Prologue

2451 Words
Treize ans plus tôt : — Suis le mouvement, ce n'est pas compliqué. Cabriole, changement de pied, saut de chat... Parfait. Et on enchaine avec un déboulet, dégagé, piqué, plié, piqué, plié et retiré... Faisant le cent pas dans la grande pièce servant de salle de danse, Madame Anne Roubani battait la mesure avec sa canne en bois ébène. La petite fille à qui elle enseignait la danse classique savait que si elle faisait un seul faux-pas, elle risquait de goûter à cette canne. Étant issue d'une famille aristocratique, elle devait se montrer exemplaire et faire ce qu'on attendait d'elle en agissant telle une princesse. Cela commençait bien-sûr par des cours de ballet. Dans sa chambre, d'innombrables trophées siégeaient aux côtés de ses poupées. Des trophées qu'elle avait lutté pour avoir, tout ça pour faire plaisir à sa mère. Mais elle n'était pas heureuse. Elle, elle voulait être joueuse de polo, exactement comme Christos son frère qui allait fêter son dix-huitième anniversaire demain. Elle voulait s'habiller comme ces joueurs de renoms qui figuraient sur les poster accrochés aux murs de la chambre de Christos. Elle voulait déambuler dans la boue sur le dos de Danaë son petit poney tout blanc. Un bruit attira son attention vers la grande fenêtre vitrée. Dehors Christos se chamaillait gentiment avec ses amis. Ils allaient sûrement partir jouer d'ici peu et sans elle, bouda la gamine avant de rater son mouvement d'entrechat. — Reste concentrée Érika ! Ce n'est pas avec ces erreurs que tu entreras au grand conservatoire de danse classique de Paris. Recommence. — Oui Madame Roubani, pardon. La gamine reprit sa position initiale et se remit à travailler la barre. Cet long rail arrondi, horizontal et fixé au mur était devenu son cauchemar. Le conservatoire de Paris... Sa mère voulait l'y envoyer mais ce n'était pas le désir d'Érika. Comment faire comprendre cela à ses parents sans en subir les conséquences ? Pour le moment elle n'était qu'une petite fille de dix ans que personne ne prenait au sérieux. Bien au contraire, on la prenait pour une gamine pourrie gâtée. Trente minutes plus tard, le cours se termina pour le plus grand bonheur d'Érika. Elle allait enfin pouvoir s'adonner à sa passion. — Je ne te félicite pas car aujourd'hui tu étais une vraie tête en l'air. Tu as intérêt à me bucher par cœur les pas et figures que je t'ai enseignés cette semaine. Travaille correctement tes arabesques et échappés. Érika soupira un faible "oui Madame Roubani !" puis s'assit au sol pour enlever ses chaussons de danse. Une fois sa prof de danse classique partie, elle courut jusqu'à sa chambre décorée dans les tons rose et or. Elle enleva son étouffant justaucorps blanc et son tutu ridiculement pailleté avant de mettre un Tee-shirt jaune basique et un jean confortable. Elle détacha ses cheveux bouclés emprisonnés dans un chignon bun puis se précipita dans le jardin en sautillant. Son frère ne s'y trouvait plus. Priant pour que celui-ci ne soit pas déjà parti, elle se rendit aux écuries. Ils habitaient à la campagne et leur propriété faisait plusieurs hectares, ce qui leur permettait d'avoir un pré servant à la fois de pâturage et de terrain de jeu. Étant un ancien joueur de polo, leur père avait tenu à transmettre son savoir faire à Christos. Cela attisait la jalousie d'Érika. Pourquoi lui il avait le droit d'apprendre et pas elle? Quand elle sera grande, elle leur prouvera à tous de quoi elle est capable, se promit-elle farouchement. Elle trouva son frère dans l'enclos. Il était entrain de seller son cheval. Ses amis étaient déjà apprêtés et faisaient trotter les leurs. Ils ricanèrent en voyant la petite fille courir désespérément jusqu'à eux. Christos ne la défendit même pas comme l'aurait fait un frère protecteur. Encouragés par son silence, certains lancèrent des piques à Érika. Seul Dimitri ne se moqua pas. Érika le connaissait depuis toujours et il était toujours gentil avec elle, pas comme les sept autres idiots dont Christos. Dimitri était de loin le plus beau, le plus sympathique et le plus intelligent de tous. En plus c'était un vrai prince, exactement comme ceux qu'on voyait dans les contes de fées. Érika aimait rêvasser à propos de ce détail. Elle était secrètement amoureuse de lui et le voyait un peu comme son idole mais Christos prenait un malin plaisir à l'humilier devant Dimitri. — Que fais-tu là Érika? — Je peux venir ? supplia-t-elle avec une petite voix plaintif et essoufflée. S'il-te-plaît, s'il-te-plaît, s'il-te-plaît ! — On en a déjà parlé et c'est non. — Chris allez ! — Retourne à la maison et va jouer à la poupée s'il le faut mais par pitié, fiche-moi la paix, râla son aîné avant de monter sur le dos de Pégase. Têtue et nullement