Il eut bientôt pris de la sorte un rang distingué et honorable parmi les beys du pays ; et, se trouvant en âge d’être marié, il parvint à obtenir la fille de Capelan-le-Tigre, pacha de Delvino, qui résidait à Argyro-Castron. Cette union, doublement heureuse, lui donnait, avec l’une des femmes les plus accomplies de l’Épire, une haute position et une grande influence.
Il semblait que ce mariage devait arracher pour jamais Ali à ses habitudes turbulentes d’autrefois et à ses aventureuses tentatives. Mais cette famille où il venait d’entrer lui présentait de rudes contrastes et d’aussi grands éléments de mal que de bien. Si Emineh, sa femme, était le modèle de toutes les vertus, son beau-père Capelan était un résumé de tous les vices : égoïste, ambitieux, turbulent, féroce, confiant dans son courage, et encore enhardi par son éloignement de la capitale, le pacha de Delvino se faisait un jeu de v****r tout droit et une gloire de braver toute autorité.
Ali ressemblait naturellement trop à cet homme pour ne pas le connaître bien vite. Il se remit bientôt à son niveau, et se fit son complice, en attendant l’occasion de se faire son ennemi et son successeur. Cette occasion ne tarda pas à se présenter.
Capelan, en donnant sa fille à Tébélen, avait pour but de se faire par lui un parti parmi les beys du pays, afin d’arriver à l’indépendance, chimère de tous les vizirs. Le rusé jeune homme feignit d’entrer dans les vues de son beau-père, et le poussa de toutes ses forces dans la voie de la rébellion.
Un aventurier, nommé Stephano Piccolo, mis en avant par la Russie, venait de lever en Albanie l’étendard de la Croix et d’appeler aux armes tous les chrétiens des monts Acrocérauniens. Le divan envoya ordre à tous les pachas du nord de marcher à l’instant contre les insurgés, et d’étouffer l’insurrection dans le sang.
Au lieu de se rendre aux ordres du divan et de s’unir à Kourd-pacha, qui l’avait appelé à son aide, Capelan, cédant aux instigations de son gendre, se mit à entraver par tous les moyens les mouvements des troupes impériales ; et, sans faire ouvertement cause commune avec les révoltés, il les assista puissamment dans leur résistance. Cependant ils furent vaincus et dispersés ; et leur chef, Stephano Piccolo, alla chercher un refuge dans les antres perdus du Monténégro.
Une fois la lutte terminée, Capelan fut, comme l’avait prévu Ali, sommé de venir rendre compte de sa conduite devant le Rouméli-Valicy, grand juge de la Turquie d’Europe. Non seulement les plus grandes charges s’élevaient contre lui, mais encore celui qui lui avait conseillé sa désobéissance en avait envoyé lui-même les preuves au divan. L’issue du procès ne pouvait être douteuse ; aussi le pacha, qui ne soupçonnait pourtant pas la trahison de son gendre, résolut-il de ne pas sortir de son gouvernement. Ce n’était pas le compte d’Ali, qui voulait hériter à la fois des richesses et du poste de son beau-père. Il lui fit donc les remontrances en apparence les plus sages sur l’inutilité et le danger d’une pareille résistance. Refuser de se justifier, c’était s’avouer coupable, et attirer sur sa tête un orage que rien ne pourrait conjurer, tandis qu’en se rendant aux ordres du Rouméli-Valicy il serait facile de se faire absoudre. Pour donner plus de force à ses perfides conseils, Ali fit en même temps agir l’innocente Emineh, qu’il avait facilement effrayée sur le sort de son père. Vaincu par les arguments de son gendre et les larmes de sa fille, le malheureux pacha consentit à se rendre à Monastir, où il était cité. Il y fut aussitôt arrêté et décapité.
La machination d’Ali avait réussi ; mais son ambition et son avidité furent également trompées. Ali, bey d’Argyro-Castron, qui s’était de tout temps montré dévoué au sultan, fut nommé, à la place de Capelan, pacha de Delvino. Il mit sous le séquestre, comme appartenant au sultan, tous les biens du condamné, et priva ainsi Ali Tébélen de tous les fruits de son crime.
