Le colporteur fit observer :
– C’est pauvre, la terre, par ici ?
– Oui, plutôt.
« Pourtant, elle n’est pas mauvaise, du côté de Runesto. Le défunt marquis la faisait bien cultiver, et Mme la marquise y tient la main aussi.
« Le domaine est d’un bon rapport, c’est sûr... Tant mieux, parce que ces gens-là, ils ont la main sur le cœur !
« Tenez, moi, Yves Gouez, une année, j’ai eu un mal au pied que je ne savais plus comment faire, et que je criais la nuit tant je souffrais.
« Les médecins n’y voyaient que du feu, et la vieille Annik, cette sorcière, augmentait le mal avec ses herbes mauvaises.
« Alors, Mme de Penvalas est venue... Oui, mon garçon, tous les jours, et à pied, quoique ce soit une dame âgée, pas bien allante... Elle m’a soigné comme qui dirait une sœur de charité avec de bonnes paroles par là-dessus. Bref, au bout de quinze jours, j’étais guéri, et je marchais comme avant.
« Aussi, je vous assure bien qu’il ne faudrait pas qu’on touche à cette femme-là, ou à ses petits enfants !... Ah ! mais non !
Et le vieux marin brandit sa pipe, en fronçant terriblement les sourcils.
Sur ce promontoire, le vent soufflait presque perpétuellement... Elsa tenait son capuchon bien serré autour de sa tête et le colporteur avait enfoncé jusqu’aux oreilles son béret. Il semblait marcher difficilement. Depuis un instant, il ne disait rien, et son visage s’altérait visiblement.
Près du logis, un vieux figuier, un peu tordu, étendait ses branches garnies de feuilles nouvelles. La maison le préservait des vents d’ouest, les plus terribles, comme l’expliquait le marin à ses compagnons.
– C’est un ancien. On dit qu’il a des cents ans... Il paraît que ça vit vieux, ces arbres-là.
Elsa demanda :
– Est-ce qu’il donne encore des fruits ?
– Oui, mais pas grand-chose de fameux.
« Ah ! c’est à Runesto qu’il y en a des beaux figuiers et des belles figues !... C’est un sucre !... Mme la marquise m’en apporte tous les ans, la chère dame !
Le vieillard, en parlant, s’avançait vers la porte et introduisait une grosse clef dans la serrure.
Elsa, qui regardait à ce moment son père, le vit porter la main à sa poitrine.
Est-ce que vous souffrez encore, papa ?
– Oui... et j’étouffe...
« J’ai eu tort de venir ici... Le vent est trop fort.
Le marin se retourna et le regarda attentivement.
– Vous avez une fichue mine, c’est sûr !... Entrez vite, vous allez vous reposer.
Il poussa la porte, entra dans un vestibule sombre et froid, où le suivirent ses compagnons, puis de là dans une grande pièce, dont il ouvrit promptement les volets.
– Là !... C’est le salon... Asseyez-vous, et puis restez bien tranquille, le temps que ça se passe. Vous ne gênez personne, pas vrai ?... et c’est pas le commandant qui dirait quelque chose s’il vous voyait là, car il est bon comme du pain.
Le colporteur se laissa tomber dans un fauteuil... Son teint blafard prenait une nuance livide ; une petite sueur perlait à ses tempes, mouillait son corps...
Il s’inquiétait sérieusement, cette fois... De tels malaises, répétés, ce n’était pas chose ordinaire...
Elsa, debout près du fauteuil, attachait sur son père un regard anxieux. Elle lui tenait la main et la sentait glacée, frissonnante.
Le marin, près d’une fenêtre, fumait silencieusement sa pipe. Il considérait avec un intérêt placide les étrangers, en demandant de temps à autre :
– Eh bien ! ça va-t-il mieux ?
Le colporteur répondait :
– Oui, un peu... Ça passe, tout doucement...
Il s’enfonçait dans le grand fauteuil de chêne recouvert de tapisserie fanée... La vaste pièce, entièrement garnie de boiseries grises, contenait quelques beaux vieux meubles disparates, quelques portraits d’une valeur inégale. Un lustre de cristal, énorme, descendait du plafond à caissons jadis peints et dorés. De lourds rideaux de brocart usé, couleur d’écarlate, garnissaient les deux fenêtres étroites et hautes, ouvrant, l’une du côté des terres, l’autre sur la côte sud du promontoire.
