Chapitre Un
J’entends l’horrible sonnette.
À travers mes paupières encore fermées, je sens les rayons du soleil qui se déversent par la fenêtre. Bien que j’aie l’impression de m’être couchée à l’instant, c’est déjà le matin.
La personne à la porte n’est pas aussi déraisonnable que je le croyais.
— Felix ! crié-je en gardant les yeux fermés. Peux-tu aller ouvrir ?
— Il est parti travailler, affirme Fluffster dans ma tête.
J’entends presque ce qu’il semble vouloir ajouter : « contrairement à quelqu’un d’autre ».
— Et toi ? dis-je en tirant la couverture au-dessus de ma tête. Peux-tu y aller ?
— Moi ?
La confusion vient remplacer la condescendance de Fluffster.
— Je ne peux pas ouvrir la porte avec mes pattes minuscules.
Nous savons tous les deux que ses « pattes minuscules » peuvent se transformer en griffes géantes qui dépècent et tuent, mais je n’argumente pas. À la place, j’ouvre les yeux à contrecœur et je baisse la couverture.
Oui, il fait jour.
En grommelant, je me lève, enfile une robe de chambre, enjambe Fluffster et me traîne jusqu’à l’entrée.
Pendant que je marche, la raison de mon état vaseux m’apparaît.
Malgré mes espoirs, mon sommeil n’a pas été sans rêves. J’ai fait des cauchemars au sujet de gangsters dont les esprits étaient contrôlés et qui essayaient de me tuer. Pire, certains rêves faisaient apparaître mon patron et moi dans des positions compromettantes… et je ne parle pas de notre portefeuille d’actions.
— Qui est-ce ? lancé-je à la porte d’une voix rauque.
— C’est Rose.
Le judas confirme l’exactitude de cette affirmation, alors je lui ouvre.
— Quelle heure est-il ? demandé-je en me frottant les yeux.
— Oh, pardon, s’excuse ma voisine âgée en battant ses cils couverts d’une épaisse couche de mascara. T’ai-je réveillée ?
— Il est huit heures, indique Fluffster, sans doute dans nos deux esprits. Sasha va être en retard au travail.
Zut. Avec tout ce qui est arrivé, j’ai complètement oublié de régler mon réveil.
— Nero va me tuer. Je vais être en retard pour mon premier jour de reprise.
— Oh.
Rose semble très déçue.
— Je voulais te demander quelque chose…
L’adrénaline chasse mon sommeil.
— Que se passe-t-il ? Est-il arrivé quelque chose ?
— Non, rien de ce genre.
Elle me jette un regard coupable avant d’observer Fluffster.
— Que dirais-tu de passer chez moi avant de partir au travail, je t’offrirai le petit déjeuner ? suggère-t-elle. Tu as besoin de te nourrir correctement.
Je me mords la lèvre, ayant conscience de l’heure.
— Je sais qu’il n’existe rien de tel qu’un petit déjeuner gratuit.
— Tu donnes l’impression que je suis vraiment machiavélique, dit-elle en gloussant. Je voulais simplement te demander une toute petite faveur.
— Très bien. J’arrive dans une minute.
Il faut bien que je mange.
Elle s’éloigne d’un pas traînant et je ferme la porte.
— Que veut-elle te demander, à ton avis ? m’interroge Fluffster lorsque je me dirige vers la salle de bains pour me préparer.
— Je n’en ai aucune idée. Quoi qu’il en soit, j’espère que ce sera rapide.
Je ferme la porte avant que Fluffster puisse entrer, puis je me prépare. Je finis en m’aspergeant de l’eau glacée sur le visage.
Je suis réveillée maintenant, mais profondément déçue.
J’avais espéré qu’une bonne nuit de sommeil clarifierait les événements de la veille, mais me voilà le matin et il n’y a toujours rien de compréhensible, particulièrement ce b****r…
— Alors, qu’est-il arrivé après ton départ ? demande Fluffster lorsque je me rends dans ma chambre.
— Felix ne te l’a pas dit ?
Je commence à m’habiller.
— Si. Mais il a également expliqué que tu lui avais raccroché au nez, alors je me demandais si…
— Il n’est pas arrivé grand-chose après ça, lui mens-je. Je suis sortie de là-bas et je suis rentrée.
Le chinchilla incline la tête d’un air étrangement humain.
— Eh bien… je suis là si jamais tu veux en parler.