impressionnée par la taille du cheval de son frère, elle lui barra le passage en croisant obstinément les bras et en faisant la moue. Chris était sur le point de perdre patience. Il aimait sa petite sœur mais parfois il aurait préféré être enfant unique plutôt que de devoir supporter de tels caprices. — Hors de mon chemin. — Laisse-la venir avec nous. Je suis sûr qu'elle va juste s'asseoir sagement pour nous regarder faire, intervint Dimitri en prenant sa défense. Elle pourra peut-être nous servir d'arbitre. — Ne te mêle pas de ça Dimi. Son ami haussa les épaules avant de suivre les autres qui avaient déjà pris la route menant au terrain de jeu. En la dépassant, il lui lança un sourire contrit. — Désolé Érika, j'ai essayé. Peut-être une prochaine fois. Puis il partit au galop. — Christos emmène moi avec toi ! Pourquoi tu refuses de me laisser jouer ?! — Père et mère ne veulent pas te voir jouer a ce jeu de grand. Si ton désir c'est de monter à cheval, va t'amuser avec ton poney, fit-il blasé et en la toisant du haut de sa monture. — Je veux juste que tu m'apprennes à jouer au polo ! On ne le dira pas aux parents. En plus, je sais déjà monter à cheval et- — Tu ne sais pas monter à cheval, tu sais monter les petits poneys inoffensifs. Nuance. Le polo est un sport d'homme, ça se pratique avec de vrais chevaux, rétorqua-t-il d'un air macho. Les korítsia (fillettes) comme toi n'ont rien à faire sur le terrain. Maintenant du vent, tu m'ennuies! Blessée par les propos de son aîné, elle s'écarta pour le laisser passer mais en lui tirant tout de même la langue. — Je te déteste. — Oui c'est ça, moi aussi je t'aime sœurette. N'oublie pas de fermer l'enclos, lança-t-il d'un ton moqueur avant de s'éloigner pour rejoindre les autres. — Tu vas voir si je n'ai pas ma place sur un terrain de polo, elle marmonna à voix basse. Elle se précipita vers les écuries. Son poney l'attendait sagement dans son box habituel. Érika regarda longuement l'animal. Elle l'aimait bien mais si elle voulait impressionner son frère, ce n'est pas avec Danaë qu'elle y parviendra, pensa t'elle impuissante. C'est alors qu'elle perçu un hennissement au fond du bâtiment. On lui avait interdit de s'approcher du fond de l'étable car s'y trouvait le pur sang arabe que son père avait acheté à un cheikh une semaine plus tôt. L'animal était irritable et très agressif disait-on. Il avait déjà mordu et blessé plusieurs employés travaillant dans les écuries. Il paraît qu'il était magnifique et Érika rêvait déjà de le monter. Elle jeta un regard aux alentours, il n'y avait personne. Pousser par le désir de connaître cet étalon sauvage, elle se dirigea lentement vers le dernier box se trouvant au fond. L'animal piaffa dans un grondement sourd lorsque la fillette apparue dans son champ de vision. — Alors c'est de toi qu'ils ont tous peur ? J'avoue que tu es impressionnant. Il était magnifique avec ses yeux aussi noirs et dangereux que sa robe luisante. Sa longue crinière était toute emmêlée car personne n'avait osé l'approcher pour la démêler. Il avait plutôt l'air calme aujourd'hui. Avec prudence, elle ouvrit l'enclos. L'animal piaffa à nouveau de nervosité. La petite Érika se pétrifia pendant quelques secondes. — Tu vas être sage et me laisser te monter. D'accord ? Chut, je ne te veux aucun mal. Elle avança doucement la main vers l'animal qui secouait la tête en piétinant le sol avec un sabot. Elle avança doucement la main et le laissa venir la toucher avec son nez. On lui avait appris que les chevaux pouvait s'affoler pour tout et n'importe quoi alors elle devait se montrer extrêmement prudente. Celui-ci avait mordu des gens pour moins que ça. Ils se fixèrent pendant plusieurs minutes et Érika commença à avoir des crampes dans son bras tendu vers lui. Elle fut sur le point de b****r les bras lorsqu'il s'avança prudemment vers elle. Partagée entre l'excitation, la peur et l'émerveillement, elle le laissa la sentir. — Mon pauvre, tout le monde te prend pour une bête sauvage alors que tu es aussi doux qu'un agneau, minauda-t-elle d'une voix enfantine. Maintenant que je suis là, on va bien s'amuser tous les deux. À présent, elle avait à peu près "dompté" l'animal de son père. Mais désormais une question se posait. Comment allait-elle faire pour montrer ce géant ? Du coin de l'œil, elle vit un montoir posé à côté d'un tas de foin. «Prépare-toi Christos, je vais te montrer de quoi je suis capable», pensa la fillette avec un sourire naïf. — Commencez à constituer les équipes sans moi les gars. Je crois que Pégase a un truc sous le sabot, je vais lui récurer les pattes. Les autres acquiescèrent et Dimitri se mit partager le groupe. Christos conduisit son cheval sous un arbre afin de se protéger du soleil matinal. Plus