Il n’en fallait pas tant à celui-ci pour allumer sa haine. Il jura de tirer bonne vengeance de la spoliation dont il se prétendait victime. Mais, pour accomplir de pareils projets, les circonstances n’étaient pas favorables. Le meurtre de Capelan, dans lequel le meurtrier n’avait d’abord vu qu’un crime, devint par ses résultats une faute. Les nombreux ennemis de Tébélen, qui s’étaient cachés sous l’administration du dernier pacha, dont ils avaient à redouter les poursuites, ne tardèrent pas à se montrer sous celle du nouveau, dont tout leur faisait espérer l’appui. Ali vit le danger, chercha et trouva bien vite les moyens d’y obvier. Il commença par faire de son plus puissant adversaire son allié le plus intime. Il travailla et réussit à unir Ali d’Argyro-Castron, qui n’avait pas encore d’épouse, à Chaïnitza, sa sœur de père et de mère. Ce mariage lui rendit la position qu’il avait sous le gouvernement de Capelan-le-Tigre. Mais ce n’était pas assez. Il fallait se mettre au-dessus des vicissitudes déjà éprouvées, et se créer une base de puissance que ne pût pas renverser le souffle des évènements contraires. Ali eut bientôt formé son plan. C’est lui-même qui a raconté au consul de France ces circonstances de sa vie.
« Les années s’écoulaient, dit-il, et n’amenaient aucun grand changement dans ma position. J’étais un partisan fameux, à la vérité, et puissamment allié, mais ne possédant en fin de compte ni titre ni emploi. Je compris alors qu’il était nécessaire de m’établir solidement dans le lieu de ma naissance. J’y avais des amis, disposés à suivre et à servir ma fortune, dont il fallait mettre à profit le dévouement, et des adversaires redoutables, acharnés à ma perte, qu’il fallait accabler, si je ne voulais être accablé par eux. Je cherchai le moyen de les exterminer en masse, et je finis par concevoir le plan par lequel j’aurais dû commencer ma carrière. J’aurais ainsi gagné bien du temps et je me serais épargné bien des travaux.
» J’avais coutume d’aller chaque jour, après une partie de chasse, me reposer, pour faire la méridienne, à l’ombre d’un bois voisin. Un mien affidé suggéra à mes ennemis l’idée de m’y guetter pour m’assassiner. Je donnai moi-même le plan de la conspiration, qui fut adopté. Le jour convenu, je devançai mes adversaires au lieu du rendez-vous, et je fis attacher sous la feuillée une chèvre garrottée et muselée que l’on couvrit de ma cape, puis je regagnai mon sérail par des chemins détournés. Peu de temps après mon départ, les conjurés arrivèrent et firent feu sur la chèvre. Ils couraient de son côté pour bien s’assurer de ma mort ; mais ils furent arrêtés court par un piquet de mes gens, qui sortit brusquement d’un taillis voisin où je l’avais aposté, et obligés de reprendre aussitôt le chemin de Tébélen. Ils y rentrèrent pleins d’une folle joie, en criant : « Ali-bey n’est plus, nous en sommes délivrés ! » Cette nouvelle ayant pénétré jusqu’au fond de mon harem, j’entendis les cris de ma mère et de ma femme qui se mêlaient aux vociférations de mes ennemis. Je laissai le scandale grandir et monter à son comble, et tous les sentiments bienveillants ou hostiles se manifester à l’aise. Mais quand les uns se furent bien réjouis et les autres bien affligés, quand mes prétendus meurtriers, après avoir bien fait tapage de leur victoire, eurent à la fois noyé dans le vin leur prudence et leur courage, alors, fort de mon droit, j’apparus. Ce fut le tour de mes amis de triompher, celui de mes adversaires de trembler. Je me mis à la besogne à la tête de ma b***e, et, avant le retour du soleil, j’avais exterminé jusqu’au dernier tous mes ennemis. Je distribuai leurs terres, leurs maisons et leurs richesses à mes créatures ; et, de ce moment, je pus dire que la ville de Tébélen était à moi. »
Un autre se serait peut-être contenté d’un pareil résultat. Mais Ali ne considérait pas la suzeraineté d’un canton comme un but, mais seulement comme un moyen ; et il ne s’était pas emparé de Tébélen pour en faire un domaine, mais une base d’opérations.
