II-3

2017 Words
— Tu ne te sens pas bien ? Ce n’est quand même pas moi qui te fais peur ? Tu sais, si tu as la conscience tranquille, tu n’as rien à craindre ! Il part dans un rire gras qui me glace. Je réussis à secouer la tête et dans un sursaut de dignité et de colère aussi, je m’oblige à faire meilleure figure et à adopter une attitude presque naturelle. — J’ai besoin de trouver le cantonnier, je sais que ta marraine l’a vu ce matin. Il était avec le médecin chez Monique. Sais-tu où il est allé après ? Nous sommes montés jusqu’au cimetière, mais il n’y est pas ! — Je l’ai entendu dire qu’il devait s’occuper du corbillard pour demain, lui répondis-je. Comme il fait beau, il a sans doute prévu d’utiliser celui tiré par les chevaux. À l’église, sœur Geneviève sortait les ornements. Alors, il est peut-être chez le forgeron. — Dire que je n’y ai même pas pensé ! C’est vrai qu’ils vont sûrement mettre tous les apparats pour lui rendre hommage. Elle a consacré une grande partie de sa vie à la communauté, ils lui doivent bien ça. Et puis, avec cette sacrée chaleur, c’est le moment ou jamais… Tu vois, pas besoin d’avoir peur, je te le dis : quand on a la conscience tranquille, il n’y pas de raison de trembler devant les gendarmes. Dépêche-toi de rentrer te mettre à l’ombre ! Le fourgon s’éloigne et il me faut plusieurs minutes avant de retrouver un souffle régulier. Je regagne l’église, abasourdie. Je me sens très fatiguée. Je dépose le casier plein de ses six bouteilles à la place habituelle et je n’ai qu’une hâte : rentrer à la maison, me coucher et dormir. Hélas ! ma marraine est là, en grande discussion avec sœur Geneviève et la femme du boucher. Elle m’interpelle : — Pour notre Monique, les obsèques sont fixées à onze heures demain. Tu le diras à ta mère. Cet après-midi, j’aurais besoin que tu fasses le tour du bourg pour récupérer des fleurs. Nous préparerons les bouquets en fin de soirée. Tu veux bien t’en charger ? Comment dire non ? Je sens que je recommence à bouillonner intérieurement et que ma fatigue s’envole. Elle va encore réussir à m’embarquer dans tout son cinéma, à m’associer à tout ce rituel que je déteste. Je sais ce que j’aurais dû faire : c’est mettre le feu à l’église, comme ça au moins j’aurais peut-être eu la paix. Je hoche la tête mollement. Elle interprète cela comme un assentiment. De toute manière, elle n’a même pas envisagé l’hypothèse d’un refus. Elle est tout absorbée par l’idée que la cérémonie de demain doit être une manifestation de la puissance et de la solidarité de la communauté à l’égard d’un de ses membres. — Tu sais chez qui tu dois aller, j’ai fait passer le message, tout le monde est tellement retourné. Tu fais cela à partir de seize heures, tu n’en auras pas pour plus d’une heure et après, tu viens me retrouver à la sacristie. Réprimant ma contrariété, je confirme : — Oui, je vais le faire. Maintenant, il faut que je prenne le pain et que je rentre à la maison préparer le repas. — Bien sûr, je compte sur toi ! Elle ne songe même pas à me dire merci. Elle se replonge dans des conciliabules oiseux avec l’autre bigote et sœur Geneviève. Je les quitte sans un mot. Dehors, toujours cette chaleur. Mais je la préfère cent fois à l’humidité moite, à l’odeur de moisissure fade et écœurante de la sacristie. Une odeur d’eau croupie et de salpêtre qui imprègne toute chose et se mélange à celle de la sueur incrustée dans les vêtements sacerdotaux. Les sœurs et les bigotes chargées de veiller à la tenue du curé ne sont pas particulièrement vigilantes sur l’hygiène. Rien d’étonnant à cela, tout rapport avec le corps n’est-il pas péché ? J’en conclus que monsieur le curé peut mariner pendant des lustres dans ses vieilles transpirations. J’achète le pain. Tout le bourg est en émoi. Les conversations s’articulent autour du même sujet. Et tout le monde y va, soit de son apitoiement hypocrite, soit de son hypothèse scabreuse : une cuite un peu plus poussée que les autres. Bref, tout cela ne fait pas avancer le commerce, la boulangerie est pleine, les langues sont plus rapides que les doigts pour sortir les pièces du porte-monnaie. Heureusement, il y a les hommes. Un petit vieux entre autres qui pique sa gueulante. Il en a marre de ces langues de vipère, il s’énerve : — Vous n’avez pas bientôt