SUZANNE
Sur terre les humains passent comme les feuilles :
si le vent fait tomber les unes sur le sol
la forêt vigoureuse, au retour du printemps, en fait
pousser bien d'autres ;
chez les hommes ainsi les générations l'une à l'autre
se succèdent.
L'Iliade, chant VI–Homère
1
Je suis encore en vie mais il est temps de préparer mon après… En particulier de dire la vérité à Raphaël qui, peut-être, l'a déjà devinée. Je ne lui ai jamais vraiment menti. J'ai simplement laissé se poser sur notre histoire une petite couche de silence, comme on étend un voile sur de jeunes plantes, pour les protéger du froid.
Lorsqu'on me dit qu'il me ressemble, je réponds dans un rire : Oui, à ceci près que lui est jeune et beau... Comme pour cacher combien cela me fait plaisir. C'est vrai qu'il est long et mince comme moi, et noir de poils comme je ne le suis plus. Mais le voilà dans l'épanouissement de la trentaine alors que je suis octogénaire. J'emploie désormais ce mot que j'ai toujours trouvé plutôt vilain. Il me permet de cesser de comptabiliser les ans qui continuent à me rattraper subrepticement. Je fais comme les femmes qui savent depuis toujours transformer une décennie en une sorte de longue année.
Mais, hier, une phrase de Raphaël m'a renvoyé très loin sur ce chemin de vie qui s'allonge derrière moi. Il a dit : Est-ce que je peux venir le prochain week-end avec quelqu'un ?... Une jeune femme, sans doute. Probablement jolie...
C'est, à un ou deux mots près, ce que m'avait dit Fabrice, mon fils premier-né, et qui me paraît appartenir à une autre existence.
J'avais alors à peine plus de cinquante ans. Ce n'est pas vraiment vieux. Pour autant, je ne me sentais plus tout à fait jeune car la mort, cette coureuse dont on croit toujours qu'elle va aller ailleurs, avait déjà frappé à ma porte. Trois fois de suite, elle m'avait enlevé un proche et laissé au cœur cette fissure, cette interrogation sourde qui, progressivement ou brutalement, remplace en nous l'inconscience de l'enfance et de la jeunesse face au temps qui passe.
Quelques années après le décès de mes parents, j'avais durement ressenti la maladie puis la disparition de Suzanne. Nous commencions à peine à songer qu'un jour, nous serions en retraite, juste pour nous réjouir des voyages que nous allions pouvoir entreprendre et de tout ce que nous projetions de faire lorsque nous aurions tout ce temps à nous. Et puis elle était morte et il n'y avait pas eu de voyage, du moins pas ceux dont nous avions rêvé…
Après l'office religieux, Fabrice et moi avions cheminé le long des allées du cimetière, épaule contre épaule. Le cancer m'avait pris Suzanne. Au moins me restait-il son fils, notre fils avec son éclatante jeunesse et aussi mon ignorance de ce qui allait suivre. Et lorsque, l'année suivante, il m'a demandé s'il pouvait me présenter une amie lors de sa prochaine visite, je me suis réjoui tristement de ce signe de vie. Je n'ai pas imaginé une seconde que ce projet-là aussi resterait lettre morte.
Pourtant, quelques jours après, l'avion qu'il pilotait s'est abîmé en Forêt-Noire me donnant la certitude que mon existence s'arrêtait pour de bon. Il ne me restait cette fois plus aucune raison de respirer, décider, entreprendre, désirer quoi que ce soit.
On ne se souvient plus guère de cette époque où les garçons et les filles parvenaient à vivre sans un baladeur ou un portable vissé aux oreilles. C'était un autre monde. Les ordinateurs, gros et plutôt laids, étaient réservés aux professionnels et à quelques passionnés. Nul n'imaginait qu'ils pourraient remplacer un jour les encyclopédies, les lettres et les rendez-vous d'amour.
Dans une ville que je ne connaissais guère que par son député-maire qui était mon ami, des militants tout entiers engagés dans la préparation des élections législatives imminentes, attendaient le retour de l'avion ramenant leur leader d'un autre meeting, dans un autre lieu. Moi, j'attendais Fabrice, qui pilotait l'appareil. Je l'aimais bien cet élu au visage mince d'homme frugal, cet agnostique entré en politique comme d'autres chez les moines et j'avais mis ainsi à sa disposition, par pure amitié, ce que j'avais de plus cher au monde depuis la disparition de Suzanne, mon fils et un avion.