Le colporteur, au bout de quelque temps, commença de regarder autour de lui avec intérêt... Visiblement, il se trouvait mieux. Enfin, il se leva, en disant :
– Là, c’est passé !
« Un malaise nerveux, certainement... Mais c’est bien pénible !
« Je verrai un médecin pour savoir s’il n’y a pas moyen de me débarrasser de ça.
Le marin approuva.
– Oui, faut voir. C’est embêtant à conserver, ces choses-là.
Le colporteur fit quelques pas, en répétant : C’est passé... C’est passé tout à fait.
Sa physionomie reprenait l’expression habituelle ; le teint perdait sa lividité.
Il fit le tour de la pièce, regardant les meubles, et murmurant :
– Pas mal !... Pas mal !
Le vieillard demanda :
– Vous vous y connaissez, dans ces machines-là ?
– Un peu.
« Vous savez, quand on a roulé sa bosse d’un coin de la France à l’autre, on s’instruit sur bien des petites choses, si on n’est pas une bête.
– Eh oui ! c’est comme les marins... On bourlingue, on bourlingue, et ça fait voir du pays, ça vous ouvre l’entendement...
« Est-ce que vous voulez visiter le reste ?... Peut-être que ça vous fatiguera ?
– Mais non, mais non ! Au contraire, cela me distraira... Et, si c’est nerveux, rien ne vaut la distraction, vous savez.
– C’est sûr !
« Venez, alors... Ici, vous avez bien tout vu ?
« Hein ! le beau lustre ? Ça doit valoir cher, des machins comme ça ?
– Eh oui !... plus ou moins... Celui-là est très beau, en effet.
La maison, toute en longueur, était composée d’un rez-de-chaussée au-dessus duquel se trouvaient de petites pièces très basses d’étage, mal éclairées, à peine habitables. Un très large corridor, dallé de pierres, aux murs de granit, à la haute voûte sombre, divisait en deux le logis. Toutes les pièces ouvraient sur lui... Successivement, Yves Gouez les montra aux étrangers. Elles n’avaient rien de particulier, sinon leurs vastes dimensions, l’étroitesse et la rareté des fenêtres, la hauteur des plafonds à poutrelles ou à caissons, et quelques meubles assez intéressants, ici ou là.
– Mme de Valserres voulait que son mari les fît expédier chez eux, dit le vieux marin ; mais le commandant lui déclara que leur appartement de Brest était déjà encombré de meubles...
Sans ça, elle avait l’air de trouver ceux-là à son goût.
– Elle n’avait pas tort. Ils ont une certaine valeur, par le temps qui court.
À l’extrémité du corridor, le vieillard s’arrêta devant une large porte de chêne décorée de gros clous de fer très brillants.
– Hein ! c’est frotté, ça ? Le commandant peut venir, la maison est propre.
« Ici, vous allez voir quelque chose...
Il introduisit une clef dans la serrure et ouvrit le lourd battant... Puis il entra, suivi du colporteur et d’Elsa, tous deux beaucoup plus intéressés que ne le pensait leur cicérone.
Ils se trouvaient dans une grande pièce vide, au sol fait de dalles de granit. Une énorme cheminée, très primitive, ouvrait son âtre noir. Aux murs épais, des lambeaux de tapisseries pendaient... Très haut, deux petites fenêtres sans vitres, à croisillons de fer, laissaient passer un jour avare.
Yves Gouez expliqua :
– Aux jours de très grande tempête, il arrive que la mer déferle jusqu’à la maison, et elle entrerait ici comme chez elle, si les fenêtres n’étaient pas placées là.
Le colporteur, qui regardait attentivement autour de lui, demanda :
– À quoi servait cette salle ?
– C’était la chambre d’Even le Roux. Et tenez, ici...
Le marin s’approcha et frappa du pied sur une dalle.
– C’est l’entrée des souterrains. Voyez l’anneau qui servait à soulever ça...
Le colporteur s’avança, en réprimant avec peine un mouvement d’ardent intérêt.
Dans la dalle, on voyait un énorme anneau rouillé. Par ailleurs, elle ne se distinguait pas autrement des autres, et semblait complètement soudée à ses voisines.
Le colporteur demanda :
– Elle a été scellée, n’est-ce pas ?
– Oui ; voilà bien longtemps.
« Et maintenant, est-ce que vous voulez voir le bout du promontoire ?
– Mais, oui, certainement.
