XVProphète, roi, poëte, enchanteur, barde, fils d’une sainte et d’un incube, que de caractères différents dans mon héros ! Non-seulement, comme tout autre héros, il a une double nature divine et humaine ; il tient en outre un peu de l’infernale, adoucie, corrigée, tempérée, non détruite par la science. Petit, au moment qu’il semble le plus grand ; quand je le cherche dans les nues, il est sur la terre ; incroyable difficulté pour son historien que cette diversité de tons, de langage, de conditions !
Quelle plume sera assez ailée pour le suivre dans sa course à travers les trois mondes ? Et c’est peu de le peindre dans sa vie publique ; il faut le montrer au foyer, dans l’intimité de la vie privée. C’est là qu’est l’écueil. Le moindre danger, avec un pareil héros, c’est de s’égarer et d’être précipité cent fois le jour, en passant trop brusquement du ciel à la terre, de la terre à l’enfer, du sublime au familier, du tragique au comique.
J’en vais donner la preuve. Que pensait Merlin, direz-vous, des femmes de Lutèce ? Que devenaient avec elles son art et sa science ? Quel était son visage, son maintien ? Je dois le dire, si je ne veux laisser en cet endroit une lacune impardonnable. Baissons donc le ton, c’est le moment de replier les ailes. Les classiques m’ouvrent ici la voie, témoin les deux jumeaux, enfants gâtés des dieux, qui habitaient un jour l’olympe, et l’autre jour, le hameau médisant de Thérapné.
Prenez cet aveu comme vous le voudrez. Merlin avait peur des femmes de Lutèce. Leurs douces voix d’oiseaux moqueurs le déconcertaient d’abord. Il écoutait, sans oser parler, ce gazouillement humain entre ciel et terre, sans savoir si c’était l’art ou la nature. Leur sourire aussi lui faisait peur, car ce sourire qui effleurait toutes choses semblait les braver toutes.
Merlin ne savait comment agir sur elles, et se sentait désarmé en même temps que défié. Il était incapable de jouer avec les mots sacrés comme un joueur de v***e qui prélude au hasard sur la v***e d’amour. Était-ce que son cœur était si bien rempli qu’il ne pouvait rien imaginer ni souhaiter, ni convoiter ? Je ne dis pas cela. Dans une âme remplie, il reste toujours place au moins pour une goutte de poison. Un mot tombé par hasard d’une bouche folâtre creusait son cœur, tout un jour, comme la goutte d’eau joyeuse va creuser le rocher.
Il savait mille histoires qu’il croyait charmantes, mille confidences des ruisseaux aux cailloux du rivage, mille secrets ingénus des fleurs, des pierreries, des elfes, des étoiles même ; et ces histoires, à son grand étonnement, n’intéressaient en rien les plus belles des belles, auxquelles il les racontait de préférence. Quelle humiliation de voir la moindre anecdote du moindre passant, préférée cent fois à tous les secrets étincelants des étoiles errantes, qu’il savait pourtant si bien ! Ce fut son premier mécompte.
Une chose l’étonnait plus encore ; les jeunes filles se moquaient et riaient à gorge déployée de ses enchantements dès qu’il avait tourné le dos. « Cela lui sembla, non sans raison, une grande ingratitude. Car enfin, se disait-il, elles en ont profité. D’où leur vient, je vous prie, si ce n’est de Merlin, ce je ne sais quoi plus puissant que la ceinture de l’ancienne déesse ? Elles n’ont pas son profil grec, et nonobstant elles ont l’humeur, le goût, le gai savoir attique. Qui le leur a enseigné ? Les voilà à peine sorties des bois, n’ayant que deux ou trois habits au plus, et déjà elles semblent reines entre les reines. Qui leur a appris, si ce n’est moi, la puissance d’un ruban, d’un chiffon, d’une fleur aux cheveux, la magie d’un regard, d’un mot à demi prononcé, d’une lèvre entr’ouverte, moins que cela, d’un silence ? Je leur ai tout appris et c’est pour me railler. »
Plein de ces idées, il n’hésita pas à s’en ouvrir auprès de la plus belle, nommée Isaline.
