VILe lendemain, dès l’aube, Merlin, encore à demi assoupi, entendit comme le bourdonnement d’un essaim ; il pensa que c’étaient les éphémères qui s’éveillaient dans le jardin. Mais le bruit ne faisant qu’augmenter, il courut à la fenêtre et s’aperçut qu’une fourmilière d’hommes s’étaient rassemblés à la hâte et couvraient l’horizon. Ils étaient déjà occupés à élever des cabanes, des maisons, même des cloîtres et des bastilles. Seulement, ils n’avaient aucun plan, ils travaillaient au hasard, et ne s’en apercevaient pas.
À peine Merlin était-il revenu de son étonnement, il apprit que les plus sages de ce peuple venaient le saluer et lui souhaiter la bienvenue. Dès qu’ils furent entrés, Merlin leur offrit de s’asseoir sur un coffre, à l’angle de la cabane.
Sans avoir l’air de l’entendre, ils lui dirent, avec un peu de fatuité :
« Nous sommes les sages de ce pays. Veuillez nous dire avant tout quelle est votre nature, votre essence ? Est-elle double ou simple ? Avez-vous des facultés ?
— Oui, sans doute, répondit Merlin avec précipitation.
— Si cela est, combien en avez-vous ? »
Tout ébahi de ce ton, qui tenait le milieu entre le sérieux et l’ironie, Merlin repartit avec modestie, et aussi parce que ces mots arrivaient toujours les premiers sur ses lèvres :
« J’ai d’abord la faculté d’aimer. »
Quelques-uns se mirent à rire ; les autres reprirent aussitôt :
« Nous apportez-vous quelque dogme nouveau ? nous sommes très-dégoûtés des anciens. Que pensez-vous de l’accord du dogme et de la philosophie ?
— Je pense, répondit Merlin, que vous voulez parler de la pierre philosophale ? »
Sans lui laisser le temps d’achever, les sages poursuivirent :
« Quelle est votre solution du problème de la destinée ? votre moyen d’enrichir l’espèce humaine en un matin ? car vous sentez qu’il est fort inutile de bâtir ici la moindre masure, si vous ne nous apportez d’abord la vérité finale sur toute matière.
— Rien n’est plus certain, interrompit l’un des sages. Pour moi, je puis bien dire que je touche à la vérité, mais je ne la tiens pas encore tout à fait. Jusque-là, si vous m’en croyez, ne semez, ni ne bâtissez ; tant que je n’aurai pas achevé mon Traité sur le bonheur, ce serait peine inutile.
— Enfin ! reprirent-ils tous ensemble, d’une voix nerveuse et crispée par l’impatience, Merlin ! nous apportez-vous la solution finale, ou prétendez-vous nous tenir plus longtemps ici dans la boue de Lutèce ? Parlez, parlez donc ! »
Le bon Merlin, que tant de questions précipitées commençaient à étourdir, demanda quelques moments de réflexion. Il s’excusa sur ce que l’improvisation ne lui était pas familière. À cette réponse, les sages s’écrièrent avec emportement :
« Vous le voyez ! le malheureux ! il réfléchit ! Il n’a pas de solution qui tranche toutes difficultés pour le présent et l’avenir. Non, il n’en a pas ! Voyez donc ! il s’obstine à penser pour savoir ce qu’il veut dire. Non, jamais depuis notre haute antiquité, vit-on pareille lourdeur d’esprit ? De bonne foi, d’où sort-il ? Nous aurions déjà, à sa place, résolu le problème de vingt mondes. »
Merlin écouta avec sang-froid ce torrent d’impertinences ; à quoi il répondit gravement :
« Hélas ! l’impatience sied à des éphémères, je ne vous la reprocherai pas. Vous n’êtes encore qu’ébauchés, et déjà, je le vois, vous êtes très-curieux, un peu moqueurs. Cela peut être pour vous la source des plus grandes choses. Prenez garde seulement de trop raffiner ; car je prévois que vous vous prendrez vous-mêmes dans vos subtilités, comme dans des toiles d’araignées. C’est là, je vous en avertis d’avance, voire principal danger ; vous le portez en vous-mêmes. À force d’esprit, craignez d’en manquer tout à fait. Votre destinée, encore un coup, c’est le bon sens ; n’en sortez pas, je vous en prie. Si vous perdiez le goût de la pure lumière, moi-même je ne vous reconnaîtrais plus. N’ambitionnez pas les ténèbres : ne jalousez pas les taupes. »
Il ajouta du même ton un grand nombre d’avis sur la conduite à tenir pour les peuples naissants, et, comme il n’y mêlait aucune aigreur, son langage simple, modeste, finit par gagner le cœur des assistants. Ils étaient venus avec la secrète envie de se moquer de lui ; ils se retirèrent pleins de respect pour sa science. Un grand nombre même, qui ne croyaient point aux enchanteurs, ne s’étaient décidés à le visiter que pour faire la parodie de ses enchantements. Ceux-là mêmes, vaincus par tout ce qu’ils avaient entendu, lui disaient en se retirant :
« Maître, enchantez nos voies ! »
Et le bon Merlin, sans garder nulle rancune, traçait autour d’eux des cercles qui leur promettaient paix, prospérité, liberté, à condition seulement qu’ils suivissent ses avis. Il répandit sur eux les sorts à pleines mains.
« Je vous les donne volontiers, dit-il, parce que je vous aime, sans bien savoir encore pourquoi. Mais, de grâce, soyez modestes ! N’allez pas vous vanter vous-mêmes à tout propos d’être les favoris de Merlin, les seuls, les uniques, les Benjamin, les préférés, les incomparables, les conducteurs des mondes, sans rien faire pour mériter ces noms. Les sages se moqueraient de vous ; et vous exciteriez contre moi la haine de tous les autres. »