Ma passion de l'aviation date de mon enfance. Celle-ci a été bercée par les exploits de Mermoz et de ses copains de l'Aéropostale et Hélène Boucher fut la première femme qui me fit rêver. Je commençais à bien savoir lire lorsque les journaux relatèrent sa mort aux commandes d'un Caudron-C 460 rafale. Elle avait vingt-six ans et il y avait trois ans qu'elle avait obtenu son brevet de pilote. Qu'elle ait, en si peu d'années, réussi à donner à la France le record du monde de vitesse et à s'auréoler d'une gloire que perpétuent encore aujourd'hui des rues, des places et surtout des lycées et collèges qui portent son nom, me fascinait. C'est à elle plus encore qu'à ma mère que je dois de n'avoir jamais considéré les femmes comme les suivantes des hommes, faiseuses d'enfants ou simples objets de jouissance.
Plus tard, après la guerre, j'ai dévoré Le grand cirque de Clostermann. Je m'imaginais survolant les montagnes, toujours plus haut près des nuages. Enfant, j'avais appris la géographie au fil des étapes bouclées par les pionniers partis dans leurs drôles de machines à la conquête de la Cordillère des Andes, des côtes africaines ou de Saïgon. Mais à seize ans, cela ne me suffisait plus. Je passais des heures à traîner sur le petit aérodrome situé pas très loin de la maison, ce qui faisait tempêter mon père, fonctionnaire consciencieux et bien noté. Il n'ignorait pas que dans les temps héroïques de l'Aéropostale, des hommes étaient morts pour acheminer les sacs de courriers, toujours plus vite et toujours plus loin, à bord d'avions dont on n'oserait pas se servir aujourd'hui pour des baptêmes de l'air. Mais cela ne lui donnait pas la réponse à la question qu'il me posait sans cesse :
C'est bien beau, tes avions ! Mais ça te mènera où ?...
Ma mère s'employait à le calmer.
Mieux vaut qu'il rode sur le terrain d'aviation que dans la rue..., disait-elle avec cette sagesse profonde des femmes qui aiment leur petit.
Ayant obtenu sans problème le baccalauréat qui comportait encore deux parties, j'avais entrepris, par une sorte de consensus tacite, les études d'ingénieur qui paraissaient à mes parents les clés de la réussite et de la sécurité. De leur côté, ils me laissaient engloutir dans mes cours de pilotage les quelques sous que me valaient fêtes et anniversaires ainsi que les petits jobs effectués ici et là, le plus souvent à l'aéroclub. Il arrivait à papa de me glisser un billet supplémentaire, sans mot dire. J'ai passé avec succès mon brevet de pilote le lendemain de mes vingt et un ans. Ce n'était pas provocation de ma part : seul le hasard avait voulu que l'examen pour lequel mon moniteur m'estimait enfin prêt, coïncide avec mon accession à la majorité qu'à l'époque on imaginait encore signe d'indépendance.
C'était une très belle journée comme septembre en a le secret. Enfin, je n'allais pas me contenter de suivre du regard les petits avions qui prenaient la piste, l'œil aux aguets, toujours étonné que, même s'ils paraissaient si frêles et peu puissants, ils parviennent à s'arracher d'un coup, bien avant la fin de la piste. Cette fois, j'allais dépasser le plaisir déjà extraordinaire de prendre place à bord et de contempler du ciel le quadrillage des champs, les villages si petits et les forêts si vastes, les rivières se frayant un chemin entre les falaises. J'allais gagner le droit d'être seul aux commandes, de décider du moment précis où il faut libérer la force rugissante du moteur, cabrer l'avion ou le faire plonger. Suivre scrupuleusement son plan de vol n'empêchait pas de se sentir libre comme l'oiseau.
Pourtant je n'ai pas beaucoup utilisé ce brevet dont j'avais tant rêvé ; car il y a eu Suzanne.
C'est en descendant d'un petit Jodel avec lequel je venais de faire une virée au-dessus du Jura, que je l'ai aperçue pour la première fois. Historienne, fille d'un constructeur d'avions basé en Bourgogne, elle était venue consulter les archives de l'aéroclub. Elle projetait de restituer dans un mémoire, peut-être dans un livre, les débuts de l'aviation de tourisme, accessoirement commerciale, celle qui, après les héros de légende, essayait, sans y parvenir vraiment de devenir un gagne-pain comme un autre. Faute peut-être de documentation facilement accessible, peu d'auteurs se sont intéressés à l'histoire des petits appareils et des fous qui les pilotaient. René Chambe qui a fait les délices des gamins nés vingt ans après moi n'avait pas encore attaqué son Histoire de l'aviation. Et le gros volume qu'il a signé traite davantage des exploits sportifs des pionniers, des avions de combat et des grandes liaisons internationales que de l'aviation légère des aéroclubs privés.