Le message mental de Fluffster paraît-il particulièrement sage dans mon esprit, ou bien est-ce mon imagination ?
— Merci.
Bien sûr, je n’ai pas l’intention de discuter du b****r de Nero avec mon domovoi poilu.
Ni avec Felix.
Ni avec qui que ce soit, en réalité.
Je suppose que je peux m’imaginer en parler à Ariel si elle existe vraiment, mais elle est en cure de désintoxication pour son addiction au sang de vampire et elle ne me parlera pas avant un moment.
Je soupire. Ariel me manque déjà et je m’inquiète encore beaucoup pour elle, même si elle reçoit enfin l’aide dont elle a besoin.
Cependant, la culpabilité est bien ce qu’il y a de pire. Elle se cache juste sous la surface de mon esprit, prête à m’étouffer… comme Ariel a failli m’étrangler quand elle était sous le contrôle de Baba Yaga.
En secouant la tête, je me regarde dans le miroir et fronce les sourcils.
Logique.
Parce que j’ai fonctionné purement sur pilote automatique, j’ai enfilé mon pantalon en cuir, mes bracelets noirs, la veste en vinyle noir et le reste de ma tenue du restaurant.
Et alors ?
Quand Nero a si brutalement négocié mon retour, il n’a pas pris la peine de spécifier un code vestimentaire : je peux donc porter ce que je veux, même si j’ai l’air de me rendre en boîte de nuit gothique plutôt qu’au fonds d’investissement.
Je me précipite hors de la chambre, m’arrête près de la porte afin d’enfiler mes bottes coquées, puis je me rends chez Rose.
Elle ouvre la porte avant que j’appuie sur la sonnette et elle me fait un grand sourire.
— Entre, s’exclame-t-elle en me conduisant à la cuisine.
Mon estomac gargouille lorsque je sens les muffins fraîchement cuits et le thé au jasmin.
— Assieds-toi. Mange, dit Rose en indiquant le bout de la table, où elle a installé mon petit déjeuner.
— Je dois faire vite.
Je regarde son horloge murale et grimace.
— Nero n’aime pas que l’on soit en retard.
— Je suis certaine qu’il préfère t’affronter quand tu as mangé, plaisante Rose dont le sourire atteint les coins de ses yeux. Sinon, c’est lui que tu pourrais manger.
Je lutte pour ne pas rougir.
— Je ne sais pas ce que tu essaies de sous-entendre.
Je souffle sur mon thé d’un air aussi nonchalant que possible.
— D’accord, raconte-moi ce qui est arrivé après que Vlad vous a conduits à Gomorrah.
C’est donc ce que je fais. Je lui explique que j’ai espionné Nero et que j’ai trouvé un ancien contrat russe entre mon patron et l’homme qui se révèle être mon père biologique : Grigori Raspoutine. Lorsque Rose écarquille les yeux, je raconte comment Nero a rempli sa part du contrat en me surveillant toute ma vie et en interférant quand il estimait que c’était nécessaire. Je m’arrête juste avant de révéler le b****r, mais la façon dont elle bouge les sourcils quand j’explique qu’il m’a surpris avec le dossier dans les mains me pousse à me demander si elle a deviné.
— Ton anniversaire n’est donc pas en été ? demande-t-elle lorsque j’arrête de parler.
Je m’étrangle presque avec mon thé.
— C’est ça que tu retiens de tout ce que j’ai raconté ? Pas le fait que j’ai plus de cent ans, en quelque sorte ? Ou ce que Nero a fait ? Parmi un million d’autres choses, tu t’inquiètes de mon anniversaire ?
— J’ai besoin de savoir à quel moment je dois trouver ton cadeau, se justifie Rose avec des yeux pétillants. Les cadeaux, c’est important.
— Je vais continuer à fêter mon anniversaire en été, dis-je en luttant pour ne pas lever les yeux au ciel. Ça marque le jour où mes parents adoptifs m’ont trouvée à l’aéroport, et je ne vois aucune raison de ne pas le fêter comme je l’ai toujours fait.
— Merveilleux, répond Rose. C’est noté dans mon calendrier.
Je mords dans mon délicieux muffin aux myrtilles et sirote plus de thé.
Elle reste assise là, à me regarder.