loin, ses amis se disputaient la place dans son équipe. Ils savaient qu'il était le meilleur alors pour être sûr d'être parmi l'équipe gagnante, tout le monde voulait jouer dans son camp. Dimitri était le seul qui aimait l'affronter en tant que adversaire. Avec un rire, il secoua la tête et sortit un cure-pied de sa sacoche avant de se baisser. — Allez Pégase, donne-moi la patte. Le cheval comprit sa demande et lui tendit son sabot en fouettant calmement l'air avec sa queue marron. — Saleté de cailloux, ronchonna l'aîné des Sthathi avant de se mettre à l'œuvre. Quelques secondes plus tard, il fut alerté par les cris de ses amis. Voulant voir ce qui se passait, il se redressa et découvrit avec horreur sa jeune sœur sur le dos du pur-sang que même leur père n'osait approcher. Comment avait-elle fait pour monter dessus ? Pourquoi aucun des employés de son père ne l'avait vu faire ? Elle n'avait même pas porté de protection. — Grand frère regarde! Tu as vu ? Je sais monter à cheval ou pas? le narga la gamine. Je peux jouer avec vous maintenant ?! — ÉRIKA ! hurla Dimitri. — ÉRIKA DESCEND IMMÉDIATEMENT DE CE CHEVAL, renchérit son frère complètement affolé. — QUOI ?! cria la petite. Je n'entends absolument pas ce que vous dites, j'arrive! — NON, RESTE OÙ TU ES ! Malgré cet avertissement, elle tenta de faire avancer le cheval avec une manœuvre maladroite. Celui-ci s'affola soudainement, ce qui la prit de court. Délaissant Pégase, Christos s'élança vers sa sœur. Il vit ses camarades faire de même mais leur cria de rester où ils étaient afin de ne pas effrayer encore plus l'animal. Pis, il était plus proche d'Érika contrairement aux autres. Il ne pouvait donc pas compter sur Dimitri pour la secourir à temps. Il aurait voulu s'approcher avec douceur mais voir l'étalon s'agiter sauvagement avec sa sœur sur le dos le fit courir encore plus vite. Les cris d'Érika déchiraient l'air avant qu'elle ne se fasse propulser à terre. Christos la réceptionna à temps avant que sa petite tête ne heurte le sol. Du coin de l'œil, il vit le cheval lever ses pattes avant en l'air et instinctivement il voulut protéger sa sœur. Il recouvrit son petit corps avec le sien. La seconde d'après, il fut mortellement piétiné en plein dos par plusieurs coups de sabots. Puis le cheval prit la fuite. Cela n'avait duré que quelques secondes. Le temps sembla s'être arrêté. Il n'y avait plus aucun cri. Juste un lourd silence. Toujours écrasée par le poids de son aîné, la petite fille n'osait bouger. Elle avait peur de comprendre que... — Chr-Chri... Christos ?! gémit Érika les larmes aux yeux tandis que la respiration de son frère se faisait douloureuse et irrégulière au dessus d'elle. Il ne répondait pas. C'est alors que Dimitri et les autres arrivèrent pour le secourir. Mais il était trop tard. Christos avait les yeux grandement ouverts mais leur bleu était éteint. Il avait la bouche ensanglantée. Christos était mort. Sortant de son état de choc, Érika rampa au sol et s'approcha du corps sans vie de son frère qui venait de rendre son dernier souffle. — CHRISTOS ! hurla la petite fille en pleurant avec une voix déchirante. Je suis désolée de ne pas t'avoir écouté mais je t'en supplie ne me laisse pas ! CHRISTOS ! Dimitri qui savait qu'il n'y avait plus rien à faire tenta de la consoler mais elle le repoussa rudement avant de s'accrocher à la dépouille de son frère. Le lendemain, le cheval fut retrouvé. Leur père le tua lui-même en lui fracassant le crâne avec une balle de fusil de chasse. Cachée derrière le rideau de sa chambre, elle assista impuissamment à l'exécution. C'était de sa faute si Christos était mort mais c'est cet animal qui en avait payé le prix. Érika n'oubliera jamais l'expression froide, haineuse et neutre qu'elle avait lu dans les yeux de Stravos son père alors qu'il appuyait sur la détente. Après ça, il rangea tous les trophées et effets personnels de son défunt fils. Il ne voulait plus entendre parler de polo. La semaine d'après, Christos fut enterré. Pour éviter de faire jaser la presse grecque, les obsèques se déroulèrent à huit clos. Pour les autres qui n'étaient pas au courant du tragique accident, Christos Sthathi avait tout simplement disparu de la surface de la terre. Le ranch familial fut vendu avec tout ce qui s'y trouvait comme bâtiment et animaux. Les Sthathi privèrent ainsi leur dernière enfant de son poney. Après avoir quitté la campagne pour se retourner définitivement à Athènes, ils envoyèrent leur petite fille en France afin qu'elle devienne une étoile montante de la danse classique. N'ayant pas le choix, la gamine quitta douloureusement sa terre natale mais en ayant le polo et son frère dans son cœur meurtri.
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