Ils sortirent de la salle, passèrent dans le corridor pour gagner la porte menant au-dehors. Puis ils longèrent la maison, et virent devant eux l’extrémité du promontoire, dressé à pic sur la mer.
Ici, la mer demeurait en courroux, sans relâche. Ses vagues se lançaient à l’assaut du roc, le couvraient d’écume, le harcelaient comme des furies, en grondant sourdement.
Le vent, sur ce point, redoublait de violence, Elsa saisit le bras de son père.
– Cela va te faire mal, papa !... Retournons !
– Oui... Attends...
« Je veux voir... Cette situation est superbe !
Il regardait devant lui, autour de lui, longuement, une flamme dans les yeux.
Le vieux marin opina :
– Oui, c’est beau !
« Les étrangers viennent toujours voir ça, quand ils visitent le pays...
« La mer sauvage, dame ! c’est bien ici !... Et elle ronge la côte, cette coquine !... Si vous voyiez toutes les grottes qu’elle a creusées !
« Rien que dans ce promontoire, il y en a plusieurs qui jamais ne se découvrent, même aux plus basses marées... Une surtout, dont on raconte qu’elle communique avec les souterrains, tant elle est profonde.
Le colporteur retint un tressaillement.
– Où cela ?
– Sur le flanc sud... là, tenez. On ne s’en doute pas car son ouverture est toujours sous l’eau. Je ne pourrais même pas vous dire où elle se trouve exactement.
– Comment sait-on qu’elle existe ?... Quelqu’un l’a-t-il vue ?
– Probable, puisque c’est dans l’histoire.
– Dans quelle histoire ?
– Dans celle du pays, donc ! C’est des choses qu’on raconte, qui nous viennent des anciens.
La physionomie de l’étranger se rembrunit.
– Ah ! bon ; c’est une légende !
– Je n’en sais rien... Ça peut être vrai.
– Évidemment.
« On dit aussi que ces souterrains s’étendent jusqu’à Runesto ?
– Il paraît... Mais l’ancêtre des marquis de Penvalas qui fit bâtir le château, y ayant été voir, un jour, en revint comme un fou, avec des cheveux tout blancs, et ordonna que fût scellée l’entrée de par chez lui. Jamais il ne voulut dire ce qu’il avait vu là-dedans... Et voilà comment personne n’alla plus dans les souterrains.
Elsa tira la manche de son père.
– Papa, viens !... Ce vent est terrible !
– Oui, ma petite.
Ils rebroussèrent chemin... De temps à autre, l’étranger se détournait, regardait encore la pointe du promontoire, l’horizon de mer voilé par la brume sombre, et murmurait :
– Superbe !... vraiment superbe !
Au moment de s’engager à nouveau dans le sentier menant à Conestel par la côte, le colporteur s’arrêta.
– Je crois que je ferais mieux de revenir par les terres. Cet air marin, si vif, ne me va pas du tout.
« Voilà que je sens encore ces étouffements...
– Bien oui, si ça vous gêne, rentrez par Runesto. Ce n’est pas plus long, parce que vous pourrez gagner Conestel presque en ligne droite.
– Bonsoir, donc, et merci !
– De rien. Si ça vous a fait plaisir, tant mieux !
Et, serrant la main de l’étranger, puis celle que lui tendait Elsa, Yves Gouez s’éloigna, sa pipe à la bouche.
Elsa mit sa main sous le bras de son père.
– Marchons doucement, papa, pour ne pas te fatiguer.
– Oui... Cela ira mieux, quand je ne sentirai plus cet air qui fouette... qui serre la poitrine...
Ils avancèrent lentement... La lande s’étendait devant eux, semée de rocs affleurant le sol, couverte d’ajoncs et de maigres petites bruyères... Puis vinrent des champs, des petits vergers, des terrains couverts d’une herbe rase où broutaient des moutons... Peu à peu, la terre prenait un aspect plus fertile, à mesure qu’on approchait du château, dont la grosse tour crénelée apparaissait maintenant entre les frondaisons des vieilles futaies magnifiques.
Près d’un talus bordant une prairie, le colporteur, qui semblait souffrir, s’arrêta, en disant :
– Reposons-nous là.
– Mais, papa, c’est mouillé.
– Étends ma pèlerine, nous nous mettrons dessus.
Ils s’assirent, et l’homme, aussitôt, prit dans sa poche un calepin, sur lequel il se mit à écrire, d’une main agitée.