« Ne vous offensez point, Merlin, lui dit Isaline. Nous ne faisons que de naître ; déjà nous rions de tout ici dans ce canton, de ce que nous aimons comme de ce que nous haïssons, de la rose et de l’épine, de la liberté et de l’esclavage, du berceau et de la tombe, même aussi de l’amour. Quelquefois (par bonheur rarement), au milieu de ces jeux, de ces sourires, une pensée profonde se glisse dans le cœur et l’enveloppe de ses replis. Alors le poison est plus subtil, plus envenimé, je vous le jure, que dans aucun autre pays.
— Vous me consolez, » répondit Merlin.
Isaline avait les joues un peu pâles pour ses cheveux couleur de jais, la bouche pleine d’amoureuses malices, le front haut, angélique, la taille souple comme l’herbe des prés, et, mieux que cela, les yeux noirs les plus grands, les plus mignons, les plus espiègles, les plus profonds, les plus enjoués, les plus sérieux, les plus ingénus, les plus réfléchis qui se verront jamais sur la terre. Quand Merlin aperçut pour la première fois ces grands veux veloutés, il crut voir la source lumineuse de toute magie. Il s’en abreuva à loisir, lentement, en conscience. N’était-ce pas la flamme étoilée où doit se baigner tout enchanteur ?
À force d’esprit, Isaline comprenait l’imagination de Merlin, ou, du moins, le lui laissait croire. Elle n’avait aucun goût pour ce que nous nommons aujourd’hui nature, art, poésie, rêverie ; elle eût donné toutes les étoiles des cieux pour un diamant sorti de la boutique du lapidaire, toutes les légendes pour une saillie heureuse, tous les mugissements harmonieux des mers lointaines pour une conversation à voix basse, en tête à tête avec un ami, au coin du feu. Quoique le monde (ou, du moins, ce que nous entendons par là) n’existât pas encore, elle l’avait deviné.
Ce que nous avons appris du vague des passions lui eût été antipathique. Mais cela était inconnu aux hommes comme aux femmes de son temps. Elle n’eût pu supporter davantage nos systèmes de théologie transportés dans l’amour, notre mysticisme, notre emphase, même nos bonnes qualités (si elles existent) acquises au prix de la grâce. Elle était elle-même la grâce ; elle maudissait comme une impiété tout ce qui on manquait.
Comme elle était de l’ancienne France, elle était aussi de l’ancienne école, préférant les prosateurs aux poëtes. Elle eût été classique s’il y avait eu des romantiques de son vivant. Ne demandez pas ce qu’elle eût pensé de l’enjambement dans les vers ou du réalisme : cette question n’existait pas de son temps.
Ainsi elle semblait légère : dans la vérité elle ne l’était pas ; il y avait même un peu de routine dans sa manière d’être. Elle ressemblait à la mer, mobile à la surface et immuable au fond. Mais elle eût rejeté cette comparaison comme trop ambitieuse. J’ai déjà dit qu’elle eût préféré la netteté, la simplicité du dix-huitième siècle à tout notre lyrisme.
Le son de sa voix ressemblait à… De grâce, ne me le demandez pas. Je n’en connais aucune qui lui ressemble le moins du monde, excepté une, pourtant, que je n’entendrai plus et dont je ne puis parler. Pour celle-là, si je l’entendais, le mal du pays me prendrait aussitôt. Et c’est précisément ce que j’ai voulu éviter dans tout le cours de cet ouvrage. Passons !
Était-elle mariée, oui ou non ? Je ne puis le dire avec certitude. Je crois bien qu’elle l’était. Dans tous les cas, c’était comme s’il en eût été autrement. Peut-être était-elle séparée ? peut-être son mari voyageait au loin pour se distraire ? peut-être s’occupait-il de commerce ou était-il aux croisades ? peut-être était-il mort ? Non qu’elle ne fût sage et qu’elle ne connût ses devoirs, mais enfin rien n’annonçait chez elle la gêne d’un lien servile, obséquieux. Si elle avait un frein, c’est elle-même qui le forgeait volontairement, chaque jour, par sa propre raison.