— Tu n’es pas outrée par le comportement de Nero ? Tu ne penses pas que c’est incroyable qu’il…
— Le mauvais comportement de Nero est la raison pour laquelle tu es en vie… et Vlad aussi, me coupe-t-elle d’un ton maintenant plus sombre. Contrairement à toi, j’ai pour habitude de suivre l’adage « à cheval donné, on ne regarde pas les dents ».
— Eh bien, je te cède ce cheval avec plaisir, grommelé-je avant de me dépêcher de terminer mon muffin pour pouvoir partir.
Clairement, Rose ne comprend pas la perversité de la situation.
— J’ai mon propre cheval merveilleux que je peux chevaucher à loisir, merci beaucoup, rétorque Rose d’un ton pince-sans-rire. En outre, je suis certaine que tu ne penses pas ce que tu dis. Je doute que tu veuilles qu’une autre femme monte ce…
— Je suis en retard.
Le visage brûlant, je me lève d’un bond.
— Quelle était cette minuscule faveur que tu voulais ?
— Attends. S’il te plaît, ne t’enfuis pas ainsi.
Je me rassois en imputant mentalement mon impolitesse à Nero.
— Je suis désolée de t’avoir contrariée, s’excuse Rose lorsque je reprends ma tasse de thé. C’est juste que j’ai vu la façon dont Nero te regardait quand il t’a plongée dans ce sommeil réparateur, hier.
— Bien sûr. Comme Picsou regarde sa piscine de pièces d’or.
— La façon dont tu parles de lui te trahit, tu sais. Tu le désires, mais tu penses qu’il n’est pas approprié, alors tu ne veux pas lui laisser une chance.
Je me surprends à serrer la tasse avec tant de force que je suis étonnée qu’elle ne se casse pas.
— Tu n’as raison que sur une seule chose : ce scénario atroce serait vraiment inapproprié.
Les yeux bleus de Rose prennent un air lointain.
— Oh, mon enfant, je comprends ta situation bien plus que tu ne le penses.
— Ah bon ?
— Bien sûr.
Rose fixe la nappe comme si elle cherchait à connaître sa densité de tissage.
— Moi aussi, je me trouve dans une relation qui est la définition même de ce qui est inapproprié, et quand elle a commencé, j’étais dans le déni, comme toi, et sans doute pour les mêmes raisons.
J’ai très envie de crier qu’il n’y a pas de « relation » entre Nero et moi. Je veux également quitter la pièce et claquer la porte derrière moi, comme une adolescente. Cependant, je ne m’autorise pas à réagir ainsi. Rose parle enfin du mystère autour de sa relation avec Vlad, et je suis trop curieuse pour l’arrêter.
Je hausse légèrement les sourcils en restant silencieuse.
Cela ressemble peut-être à un tic nerveux.
— En théorie, l’espérance de vie de mon aimé est infinie, commence Rose doucement. Et de mon côté, il ne me reste que quelques décennies à vivre.
Je retiens ma respiration de peur que mon souffle la fasse taire.
— Nous n’avons jamais pu avoir d’enfant, et je voulais si désespérément une fille…
Elle continue à fixer la table comme si c’était un écran de cinéma affichant les images de sa longue vie.
— Son sang a le même effet sur moi que celui de Gaius sur Ariel, poursuit-elle d’une voix encore plus douce. Nous devons toujours faire extrêmement attention.
Incapable de retenir ma respiration plus longtemps, je laisse l’air s’échapper de mes poumons.
Ce bruit à peine audible ou bien un quelconque souvenir semble tirer Rose de son étrange rêverie. En levant la tête, elle surprend mon regard et fait une grimace.
— Je suppose que c’est une façon un peu élaborée de dire que quelles que soient les circonstances, cela vaut toujours la peine d’avoir de l’amour dans sa vie.
— Je ne vais pas contredire ça. Je reconnaîtrais ma chance si je trouvais quelqu’un d’aussi important pour moi que Vlad l’est pour toi. J’insiste sur le si.
Elle sourit, puis jette un regard gêné à l’horloge.
— Je vais te mettre en retard. Veux-tu que j’emballe un muffin que tu pourras manger en route ?
— Merci, avec plaisir.
Je finis mon thé pendant qu’elle se lève, qu’elle marche lentement vers le four et sort un muffin.
— Alors, au sujet de ce service, reprend-elle en emballant le gâteau. Vlad aimerait que l’on reprenne quelques vacances…
— C’est super, dis-je en me levant. Vous avez raison d’en profiter.
