Chapitre 2

1431 Words
Amaya la laissa vider ce qu’elle n’avait jamais osé dire à voix haute. — Et je sais qu’il voit quelqu’un. Peut-être plusieurs. Mais je n’ai aucune preuve. Il change de téléphone. Il rentre tard. Il efface ses messages. Et moi… je fais semblant de dormir. Amaya pencha la tête, ses yeux sombres accrochés à ceux de Giulia. — Vous n’êtes pas là parce que vous êtes invisible. Vous êtes là parce que vous êtes en train de réapparaître. Et ça fait peur. Giulia ne répondit pas. Mais elle cligna lentement des yeux, comme si quelque chose, au fond, venait de céder. — On va commencer doucement, poursuivit Amaya. Je ne suis pas là pour sauver votre mariage. Je suis là pour vous aider à retrouver celle que vous étiez avant de devenir l’épouse de Lorenzo Moretti. Elle écrivit un mot sur une feuille blanche, le plia, le tendit à Giulia. — Voici votre premier exercice. Ne l’ouvrez pas tout de suite. Ouvrez-le demain matin. Seule. Avec un café. Et l’envie d’être sincère. La séance prit fin dans le calme. Giulia remercia avec discrétion, ses talons claquant moins fort qu’à l’entrée. Lorsque la porte se referma, Amaya resta un instant immobile. Elle avait entendu ce nom. Lorenzo Moretti. Un nom qui résonnait à Rome comme un empire. Un magnat de l’immobilier, connu pour ses manières impeccables et ses maîtresses bien gardées. Ce nom allait revenir. Mais pour l’instant, elle n’était qu’avec sa femme. Et c’était tout ce qui comptait. Amaya resta quelques secondes debout, immobile, les bras croisés contre elle-même. Elle souffla doucement, comme pour évacuer l’écho de cette présence fragile mais tendue. Une cliente parmi d’autres. Une histoire de plus. Elle en avait vu des dizaines comme celle-là. Rien d’exceptionnel. Rien qui mériterait qu’elle y consacre ses pensées plus longtemps que nécessaire. Elle éteignit les lumières, ferma les volets, passa un dernier coup d’œil sur son bureau, puis quitta le cabinet. Dehors, la ville glissait lentement vers la nuit. Les pavés renvoyaient la lumière dorée des lampadaires. Amaya marcha sans se presser, son sac à l’épaule, ses pensées flottant quelque part entre fatigue et apaisement. Une journée de plus. Une femme de plus. Mais elle ne s’en plaignait pas. C’était sa mission. Son choix. En arrivant chez elle, elle laissa tomber ses talons dans l’entrée, déboutonna lentement sa chemise, noua ses cheveux en un chignon lâche. Elle traversa le salon en silence, comme si elle n’avait pas besoin de se parler à elle-même ce soir. Dans la salle de bain, elle laissa l’eau chaude couler longuement avant d’y entrer. Elle se lava sans empressement, sans rituel. Juste l’envie de se délester de tout ce que les autres avaient déposé sur ses épaules aujourd’hui. Puis elle enfila un peignoir, s’arrêta dans la cuisine, se versa un fond de vin rouge, et regagna sa chambre. Le lit n’était pas encore défait. Tout était à sa place. Calme. Intact. Elle se glissa entre les draps, posa son verre à côté de la lampe, et ferma les yeux. Ce soir, elle ne voulait penser à rien. Ni à ses clientes, ni à ses soupçons. Encore moins à l’homme qu’elle avait mentionné. Cette histoire n’était pas la sienne. Et elle ne se laisserait pas happer. Elle n’avait pas besoin de drames étrangers. Sa propre vie suffisait largement. Alors elle s’endormit. Sans bruit. Sans questions. Et surtout, sans attaches. ● Propriété Moretti Le lendemain matin, à 6h47, Giulia était déjà installée dans la cuisine baignée d’un calme irréel. La machine à café, intégrée au mur, murmurait doucement. Les enfants dormaient encore à l’étage, et les rideaux de lin laissaient filtrer une lumière pâle, hésitante, comme si le soleil lui-même se retenait d’entrer. Elle n’avait rien préparé, bien sûr. C’était la gouvernante qui avait disposé sa tasse préférée, une assiette de petits sablés encore tièdes. Mais c’était Giulia qui avait laissé là ce papier, plié en deux, posé juste à côté. Elle n’y touchait pas. Elle le regardait, encore et encore. Il semblait presque vivant. Comme une promesse. Ou une menace. Dans la pièce attenante, la porte du bureau se referma dans un souffle feutré. Leonardo venait d’éteindre les lumières. Il y avait passé la nuit, seul, à quelques mètres d’elle, sans un mot. Elle tendit