VII

1257 Words
VIIComme sa mélancolie croissait et que rien ne pouvait l’en guérir (il avait des suffocations, des palpitations de cœur qui lui ôtaient le sommeil), sa mère imagina de l’envoyer achever son éducation chez l’homme le plus sage de cette époque. Il s’appelait Taliesin. S’il était druide ou chrétien, c’est ce que l’on ne savait pas exactement. Quelques-uns assuraient qu’il était l’un et l’autre. Il demeurait dans un bois où il s’était bâti lui-même une hutte, près de laquelle ruminaient en paix des troupeaux d’aurochs qu’il avait apprivoisés. Des chênes grisonnant de vieillesse, couverts de gui, le cachaient sous leur ombre. Représentez-vous un homme de soixante-dix ans, la taille haute, le teint clair, les cheveux écarlates, sous lesquels brillaient deux yeux bleu-de-ciel, en tout une physionomie à la fois robuste et mystique. Dès que Merlin lui eut confié la cause de ses tourments, Taliesin l’interrompit avec bonté : « Ô mon fils ! lui dit-il, tu es envoyé sans doute pour être mon héritier. Tout un monde périt avec moi. Si c’est toi qui annonces le monde nouveau, je te dirai qui je suis. Toi seul m’auras connu ! » À ces mots, il prit Merlin par la main, et, l’ayant conduit dans le plus épais de la forêt, il le fit asseoir à ses côtés sur la mousse et poursuivit en ces termes : « Je n’ai pas toujours été un solitaire de cette forêt. La vieillesse n’a pas toujours appesanti mes pas. À ton âge, ô mon fils ! je commandais aux hommes, et même à l’armée des étoiles qui m’oublient et me raillent aujourd’hui. — À l’armée des étoiles ! s’écria Merlin ébloui. Vous êtes donc un enchanteur, mon père ? — Eh quoi ! mon fils ! toi aussi tu en doutes ? répondit le vieillard avec amertume. Écoute-moi ! plusieurs fautes m’ont perdu, je voudrais t’en prémunir. Jeune, j’étais, comme toi, très-modeste. Les hommes m’ont pris au mot ; de ce que j’étais modeste, ils ont conclu que j’avais mes raisons pour l’être, et bientôt j’ai perdu pour les assister la moitié de mon autorité. Ils m’ont quitté pour suivre les orgueilleux qui les ont foulés aux pieds. Ne m’imite pas ! « J’ai eu un autre travers. Longtemps j’ai cru que la vérité, une fois exprimée, resplendissait par elle-même. Je pensais alors que sa clarté perçait toute seule les ténèbres. Aussi, à peine avais-je trouvé une vérité, j’en poursuivais une autre. Dans cette course infatigable vers la lumière, je croyais que le monde me suivait tout haletant. Que mon exemple te serve ! On dit votre génération plus sourde même que la nôtre. Quand tu auras publié une vérité, répète-la ; quand tu l’auras répétée, redis-la encore ; tu apprendras à ton tour combien la tête des hommes est plus rebelle que leur cœur. Il nous est cent fois plus facile, à nous autres enchanteurs, de changer en un clin d’œil la terre et les cieux que de faire entrer une idée nouvelle dans ces durs cerveaux de pierre. « Toutes les fois que le droit, la justice se montrent, les hommes repoussent cette éblouissante lumière comme une flèche empoisonnée. Que de jours, que d’années, que de siècles, avant que leurs yeux s’apprivoisent à la splendeur du juste ! Alors ils se mettent à bénir ce qu’ils ont maudit, à maudire ce qu’ils oui béni ; mais il est toujours trop tard ! « Encore un avis, ô mon fils, ! Les hommes sont persuadés qu’un homme ne peut faire qu’une chose. Pour moi, j’ai été barde et enchanteur, et c’est ce qui a achevé de me perdre. Fais toujours la même chose, mon enfant, ils croiront que tu la fais bien. Prends garde à ton début : si tu commences par sourire, ils exigeront que tu gardes ton