Était-elle religieuse ? Oui, elle l’était, mais non pas comme nous l’entendons de nos jours. Elle ne portait pas sa dévotion comme un manteau. Elle ne parlait pas de l’Évangile, des saints Pères, du dernier mandement à tout propos, au bal, à table, au concert, au bois, à l’Opéra. Elle ne s’en entretenait qu’à l’église, et encore à voix basse. Elle ne déployait pas comme un éventail ses pensées les plus sacrées. Au contraire, elle les renfermait, elle les recueillait, comme une source, pour s’en abreuver dans les jours difficiles. Le reste du temps, elle était rieuse, folâtre, détestant l’hypocrisie comme la laideur même, ne mêlant jamais le saint au profane. Même elle se moquait des Triades. C’était un tort, je le sais ; encore une fois, c’était celui de son époque, non de sa personne. Ne demandons pas à son temps les vertus du nôtre ; respectons au moins la couleur historique.
Avec tant de différences et si peu de ressemblances, comment Merlin et Isaline ont-ils pu s’entendre un seul jour ? Tous deux étaient jeunes, tous deux avaient de la grâce. Voilà, je pense, le premier lien qui a pu les rapprocher.
Sans doute Merlin ne croyait que jouer ou du moins se distraire de ses sublimes travaux ; il ne savait pas que la conversation peut être à la fois un art, un jeu, un drame et un combat. Il se sentait caressé, moqué, admiré, bravé, déchiré, guéri au même moment. Il n’avait pas, ai-je dit, la moindre idée de cet art de jouer avec les cordes du cœur sans les briser ; il en fut d’abord amusé, puis ébloui, puis étourdi.
Quelquefois il éprouvait une angoisse cuisante, comme si tous ses beaux palais d’azur allaient se dissiper au premier souffle de cette bouche rieuse ; et il restait suspendu à ce sourire, entre la vie et la mort. Tous ses royaumes féeriques étaient alors à la merci d’une parole moqueuse qui pouvait tomber à l’improviste des lèvres d’Isaline comme une goutte de pluie sur une bulle de savon. Cette angoisse, où toute sa vie était en jeu, était pourtant pleine d’indicibles délices.
Merlin, l’enfant des légendes, savait bien ce que l’on peut faire par l’enthousiasme, le génie, l’inspiration du prophète. Personne n’eût pu lui rien enseigner à cet égard. Mais l’esprit, chose nouvelle pour lui, l’étonna au plus haut degré. Il fut obligé de convenir que l’on ne connaissait rien de semblable à la cour de Bretagne ni dans les trois royaumes des bardes. Tantôt il comparait l’effet qu’il en recevait à l’éclair dans une forêt de sapins résineux, prêts à l’incendie, tantôt à la lame ou au fil étincelant d’une épée à la poignée de diamants dans les mains d’une vierge, le plus souvent à un feu follet qui entraîne le voyageur vers un palais de cristal où le festin est préparé.
« Laissez là, disait Isaline, votre feu follet, votre festin ; passe encore pour les diamants ! »
Déconcerté, Merlin ramenait la conversation sur ce qu’il savait le mieux, le ciel bleu, l’espace infini, la région mystérieuse de l’écliptique.
Sans s’élever à ces hauteurs, Isaline répondait à Merlin avec beaucoup de sens par des propos de la terre :
« Quand verrait-on sa sœur Ganiéda ? La ville de Loël valait-elle Paris ? Que disait-on du roi des Orcades ? quelle était, à son gré, la belle entre les belles ? Était-ce Énide à la robe d’azur, la dame Yguerne ou Tégaf au sein d’or ? ou bien la reine Genièvre ? »
Ces simples paroles résonnaient, comme autant de perles dans un bassin de vermeil.
