par le besoin de mettre en pièces, de massacrer ce qui se trouvait à portée de main. Cela n’était évidemment pas toujours faisable, alors, pour me soulager, mon esprit construisait des plans machiavéliques d’une rare minutie et d’une rigueur de métronome. Je n’oublie pas le second coupable, c’est le facteur déclencheur, aggravant : la chaleur. Seules certaines journées d’été, vraiment caniculaires, m’ont ou peuvent m’amener à passer à l’acte. Je ne peux pas supporter cette impression d’étau quand elle s’insère dans les narines en asséchant l’intérieur des muqueuses jusqu’à rendre la poitrine douloureuse. J’ai alors l’impression que mes poumons se consument et que jamais plus je n’éprouverai le bonheur qu’apporte une bonne bouffée d’air frais. Il ne m’en faut pas plus, alors je craque. L’air qui se fige autour de moi avec sa pesanteur, la solitude d’une pièce plongée dans la pénombre, le cerveau saturé de ruminations me poussent à renouer avec la seule méthode qui, dans ma jeunesse, m’a procuré un dérivatif bienfaisant. Malgré ma fatigue, j’essaye de me raisonner. Je ne suis pas idiote. Je suis en colère, pour de multiples bonnes raisons, c’est certain ! Je ne vais pas remettre en cause tout l’équilibre familial, un anonymat tout compte fait respectable et quelques amitiés précaires, simplement parce que je suis frustrée, gorgée de chaleur, de rancunes et autres contrariétés dont je n’arrive plus à relativiser l’importance. Rien ne me garantit l’incroyable impunité dont j’ai pu bénéficier, une fois mes forfaits commis, durant l’été de mes treize ans. Rien ne m’assure non plus que j’ai conservé le savoir-faire de l’époque pour brouiller les pistes et tromper mon monde. C’est peine perdue, je le sais. Ma rage est trop profonde, trop animale. Elle est montée insidieusement, pour mieux me dominer. Je n’y ai pas pris garde. Au contraire, je l’ai nourrie d’éléments secondaires que j’ai dû, en leur temps, réduire à leur juste proportion. Cela me ramène avec insistance à cette idée que mon cerveau n’est qu’un amas d’immondices, de petites choses puantes qui se décomposent pour former en surface un marigot de rancœurs. D’où mon désir et mon besoin de vengeance. Je n’ai pas voulu non plus cette période de solitude, avec pour seule compagnie la présence de Mademoiselle Mimi, ma chatte. De plus, je ne suis en rien responsable de ces quelques jours de canicule que la météo monte en épingle alors qu’elle ne les avait même pas annoncés. Je me tourne et retourne sur le canapé. J’avale quelques gorgées d’eau et je ne lutte plus. Je laisse les souvenirs de mes excès diaboliques remonter à la surface de ma conscience. Je réalise que je n’éprouve aucune honte. Bien au contraire, un certain confort m’envahit alors que les scènes, les images se font plus précises. Toujours cette chaleur horripilante et cette colère qui me taraudent. Je n’arrive plus à faire la différence entre celle d’aujourd’hui et celle d’hier.
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