l’oreille. Des pas sur le marbre. Puis le silence. Il montait à l’étage. Quelques secondes plus tard, un froissement de draps. Il s’était recouché. Comme si de rien n’était. Quant à Sofia, il suffisait qu’elle sente un changement dans l’air pour bondir hors du lit. Mais pas ce matin. Pas encore. Giulia prit une inspiration. Puis une autre. Enfin, elle déplia le mot. "Écrivez dix phrases commençant par : Je suis." Elle resta figée. Dix ? Ce n’était pas un questionnaire. Ce n’était pas une devinette. C’était brut. Direct. Elle saisit un stylo. Un vieux Montblanc de Lorenzo qu’elle gardait toujours dans un tiroir, comme un reliquat de prestige. Sa main trembla à la première ligne. Je suis… fatiguée. Elle inspira. Une fois de plus. Je suis la mère de Leonardo et Sofia. Je suis une femme qui se tait trop souvent. Je suis habillée comme on décore une vitrine. Je suis celle qu’on salue mais qu’on n’écoute pas. Je suis le silence autour de la table du soir. Je suis une épouse bien rangée dans un agenda. Je suis en train de glisser. Je suis seule, même entourée. Je suis… en colère. La dernière phrase s’échappa sans qu’elle la voie venir. Elle la fixa un long moment. En colère. Pas triste. Pas résignée. En colère. Un bruit dans le couloir la fit sursauter. Des petits pas. Des pieds nus. Sofia entra, les cheveux emmêlés, les yeux encore gonflés de sommeil. — Mamma ? Pourquoi tu pleures ? Giulia essuya ses joues sans s’en rendre compte. Elle sourit. Un sourire léger, fragile. — Je ne pleure pas, mon amour. Je me réveille. Sofia grimpa sur ses genoux sans poser d’autre question. Elle attrapa un sablé, l’émietta partout, puis se cala contre elle comme si le monde n’était jamais en désordre. Giulia serra sa fille contre elle. Très fort. Comme un point d’ancrage. Et dans sa tête, une seule pensée revenait, insistante. Il faut que je change. Ou je vais disparaître pour de bon. La journée avait avancé comme un ballet bien rodé. Nounous, chauffeur, femmes de ménage. La villa tournait sans elle. Elle y était reine, disait-on. Mais une reine de porcelaine. Leonardo était parti à l’école avec son cartable griffé et sa coupe parfaite. Sofia, elle, avait fini par rire en voyant le mascara de sa mère couler légèrement. Giulia l’avait laissée l’enduire de rouge à lèvres pour “jouer aux grandes”. Elle n’en avait plus rien à faire, ce matin-là, du paraître. Quand la maison fut vide, elle remonta à l’étage. Dans le dressing, tout sentait la lavande et la discipline. Des dizaines de tenues parfaitement alignées. Des chaussures qui ne touchaient même pas le sol. Elle ôta son chemisier, resta un moment en soutien-gorge devant le miroir central. Ses yeux ne tremblaient plus. Ils cherchaient quelque chose. Elle appuya sur un petit bouton dissimulé sur le côté du meuble. Un compartiment secret s’ouvrit. À l’intérieur, un double fond contenant une enveloppe noire. Elle l’ouvrit. Un passeport. Une carte bancaire. Un téléphone jamais utilisé. C’était son assurance. Celle qu’elle avait constituée au fil des années, sans y croire. Juste au cas où. Elle referma tout, rangea l’enveloppe, remit le bouton en place. Pas encore. Mais bientôt. Vers midi, elle reçut un message de Lorenzo. Trois mots. "Ce soir, gala. Prépare-toi." Aucune formule. Aucun cœur. Pas même un prénom. Elle soupira. Bien sûr. Le gala annuel des promoteurs de la Via Appia. Du champagne, des flashs, des gens trop bronzés et des maîtresses maquillées comme des trophées. Elle savait comment ça finirait : une main dans le dos pour les photos, un silence à la table, puis une disparition discrète de son mari au bras d’une autre. Mais cette fois, elle n’était plus la même. Quelque chose avait basculé. Elle ouvrit le tiroir de ses bijoux. Posa sa main sur une parure de diamants, offerte il y a deux ans lors d’un voyage à Dubaï. Puis la repoussa. Non. Ce soir, elle ne serait pas brillante. Elle serait vraie. Elle choisit une robe noire, simple, cintrée. Aucune marque apparente. Aucun cri. Juste une ligne pure. Des escarpins sobres. Un regard dur. Quand la maquilleuse arriva, Giulia lui demanda : — Pas trop. Laisse-moi les cernes. Je veux qu’on les voie. La femme hésita. Giulia insista d’un regard. À suivre
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