De temps à autre, des mots s’échappaient de ses lèvres :
« Situation parfaite... Et, si les souterrains existent, on peut faire quelque chose de fort intéressant...
« Il faudrait aussi qu’on fouillât ces grottes sous-marines... Des scaphandriers y arriveront, peut-être...
« Enfin, c’est à étudier... Je montre une voie, simplement. Mais elle peut être excellente.
Quand il eut fini d’écrire, l’étranger ferma son calepin, et dit d’un ton résolu, en le remettant dans sa poche :
– Il faut absolument que ce Valserres nous vente sa maison.
« Ce ne sera peut-être pas bien difficile à obtenir, d’ailleurs, car, d’après ce que j’ai compris, sa femme est une dépensière, qui est en train de le ruiner. Alors, il sera trop content qu’on lui paye un prix raisonnable sa vieille bicoque.
« Allons, petite, repartons !
« Ces maudits étouffements ne cessent pas... Et toujours cette douleur qui me tient là...
Ils se levèrent, reprirent leur marche... L’homme semblait avancer avec peine... Bientôt ils se trouvèrent près de l’entrée de Runesto. Deux massifs piliers de granit se dressaient de chaque côté. La grille était ouverte sur l’avenue des chênes centenaires conduisant au château, dont on apercevait d’ici l’imposante masse grise.
Le colporteur s’arrêta, en portant les deux mains à sa poitrine.
– Je ne peux plus...
« J’étouffe... Je souffre trop.
Son visage s’altérait de façon effrayante.
Il répéta : « Je souffre ! » et se laissa tomber sur le sol.
Elsa jeta un cri d’effroi et se mit à genoux près de lui.
– Papa !... papa !
Il dit, d’une voix à peine perceptible :
– Va au château... demande... du secours...
« Mais, avant... mes papiers... prends... le calepin surtout...
Il essayait de trouver sa poche... Elsa guida sa main, et il sortit quelques papiers, puis le calepin sur lequel il avait écrit tout à l’heure.
– Prends... Cache bien... Pour remettre à Otto... ou Ulrich... Et puis, va... vite !
Elle obéit, courut le long de l’avenue, passa le pont jeté sur les douves, traversa l’imposante cour d’honneur fermée d’un côté par la grosse tour ronde à mâchicoulis, de l’autre par un corps de bâtiment un peu postérieur au reste du château et soudé à une tour à poivrière – le tout relié par le principal corps de logis, noble construction d’allure féodale, comme la tour sa voisine.
Une porte était ouverte... Elsa s’y engouffra, au hasard, et se heurta au jeune garçon brun rencontré la veille.
Il s’exclama :
– Eh bien ! qu’est-ce que c’est ?
– Pardon !... Mais papa est malade... Il faudrait qu’on vienne à son secours...
La physionomie d’Alain de Penvalas exprima aussitôt un intérêt compatissant.
– Ah ! pauvre petite !... Où cela ?
– Près de l’entrée de l’avenue. Il étouffe, je ne sais ce qu’il a...
– Eh bien ! je vais vite prévenir ma grand-mère ! Attendez-moi là !
Quelques instants plus tard, il revenait avec la dame aux cheveux blancs qu’Elsa avait aperçue hier, descendant de voiture devant le presbytère, avec une petite fille. Et tous trois se hâtèrent vers le lieu où était demeuré le colporteur.
Chemin faisant, Mme de Penvalas encourageait l’enfant avec de douces paroles... On allait le soigner, son père, et il serait vite remis... Précisément, le médecin de Kerhuel se trouvait chez le jardinier du château, dont les deux petits enfants étaient malades. Un domestique était allé le prévenir, et il viendrait dans un moment.
L’homme était toujours à terre, le dos appuyé contre un arbre. Il étouffait encore, mais semblait souffrir moins.
D’une voix faible, il s’excusa du dérangement qu’il causait... Mais la marquise l’interrompit avec bonté.
– C’est trop naturel !... Voyons, mon brave homme, pourrez-vous marcher jusqu’au château, en vous appuyant sur nous ?
– Je crois que oui, madame.
Il se leva, aidé par Mme de Penvalas et son petit-fils. Puis, à leur bras, il s’achemina lentement vers le château, suivi d’Elsa, dont les cheveux sombres, dégagés du capuchon qui avait glissé sur ses épaules, tombaient en longues mèches sur le visage bouleversé.