IIIEn quel temps se passait cette histoire ? Il m’est impossible de répondre à une question pareille. Si vous exigez une date rigoureuse, je n’ai plus qu’à laisser cette page blanche et renoncer à mon récit. Pourtant, je dirai, à l’exemple des anciens (quelle autorité meilleure ?), c’était avant la moisson ; les épis étaient encore sur pied, ils répandaient l’odeur de la nielle sur la lisière des bois. Je dirai encore que le jour était doux et tempéré. Ce devait être une matinée du mois de mai, peut-être de juin. Une pluie tiède, rare, avait rafraîchi l’air étouffant des plaines ; elle était à demi essuyée, excepté dans le calice des roses sauvages, et sur la feuille charnue du chêne. À peine quelques nuages dorés sur les bords emportaient je ne sais où, dans un lambeau de pourpre, quelque ancien dieu attardé et fugitif ; car les dieux païens n’avaient pas tous encore quitté la terre. La croix était chancelante à l’endroit où elle était le mieux plantée. Le monde, ne sachant encore s’il appartiendrait à Jupiter ou au Christ, se parait de son plus beau rayon. Son haleine ressemblait à l’ambroisie, comme pour dire à la volupté ancienne : « Sois tranquille ! quoi qu’il arrive, je te reste fidèle. »
Une forêt s’étend au loin de ravins en ravins, de montagnes en montagnes, là où plus d’une ville dort encore sous la mousse. Au milieu de la forêt, sur une vaste pelouse, au bord d’un torrent, que voyez-vous ? Un monastère, le premier, sans doute, qui ait été élevé dans cette partie des Gaules.
La muraille est haute, tapissée de lierres, et plus haute la colline qui l’enveloppe de tous côtés. Si vous pouviez gravir au sommet de la montagne, vous verriez à vos pieds la chapelle close, la tombe ouverte, creusée d’avance, la cour, le jardin semé de ronces et d’oseilles sauvages, une cigogne qui marche solitaire dans un sentier bordé de mauves. Mais quoi ! pas une seule figure humaine !
Le monastère est-il habité ? Jamais la porte n’a été entr’ouverte ; jamais on n’y a entendu une prière, ni le son d’une cloche ; une sainte a muré sur elle les portes du saint lieu. C’est une fille de roi que l’ennui de la terre a saisie dès le berceau. Sa douce haleine de vierge purifie au loin le monde. Elle a juré de n’avoir pour époux que Jésus-Christ ; jamais serment ne fut plus sincère.
Ce jour-là, arrive un cavalier au galop de sa noire haquenée saxonne. Sur la tête un casque d’or, sur les épaules un manteau rouge. Il frappe à la porte du monastère : « Ouvrez, dit-il, je suis un pénitent blessé ; j’apporte des nouvelles du Calvaire, je viens de saluer Bethléem et Nazareth. Ma sœur, je vais périr, si vous tardez encore. Souvenez-vous du bon Samaritain. » Et il montrait de larges blessures ; il serrait sur sa poitrine un crucifix.
La porte murée se descelle, le cavalier entre à travers les décombres.
La nuit est venue, une nuit de l’Érèbe, épaisse, sillonnée d’éclairs. La vierge blanche, sainte, se jette sur son lit plus blanc que l’aubépine en fleur, et s’endort, la tête sur son coude. Mais agitée, inquiète, elle a oublié de faire le signe de la croix au pied du crucifix. L’enfer veille et l’a vue ! il a dit : C’est bien ! elle est à moi !
La nuit est venue. La jeune fille est restée sainte. La voilà endormie. Mais quel sommeil et quel songe, grand Dieu ! Au fond des bois, quels soupirs de flammes ! quelles larmes dans les nues ! quel enfer dans le ciel !
La nuit est passée ! Le jour est beau et radieux. La sainte s’éveille, son hôte est parti. Elle tombe à genoux, se voile la face, se noie dans les larmes. Ô saints et saintes ! protégez-la d’un regard. Pleure brûlants sur les dalles, prières, vœux, macérations, abstinences, cilices, que faut-il donc encore pour effacer un songe ?
Son hôte est parti. Un jet de flamme rouge s’attache aux quatre pieds du cheval écumant. L’herbe des vallées se dessèche au loin, la forêt brille du reflet d’un incendie.