III

749 Words
IIILes peuples, après avoir beaucoup hésité, murmuré, la tête inclinée, le front plein de rougeur, les yeux demi-fermés, pantelants, rampants, se traînant sur leurs membres, à la façon de quelque Polyphème, vinrent se mettre à deux genoux devant Merlin, et la terre était alors très-fangeuse. « Levez-vous, de grâce, » leur dit-il. Ils se firent longtemps prier pour se lever ; car ils n’osaient se montrer à l’Enchanteur sur leurs pieds ; ils croyaient qu’ils lui manqueraient de respect s’ils se tenaient debout comme lui. « Donnez-nous aussi quelques sorts ! » lui dirent-ils à la fin, mais en patois, et d’une voix si humble, si bégayante, si dolente, si inarticulée, que Merlin fut obligé de baisser la tête et de mettre sa main à son oreille pour les entendre. « Nous n’osons rien entreprendre aussi longtemps que nous n’avons pas été sacrés de vos mains. — Bon Dieu ! répondit-il, pourquoi n’êtes-vous pas venus les premiers, avant les rois, les ducs et les barons ? Je ne vous aurais rien refusé, pas même leurs couronnes. — Comment l’aurions-nous osé ? » dirent les peuples en recommençant à s’agenouiller et à ramper. Mais Merlin, les prenant par la main, les releva de terre pour la seconde fois ; ils balbutièrent : « Eux sont faits pour régner, nous pour servir. Donnez-nous seulement les miettes de leurs tables. — Non pas seulement les miettes, repartit Merlin, mais volontiers le festin, pour peu qu’ils s’enivrent. Qui donc vous a faits si humbles ? Vous ressemblez à l’océan de Bretagne. Quand il a peur, il balbutie comme vous, en retenant son haleine, dans les algues ; puis, sitôt qu’il se voit le plus fort, il emporte ses rivages, J’aimerais vous voir quelque noble confiance en vous, au lieu de ce langage de ver de terre qui cache des tempêtes que vous-mêmes vous ignorez. » Il y avait là des gens de tous pays, d’Italie, de France, d’Espagne, d’Angleterre, de Pologne, de Hongrie, d’Allemagne, de Suisse ; il y en avait aussi de Roumanie. Aux Lombards il donna une vipère milanaise pour mordre au talon le chasseur Germanique ; aux Français une alouette des Gaules qui chante dans l’orage ; aux Anglais un léopard accroupi dans son embûche ; aux Vénitiens un lion à gueule d’or qui rugit sur les tours ; aux Espagnols une licorne ; aux Portugais un dauphin ; aux Allemands une tortue ; aux Autrichiens une hyène : aux Suisses un ours de Berne ; aux Polonais un aigle blanc ; aux Hongrois un cheval indompté de Tartarie ; aux Grecs un épervier de mer ; à ceux de Roumanie un aurochs. Chacun de ces animaux apprivoisés était instruit dans la magie et léchait la main de l’Enchanteur. « Suivez-les, dit Merlin ; ils connaissent le chemin le meilleur, que moi-même je leur ai enseigné. Prenez garde cependant de ne pas tomber fort au-dessous du moindre d’entre eux, car vous touchez encore pour la plupart aux confins de leur aveugle empire. Combien j’en vois parmi vous qui ne songent à ce moment même qu’à vendre leur bon droit, comme Ésaü le velu, pour un plat de lentilles ! « Vous aimerez mieux être flattés que servis. Moi, au contraire, je vous servirai et ne vous flatterai pas. Voilà pourquoi j’aurai, moi aussi, ma Passion par votre faute. Que de fois vous me renierez devant les soldats, devant le juge ! Vous me renierez aussi devant la servante. En y pensant je suis partagé entre la colère, le dégoût, la pitié, la honte ! Mais c’est encore la pitié qui l’emporte ! » À peine les peuples se virent seuls, ils excitèrent de mille manières leurs guides magiques à se mordre entre eux ; puis les plus forts voulurent en dépouiller les plus faibles ; ils se ruèrent les uns contre les autres, et il y eut un moment d’horrible confusion, car tous imitaient, à s’y méprendre, le hurlement des bêtes de proie. Ils s’entre-déchiraient avec fureur, comme s’ils eussent eu eux-mêmes des griffes, des serres, des cornes, des crocs, des hures, des langues fourchues de vipères, des écailles luisantes, des becs d’aigle ou de vautour. Par bonheur, les animaux conservèrent dans cette mêlée le plus grand sang-froid du monde. L’exemple de leur sagesse fit rougir les hommes, qui se calmèrent à la fin. Mais alors ils étaient presque tous enchaînés et gardés à vue par un de ces animaux sacrés, qui les tenait, en bâillant, sous sa patte.
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