De nouveau, encore plus troublé, il parlait des trois vies, des trois félicités.
« Trois félicités ! s’écriait Isaline, moitié riant, moitié pleurant ! Si je pouvais en connaître une seule ! »
Ô premières divagations ailées de deux cœurs qui se poursuivent et se fuient comme deux oiseaux dans l’air transparent du matin ! N’espérons pas vous décrire ! Avec tant de divergences d’idées, comment leurs esprits pouvaient-ils s’atteindre ? Ils gardaient de longs silences. Du moins leurs yeux se parlaient et croyaient se comprendre. Merlin ne savait plus où il était ; il se retrouvait tout ravi à côté d’Isaline ; il lui prenait la main ; et ses lèvres prophétiques retenaient, étouffaient, laissaient échapper de tièdes soupirs, présages certains de douleur et de félicité.
Ce n’était qu’un jeu assurément, je le répète. Et pourtant le cœur de Merlin saignait. Ce n’était qu’un jeu d’enfant, et pourtant l’âme et l’esprit se joignaient, s’entre-choquaient, se brisaient, s’allumaient. Et quelles étincelles jaillissaient de ce choc de deux cœurs si différents !
Merlin oubliait-il donc Viviane ? C’est une folie de le penser, c’est une impiété de le dire. Non, certes, il ne l’oubliait pas. Il savait quelle différence il y a d’une personne idéale à une personne très-positive, quoiqu’il est vrai charmante. Mais enfin, il ne pouvait s’empêcher de remarquer pour la première fois qu’il y a sur la terre différentes sortes de beautés.
Celle de Viviane était certes prodigieuse, céleste, uranienne, presque surnaturelle ; toutefois celle d’Isaline n’était pas à mépriser.
Mon héros était-il donc éclectique ? Quelle question ! Nous avons trop l’habitude de gâter les meilleures choses par des mots pédantesques.
Il arriva qu’un jour Viviane se trouva à une fête de la cour d’Arthur, dans la même compagnie qu’Isaline. Aussitôt l’air lui manqua, elle crut qu’elle allait expirer mille fois. Tout ce qui sortait de la bouche d’Isaline, atteignait Viviane comme une flèche. Si elle ne se fût hâtée de sortir, elle serait morte assurément.
Quand Merlin l’eut rejointe, il la trouva en pleurs. Elle venait de découvrir que Merlin n’avait pas la fixité des cieux. On dit que ce fut là leur première querelle, la première ride sur leur lac argenté, jusque-là uni comme une glace. Personne au moins n’en fut témoin. Quelques mots brefs, quelques pas précipités, une coupe d’albâtre brisée, puis un instant de silence, et après cela un soupir, un sanglot et presque aussitôt un raccommodement furtif, scellé par des larmes, voilà tout ce que l’on entendit. Ce fut aussi l’unique dénoûment de cette histoire.
Peut-être eût-il mieux valu n’en rien dire ? Je commence à le croire. Mais pouvais-je donc cacher les premières larmes de Viviane ?
Certes, ce fut une faute de Merlin, quoiqu’elle ne dépassât pas les bornes d’une simple conversation, et que les hommes les meilleurs se permettent tous les jours mille fois davantage, sans se blâmer entre eux. J’eusse désiré que mon héros eût été parfait, qu’il pût servir de modèle à toutes les générations à venir, qu’il n’eût jamais un seul instant détourné ses regards du pur idéal, pour les abaisser sur une créature réelle, même dans une conversation. Voilà ce que j’eusse souhaité ! Mais puisqu’il n’a pu se tenir à cette hauteur, je devais le dire ; et puissé-je n’avoir pas à faire d’autre aveu de ce genre !
Dans tous les cas, lecteur, sois tranquille ! l’expiation viendra à son heure. Tu seras content. Si le héros laisse quelque chose à désirer, la morale de l’ouvrage n’en sera que plus parfaite.
LIVRE III
LE MONDE DES HEUREUX
MERLIN À LA RECHERCHE DE SON PÈRE