Il s’était allié à Ali d’Argyro-Castron pour pouvoir se défaire de ses ennemis : une fois débarrassé d’eux, il se retourna contre lui. Il n’avait oublié ni ses projets de vengeance ni ses plans d’ambition. Toujours aussi prudent dans l’exécution qu’audacieux dans l’entreprise, il n’eut garde d’attaquer de front un homme plus puissant que lui, et demanda à la ruse ce que ne pouvait lui donner la violence. Le caractère loyal et confiant de son beau-frère promettait à sa perfidie un facile succès. Il commença ses tentatives par sa sœur Chaïnitza, et lui proposa à plusieurs reprises d’empoisonner son mari. Celle-ci, pleine d’affection pour le pacha, qui la traitait avec la plus grande douceur et l’avait déjà rendue mère de deux enfants, repoussa avec horreur les propositions de son frère, et finit par le menacer de tout divulguer, s’il persistait dans son criminel dessein. Ali, craignant qu’elle n’exécutât sa menace, lui demanda pardon de ses mauvaises pensées, feignit un profond repentir, et se mit à parler de son beau-frère avec les plus grands égards. La comédie fut si bien jouée, que Chaïnitza, qui connaissait cependant bien son frère, en fut la dupe. Quand il la vit bien rassurée, sachant qu’il n’avait plus rien à craindre non plus qu’à espérer de ce côté, il se tourna d’un autre.
Le pacha avait un frère nommé Soliman, qui pour le caractère se rapprochait assez de Tébélen. Celui-ci, après l’avoir quelque temps étudié en silence, reconnut en lui l’homme dont il avait besoin ; il l’engagea à tuer le pacha, et lui offrit, s’il y consentait, sa succession toute entière et la main de Chaïnitza, ne se réservant à lui-même que le sangiak, auquel il aspirait depuis longtemps. Ces propositions furent acceptées par Soliman, et le marché du fratricide fut conclu. Les deux associés, seuls maîtres de leur secret, dont l’horreur même garantissait à l’un la fidélité de l’autre, et perpétuellement admis dans l’intimité de l’homme dont ils voulaient faire leur victime, ne pouvaient manquer de réussir.
Un jour qu’ils étaient tous deux reçus par le pacha en audience particulière, Soliman, profitant d’un moment où il n’était pas observé, tire un pistolet de sa ceinture, et brûle la cervelle à son frère. Chaïnitza accourt au bruit, et voit son mari étendu mort entre son frère et son beau-frère. Elle veut appeler ; mais on l’arrête, et on la menace de mort si elle fait un pas ou pousse un cri de plus. Et, comme elle reste immobile de douleur et d’épouvante, Ali fait signe à Soliman, qui la couvre de sa pelisse, et la proclame son épouse. Ali déclare le mariage conclu, et s’éloigne pour le laisser s’accomplir.
Ainsi furent célébrées ces terribles noces, au sein même du crime, à côté du cadavre encore palpitant de celui qui était un instant auparavant le mari de la fiancée et le frère du fiancé.
Les assassins publièrent la mort du pacha, en l’attribuant, comme cela se pratique en Turquie, à une apoplexie foudroyante. Mais la vérité ne tarda pas à se dégager des voiles menteurs dont on l’avait entourée. Les suppositions dépassèrent même la réalité, et l’opinion générale fit Chaïnitza complice du crime dont elle n’avait été que témoin. Il est vrai que les apparences justifièrent jusqu’à un certain point ces soupçons. La jeune femme s’était vite consolée dans les bras de son second époux de la perte du premier, et le fils qu’elle avait eu de celui-ci mourut bientôt de mort subite, comme pour laisser Soliman légitime et paisible héritier de tous les biens de son frère. Quant à la fille, comme elle n’avait aucun droit et ne pouvait nuire à personne, elle vécut, et fut mariée dans la suite à un bey de Cleïsoura, qui devait aussi un jour figurer tragiquement dans l’histoire de la famille Tébélen.