— Oui, mais voilà…
Elle me tend le sac en papier sans me regarder dans les yeux.
— Luci est très stressée par nos vacances. Et elle était tellement à l’aise chez toi hier. J’espérais que…
— Tu veux que je garde ta créature infernale ?
— Elle est déjà dans son panier, répond Rose, sur la défensive. Et elle a été lavée.
J’inspire profondément.
Rose mérite des vacances. Vlad également. Après la façon dont il a risqué sa vie pour nous hier, je pourrais même accepter de faire prendre un bain à ce chat. Sans même porter de tenue de protection.
— Où est-elle ? m’enquiers-je, résignée.
Rose me conduit au salon et soulève le panier. Lucifer dort dedans avec un air d’ange félin. Soit Rose l’a droguée, soit Vlad l’a ensorcelée… si ça fonctionne sur les chats ou les démons.
Ne souhaitant pas perdre un membre, je soulève la caisse avec précaution et la rapporte dans mon appartement. Rose me suit.
— Ne tue pas le chat, lancé-je à Fluffster lorsqu’il fixe la cage d’un air stupéfait.
— Une autre bouche à nourrir ?
Le chinchilla regarde Rose d’un air indigné.
— Je vais apporter sa nourriture et ses jouets, lui explique Rose. Sasha, tu devrais te dépêcher. Nero t’attend.
Elle m’adresse un clin d’œil et je lutte pour ne pas lever les yeux au ciel.
— Merci. Profite de tes vacances.
— Promis, répond Rose avant de retourner chez elle pour récupérer les affaires du chat.
L’ascenseur est toujours cassé depuis que j’ai foncé dedans en voiture, alors je prends les escaliers.
Lorsque je monte dans le taxi, je sors mon muffin et commence à le manger.
Non.
La nourriture ne fait rien pour disperser les papillons affamés qui semblent s’être installés au creux de mon ventre.
Vraiment ? Suis-je inquiète à l’idée de l’affronter ?
C’est vraiment bête.
Pourtant, l’angoisse augmente à mesure que nous approchons du travail. Des questions tournent dans ma tête, des questions de plus en plus difficiles.
Comment dois-je agir lorsque nous nous verrons ?
Dois-je faire semblant que le b****r n’a jamais eu lieu ?
Je devrais y arriver, mais ce serait comme se tenir au milieu des décombres de sa maison en niant qu’une tornade l’a détruite.
Avalant un autre morceau de muffin, je rejoue la fin de notre rencontre de la veille dans ma tête. Je surprends alors mes doigts sur mes lèvres et retire mes mains traîtresses.
Une pensée me ronge.
Embrasser le véritable Nero n’était pas du tout comme mon expérience avec Kit qui faisait semblant d’être lui. Avec le faux Nero, je me souvenais qu’il était mon patron, et je savais tout le temps qu’une liaison entre nous était impossible.
Ce n’était pas le cas dans la vraie situation.
C’était comme si mon cerveau s’était mis sur pause et avait laissé les commandes de mon corps à mes hormones – alors que l’aspect patron/mentor n’est que la pointe de l’iceberg des raisons qui font que c’est inapproprié.
Nero est assez vieux pour être un ancêtre éloigné, si l’on ne compte pas mon étrange naissance d’il y a un siècle… et il m’a vue grandir. Est-ce que ça n’en fait pas un genre de Humbert de Lolita ?
D’un autre côté, j’ai la vingtaine.
Une seconde, suis-je en train de le défendre ? Ai-je été ensorcelée par les paroles de Rose, ou bien ce b****r m’a-t-il causé des dégâts permanents au cerveau ?
— Nous y sommes, annonce le chauffeur de taxi en me tirant de mes pensées confuses.
Je le paie, fourre le restant du muffin dans ma bouche et pique un sprint jusqu’aux ascenseurs.
En arrivant à mon étage, je hoche la tête en direction de quelques collègues, dont la plupart me regardent bizarrement, et je me dirige vers mon bureau.
Sauf que mon bureau a disparu. Et pas seulement mon bureau. Ma chaise, mon ordinateur… tout est parti.
À la place, il y a un mot écrit à la main, ce qui est étrange dans ce bureau sans papier. Il est posé au milieu du sol maintenant vide. L’écriture impeccable est sublimée par des traits virils :
Viens me voir quand tu arrives.
-Nero