fini vos simagrées. Elle est morte. Elle va quand même pas continuer à nous emmerder. Moi, je veux mon pain. Tout votre bordel, j’en ai rien à foutre. Quand ce sera mon tour, moi, le curé, les bonnes sœurs et toute la clique, ce ne sera pas la peine de les déranger. Mais là, je veux mon pain et vite… ! Cela jette un froid. Un silence glacial s’installe. Ces dames affichent des mines réprobatrices, mais il faut reconnaître une chose, la vente s’accélère et la file se dissipe en quelques minutes. Je sors, derrière le petit vieux, qui grognasse toujours en serrant sa baguette sous le bras. Il repositionne sa casquette, s’essuie le front et se dirige tout droit vers le café qui fait l’angle de la place. Moi, j’emprunte le chemin de la veille. L’allée bourdonne d’insectes en folie. Je marche tranquillement. Cela me laisse le temps de réaliser à quel point je suis indifférente à l’acte que j’ai commis. Il ne m’appartient plus. Je me suis rendu justice, ou plus précisément, j’ai rendu justice à mon frère. Maintenant, peu m’importe le déroulement des faits. J’ai l’intime conviction que l’idée que la mort de Monique n’est pas complètement naturelle n’effleurera personne. D’ailleurs, comment déterminer l’incidence d’une poignée de sulfate dans un fond de muscadet ? Et puis, qui pourrait avoir l’idée d’envisager qu’elle avalerait une telle mixture sans sourciller. Même si elle ne s’en est sûrement pas rendu compte. Elle était très fragile de l’estomac, un point c’est tout. Et puis, il n’est pas convenable d’évoquer publiquement son penchant pour la bouteille, pourtant il était notoire. Je me sens étrangère à tout cela et, sans état d’âme, j’irai cet après-midi récolter les fleurs pour son enterrement. Je parcours les derniers mètres qui me séparent du chemin du Pâtisseau en sautillant. « Les voies du Seigneur sont impénétrables », ce leitmotiv ne manque pas d’être invoqué à la moindre occasion par ma marraine. Je crois que désormais elle pourra ajouter que celles du ciel le sont aussi. En fin d’après-midi, je me suis acquittée de ma tâche, j’ai collecté les fleurs et j’ai participé à la composition des bouquets. J’ai subi sans broncher les lamentations des bigotes, je n’ai pas pipé mot. Mon silence ne les a pas perturbées et elles ont mélangé avec ardeur le fiel et le miel pour concocter une dernière soupe en l’honneur de Monique. Nous sommes dans la sacristie. Elles mutilent avec entrain les tiges des dahlias blancs, des arums, des hortensias aux grosses têtes joufflues, des glaïeuls trop hauts en tige. Que de blancheur tranchée dans le vif par un sécateur ou un canif vengeur ! La plupart d’entre elles n’aiment pas les fleurs. Une seule prière me monte aux lèvres : « Seigneur, donnez-moi la possibilité de fuir, d’aller à l’autre bout du monde pour échapper à cette atmosphère, aux odeurs écœurantes, aux propos nauséeux ». Heureusement, je suis sans illusion et je reste vissée à ma place à nettoyer les tiges gluantes et poisseuses. Pourtant, je dois le reconnaître, une fois notre tâche terminée et les vases disposés dans l’église, devant chaque statue et au pied de l’autel, ils ajoutent une certaine majesté au lieu. Surtout quand l’harmonium se met à résonner, emplissant l’endroit d’un son emphatique qui frise parfois la fausse note. Sœur Agnès s’entraîne pour demain. Elle s’y adonne avec énergie et je ne sais si ce sont ses mains, ses pieds ou ses oreilles, mais elle a vraiment du mal à restituer de l’harmonie. Il est vrai qu’elle compense par le dynamisme qu’elle met dans sa pratique. Une manière de se défouler sans doute, c’est la plus jeune de la communauté. Pour en revenir au ciel, j’ai la surprise de constater à ma sortie de l’église qu’il est d’un blanc laiteux. Il fait toujours aussi chaud, mais j’ai l’impression qu’un voile de coton enveloppe le village. Par intermittences, des grondements sourds transpercent dans le lointain, s’y ajoutent les bruits de la campagne qui s’agite sous la menace. Les tracteurs traversent le bourg à toute vitesse, les dernières meules de foin sont enfourchées et brandies de façon provocante vers ce ciel opalescent que l’on a du mal à fixer. Même les insectes sont énervés et je les sens menaçants quand j’emprunte le sentier que j’aime tant pour regagner la maison. Mais je ne m’attarde pas à