sourire de prince sur les lèvres, jusqu’après le tombeau. Si tu commences par pleurer, ils exigeront les larmes jusqu’au dernier moment. Tels je les ai connus, tels assurément ils sont encore ! — Se peut-il ? s’écria Merlin. — Oui, mon fils. Je prévois encore que tu seras haï d’une haine particulière par les méchants. — Pourquoi cela ? — Parce que tu ne seras pas leur dupe. Ils sont accoutumés à regarder les honnêtes gens comme leur proie naturelle. Et quand ceux-ci par hasard refusent de l’être, les méchants en éprouvent une vraie indignation, car ils se croient fraudés du plus sûr et du plus légitime de leur avoir. Imagine le loup, si l’agneau lui niait son bon droit de tuerie. » Merlin recueillit avec soumission les paroles de l’enchanteur, mais il pensa que la vieillesse l’avait rendu misanthrope. Il ouvrait son oreille aux conseils du sage ; en secret, il leur fermait son cœur. « Que ferai-je, si je dois vous succéder ? disait-il. — Sais-tu les vingt-cinq mille vers des Triades ? répondit le vieillard. — Non, reprenait Merlin. » Et il s’aperçut alors pour la première fois combien il était ignorant, et que quelques notions vagues, quelques aspirations générales à quoi se réduisait son savoir, étaient fort peu de chose, sans la connaissance des faits. Il fit vœu de devenir aussi savant que Taliesin. Depuis ce jour, nul ne le rencontra sans le voir un livre à la main. « Va et raconte au monde dans quel isolement je meurs ! dit encore Taliesin. La mort du moindre oiseau, du moindre insecte bourdonnant dans les bois, fait plus de bruit que la mienne. Regarde et instruis-toi, mon fils. » Puis, s’exaltant à mesure que sa fin approchait et déjà tout illuminé des clartés du tombeau, il ajouta avec une majesté incomparable : « C’est moi qui étais à la droite de Dieu quand il créa le monde[II.]. Je me promenais dans l’Éden, au moment où la parole de malédiction sortit de la bouche de Satan. Je suis le premier barde, ô mon fils ! et mon premier séjour est la région des étoiles. J’étais avec mon Seigneur dans la plus haute sphère, à la chute de Lucifer, dans les profondeurs infernales. J’ai porté ma bannière devant Alexandre. Je connais le nom des étoiles du Nord et du Sud. J’ai été dans la voie lactée auprès du trône du Très-Haut ; j’étais en Chanaan, lorsque Absalon fut tué. J’ai transporté le Saint-Esprit dans la vallée d’Hébron. J’ai été maître auprès d’Hélie et d’Énoch. J’ai été auprès du crucifiement du fils de Dieu. J’ai été le premier architecte de la tour de Nemrod. Je suis une merveille dont l’origine est inconnue. J’ai été dans l’arche avec Noé et Alpha. J’ai vu l’anéantissement de Sodome et Gomorrhe. J’étais en Afrique avant la fondation de Rome, et je me suis abrité dans ce qui reste de Troie. Je couvris Moïse de l’eau du Jourdain. J’ai été avec mon Seigneur dans la crèche. J’ai souffert la faim pour le fils de la Vierge. J’ai été un barde joueur de harpe sur la blanche montagne. Je me suis assis sur le trône blanc de l’écliptique, et maintenant je suis Taliesin ! » À ces mots, le vieillard rendit l’âme. Merlin l’ensevelit de ses mains sous d’immenses pierres moussues, que douze hommes de nos jours ne pourraient remuer. J’ai vu souvent ce tombeau, lorsque, dans ma jeunesse, j’allais, moi aussi, lire des livres enchantés, en des jours enchantés, sur la colline, que l’on appelle encore aujourd’hui la Corne d’Arthus, à cause d’un débris de vieux mur qui la couronne. L’immense forêt a disparu. Du moins la hache a respecté les sapins éplorés sur le sépulcre.
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