Suzanne finit par décréter que le sujet était trop limité et les sources trop peu nombreuses pour qu'elle puisse mener à bien son projet. Je la connaissais déjà assez pour être surpris. Abandonner n'était pas dans sa nature. Mais au fur et à mesure que nos relations changeaient de nature et de ton, j'ai compris la vraie raison de son renoncement : malgré le plaisir et les revenus que leur construction donnait à son père, elle n'aimait pas les avions.
– C'est incroyable qu'on puisse confier sa vie à quelques morceaux de tôles, disait-elle parfois.
Et il ne fallait pas voir dans cette réflexion une sorte d'admiration pour les audacieux qui tentaient le pari. C'était juste l'expression de sa très grande méfiance. Elle détestait tout particulièrement les petits avions qui lui paraissaient encore plus périlleux que les autres. C'était l'un de ses points communs avec mon père, lui qui m'avait causé l'une des déceptions de ma vie en m'opposant un non catégorique le jour où j'avais imaginé lui faire une inoubliable surprise en l'emmenant comme passager.
Cela m'a servi de leçon. Je me gardai bien de faire la même proposition à Suzanne. Par l'une de ces mystérieuses prémonitions qu'ont souvent les femmes, peut-être celle-ci savait-elle déjà, au fond d'elle-même que l'une de ces machines volantes, qui lui paraissaient plus orgueilleuses que vraiment utiles, lui ravirait un jour son fils unique. Par bonheur, si je puis dire, son cancer lui épargna de vivre ce déchirement
C'est la première pensée qui m'est venue lorsque, après quarante-huit heures d'une angoisse chaque minute plus cruelle, l'avion et les deux corps ont été retrouvés. Le premier était celui du député qui avait réussi à parcourir la plus longue distance en direction de ce qu'il pensait être les secours. Fabrice, bien que beaucoup plus jeune était allé moins loin. Peut-être était-il plus gravement blessé ou habité d'une volonté de survivre un peu moins grande. Nul ne le saura jamais. Mais il a été vite clair que tous les deux avaient lutté toute une nuit, puis sans doute tout un jour encore, contre la mort, finalement poussés en avant par le bruit de moteurs d'avions et d'engins terrestres lancés à leur recherche. L'un de ces véhicules s'était même engagé dans le chemin le long duquel ils se traînaient mais le conducteur de l'engin à chenilles allemand s'était découragé trop tôt. Quelques centaines de mètres plus haut, il aurait trouvé les deux hommes encore en vie.
Je l'ai su lorsque tout a été fini et que j'ai pu me rendre sur les lieux avec des proches – des politiquement proches – du député.
Un gendarme allemand nous a servi de guide. Nous avons vu les traces laissées par le demi-tour des chenilles sur le chemin. La neige molle et lourde de mars y avait presque totalement fondu, tout comme la glace qui avait alourdi les ailes de l'avion et provoqué sa chute en pleine Forêt-Noire. Il ne restait que la boue. Nous avons vu un peu plus haut, la carlingue disloquée, la cabane ouverte à tous les vents où Fabrice et son compagnon d'infortune avaient attendu le jour. J'ai regardé les deux emballages de jus de fruit vides, les quelques biscuits, les compresses souillées qui étaient comme le récit muet d'une nuit dans le froid et la souffrance. J'ai imaginé les deux naufragés essayant de manger un peu pour garder un semblant de forces, de soigner leurs blessures avec la trousse de secours trouvée dans l'avion puis de dormir quelques heures.
J'avais d'abord considéré cette visite comme une sorte de privilège, l'une de ces démarches funèbres dont les psychologues disent, avec une douce sérénité dans la voix, qu'elles aident les victimes de catastrophes à faire leur deuil. Je ne dois pas être une bonne victime car, pour moi, le remède s'est montré totalement inopérant. Il m'a fourni des images de leur calvaire, des images que mon cerveau m'a ensuite servies en boucle, tout au long des jours et surtout des nuits. C'était pire qu'un disque usé qu'on passe inlassablement pour se rappeler des souvenirs qui font mal.
Le plus terrible était de penser à ce soulagement, ce bonheur qui leur avait forcément dilaté le cœur lorsque, dans le silence de la forêt, ils avaient entendu l'engin chenillé qui montait à leur rencontre. C'était cela à n'en pas douter qui les avait fait quitter leur précaire refuge. Voilà les secours qui arrivent, avait dû dire le député. Et ils étaient partis d'une démarche lente et difficile. Lui, un poumon transpercé et Fabrice atteint à la tête et au thorax de blessures dont on ne m'a pas donné le détail.