cette sensation, une seule m’importe. Je suis libre, j’en ai fini de subir ces vieilles toupies. Ma marraine a daigné me manifester sa reconnaissance par un compliment dont elle seule a l’art et la manière : — C’est bien, ma petite, tu deviens moins maladroite et plus constante dans l’exécution d’un travail. Peut-être réussira-t-on à faire quelque chose de toi, si tu persévères… Heureusement que je n’ai pas exprimé tout haut le fond de ma pensée, et tout, et tout… Les autres dodelinent de la tête en signe d’assentiment et sur leurs faces grimaçantes s’affiche à l’évidence ce qu’elles considèrent comme un sourire d’encouragement. À désespérer de la nature humaine, moi je vous le dis ! Enfin, je suis dehors et je presse le pas. Je ne réalise pas tout de suite que ce ciel laiteux annonce sans doute un changement de temps. Et qu’un changement de temps peut transformer certaines cérémonies en véritables débâcles. Je suis fatiguée, mes parents aussi. Ce soir n’est pas jour de veille, pas d’« Intervilles » au programme. Je sens que je vais dormir bercée par les grondements qui résonnent au loin, au-delà des limites du village. Mon père déclare : — Il ne va pas franchir la Sèvre. C’est de l’autre côté qu’ils vont tout prendre. Je n’aime pas ce ciel blanchâtre, ça, pour demain, ça n’annonce rien de bon. Y en a qui ont du souci à se faire pour leurs vendanges. Il nous faut de la flotte, ça c’est sûr, mais là, c’est pas du bon… Maman hausse les épaules, ferme les volets. Moi, je suis déjà dans mon lit, bien enroulée dans les draps boulochés et je m’endors. La sonnerie du réveil me vrille les oreilles. Maman ne veut pas que je rate les obsèques. Je suis censée la représenter aux côtés de marraine. Je me réveille barbouillée. Je garde le souvenir d’une nuit pénible, agitée, entrecoupée de bruits menaçants qui n’ont pas réussi à m’arracher complètement au sommeil. La chaleur orageuse est rentrée dans la maison et je me précipite pour ouvrir la porte de ma chambre et bénéficier d’un peu de fraîcheur. Mauvais calcul ! Il fait encore plus lourd dehors. La terre est sèche et il n’y a pas le moindre souffle d’air. Le ciel est d’un blanc tirant sur le gris, très bas et très oppressant. Autour de moi, la nature est figée comme dans l’attente de quelque chose de redoutable. Les fleurs de nos plates-b****s affichent triste mine, elles piquent du nez, ce qui est anormal en début de matinée. Je jette un coup d’œil au réveil, me prépare une tasse de thé et enfile une robe légère, mais discrète. J’attrape un gilet pour ne pas avoir les épaules nues dans l’église. Il faut que je fasse bonne figure aux obsèques. Je viens juste de fermer la porte quand le glas se met à sonner. Je précipite le pas et arrive à temps pour me placer à côté de ma marraine. Elle me fait un signe de tête. Toutes ces chères dames, réputées amies de la défunte, se regroupent et précédées des bonnes sœurs commencent la descente solennelle vers la maison de Monique. Tout le bourg participe en arrêtant un instant son activité. Les commerçants sont sur le pas de leur porte en compagnie de quelques clientes qui attendent que ce début de cortège soit passé pour prendre la file. Sûrement par étourderie, quelques hommes, la casquette à la main, arrivés à la hauteur du café se séparent de leurs femmes et s’engouffrent dans ce lieu emblématique de perdition, mais beaucoup plus convivial. Je ralentis le pas et laisse marraine prendre de l’avance. L’essentiel est qu’elle m’ait vue. Maintenant, elle est toute préoccupée à faire bonne figure, à imposer sa prestance et à rester en tête, juste derrière les bonnes sœurs. Malgré la chaleur elle arbore sa sempiternelle gabardine bleue qui lui arrive à mi-mollet. Elle n’a pas oublié la poudre de riz qui fait ressortir le bleu de ses yeux, mais donne à son teint une blancheur qui n’est sûrement pas loin d’égaler à cette heure celle de Monique. Elle a fixé sur ses cheveux strictement maintenus par des épingles « neige » une coque de feutrine bleu marine dont l’épingle à chapeau peut tenir tête aux éléments les plus intrépides. Pourtant, marraine est bien loin d’envisager le dérapage imprévisible qui va se produire durant les obsèques et faire date dans les mémoires de toute l’assistance.
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