Chapitre 1

1906 Words
1 GRACE « Tu es du mauvais côté de la loi, shérif. » La voix de mon père porta jusqu’à ma cachette, dix mètres plus haut, sur le promontoire. Sa voix était rauque et grave, chargée de mauvaises intentions alors qu’elle résonnait contre le roc. Ses vieux vêtements étaient tâchés. Il était sale, le soleil faisait couler des torrents de sueur le long de la poussière de son cou. « Du mauvais côté d’une arme, » ajouta Travis qui se tenait à côté de lui en riant, avant de cracher le tabac jaunâtre de sa chique à ses pieds. Je n’avais pas besoin de me tenir plus près pour savoir qu’il empestait. Même si le torrent derrière la maison avait coulé au lieu d’être à sec à cette période de l’année, cela n’aurait rien changé. L’homme refusait tout bonnement de se laver. Mon père rit, confiant que bien qu’ils aient été pourchassés par une petite troupe, c’était lui et mon frère qui agitaient leurs armes. Comme si c’était eux les serviteurs de la loi et non pas des membres du clan Grove qui venaient de dévaliser la banque de Simms. Je m’approchai du bord de la falaise, cachée derrière les herbes hautes. En contrebas, je pouvais voir le coude puis le torrent, où mon père et Travis s’étaient cachés dans la forêt de peupliers qui bordait la rive, attendant que le shérif les rattrape pour le prendre en embuscade. Les deux hommes de loi avaient été forcés de mettre pied à terre et maintenant leurs montures s’abreuvaient, loin de se douter que leurs cavaliers étaient en danger. « On les tue, Travis, ou on leur tire dessus avant de laisser les vautours s’en charger ? » C’est ce que ferait mon père. C’était un homme cruel qui tirerait sur un homme pour le laisser mourir lentement et se vider de son sang au milieu de nulle-part. Quel dommage, cela dit. Les deux hommes qui avaient les mains en l’air, leurs armes jetées à leurs pieds, étaient de magnifiques spécimens qui méritaient de vivre. Qui méritaient que je m’attarde dessus et non que mon père leur fasse des trous dans la poitrine. De mon point de vue, je voyais l’étoile argentée sur la large poitrine du shérif. Son chapeau protégeait ses yeux du soleil et je ne pouvais pas en discerner la couleur, mais il avait des cheveux sombres qui bouclaient sous son chapeau. Sa bouche formait une ligne fine, sa mâchoire carrée était serrée. Il ne semblait pas content. Bien qu’il soit vêtu d’une chemise confortable, chaque muscle de son corps semblait tendu. Il avait les mains de côté, ses longs doigts s’agitaient. C’était comme s’il était remonté comme une horloge et attendait son heure pour frapper. Si on ne le tenait pas en joue, sa taille et son poids ferait de lui un formidable adversaire. Je n’étais pas petite, plutôt grande pour une femme, mais j’estimais que j’arriverais à la hauteur de son nez à peine. Mon père et mon frère étaient de petits gabarits, et maigres. Seules leurs armes leur donnaient l’avantage dans ce face à face. Regarder le shérif remua quelque chose en moi. Réveilla quelque chose. Je le vis d’un œil nouveau, celui d’une femme intéressée par un homme. Attirée même. Pourquoi lui ? Pourquoi maintenant ? Je n’avais jamais ressenti ce sentiment de désir auparavant. Mon cœur n’avait jamais raté de battement, pas plus que je n’avais eu le souffle coupé après un regard. Bien que je sois complètement femme—ma poitrine bien maintenue en était la preuve—je ne m’étais jamais comportée comme tel. Pas en ayant été la seule femme dans la famille. Je n’avais jamais pensé que j’en serais une… que je porterais des robes apprêtées, des corsets, des chapeaux, ou que je désirerais un homme. Tous ceux que j’avais croisés s’étaient avérés méchants, désagréables et affreux. Était-ce cet intérêt soudain qui me poussait à trouver l’homme qui se tenait à ses côtés tout aussi attirant ? Je n’avais jamais vu d’homme avec les cheveux roux auparavant. Il ne portait pas de chapeau et ses boucles auburn tombaient sur son front de manière négligée. Même à distance, je pouvais voir ses yeux verts, comme l’herbe sur laquelle j’étais allongée. Il ne semblait ni effrayé ni paniqué. Il semblait… furieux. Sa colère envers mon père et mon frère était évidente. Je rampai encore un peu plus près du bord, l’herbe formait un coussin sous mon corps, et posai mon pistolet devant moi. Et continuai de les reluquer. Peut-être parce que j’avais l’habitude des menaces de mon père, je demeurai calme dans une situation aussi périlleuse et observai ce séduisant duo. Oh mon dieu. Ils étaient virils. Intenses. Imposants, même quand ils contemplaient le canon d’un revolver. Mon père et Travis se sentaient virils quand ils tenaient leurs armes. Ils en avaient besoin pour se sentir puissants. Quant aux deux autres, ils transpiraient la virilité naturellement. Le fait de savoir qu’ils pourchassaient les membres du clan Grove afin de les amener devant la justice ne faisaient que renforcer cette attraction. Ils n’étaient pas comme ma famille. Ils étaient mieux. Meilleurs. Et cela ne m’intriguait encore plus. Pour la première fois de ma vie, j’avais envie de courir me jeter dans les bras d’un homme. De deux hommes. Je voulais sentir leurs corps fermes, prendre leurs visages dans mes mains et sentir leur barbe râpeuse. Je voulais me sentir petite, féminine. Je voulais ressentir. Avec eux, je pourrais ressentir quelque chose. Mais ils ne resteraient pas passifs comme maintenant. Ils me prendraient comme ils voudraient. Cette idée semblait si mauvaise… c’est ce que faisait mon père. Oh, pas de la même manière, mais il me prenait tout. Mon père et Travis me rendaient si malheureuse. Je cuisinais et nettoyais comme une servante. Comme une esclave plutôt, vu que je n’étais pas payée pour mes efforts. Quand mon père buvait, je me cachais, depuis que j’avais découvert qu’il aimait passer sa colère sur moi, quelle qu’en soit la cause. Travis ne m’avait jamais protégée, il s’était contenté de me dire que je le méritais. Que je n’étais qu’une femme inutile. Leur contrôle sur moi avait constamment oscillé entre le bon et le mauvais côté de la loi. Je n’avais jamais commis aucun des crimes pour lesquels ma famille était connue, mais j’étais certainement coupable car j’étais leur complice. J’aurais pu quérir le shérif en de nombreuses occasions et lui dire où allait se produire leur prochain braquage. Mais je ne l’avais jamais fait, pas une seule fois tant j’avais eu peur pour ma vie. Mon père n’était pas un tendre, c’était une brute. Et ensuite, il avait découvert la seule manière pour une simple femme de se rendre utile. L’enfoiré. C’est pourquoi je me tenais là en cet instant. Les hommes de loi n’étaient pas les seuls à être venu crier vengeance. « Laisse tomber, Grove, » dit le shérif. Sa voix était aussi tranchante qu’un poignard. Cela fit rire mon père et Travis ; ils pensaient manifestement être aux commandes en ce moment, avoir le pouvoir, qu’ils pourraient éteindre la vie de leurs victimes s’ils le désiraient. « Tu n’es pas en position de me menacer, shérif, » dit Travis. « C’est nous qui tenons les armes. » Mais ils n’étaient pas les seuls. Toujours baissée, je posai mon arme devant moi et visai. J’étais plus à l’aise avec ma carabine, mais le Colt que j’avais pris à Barton Finch ferait l’affaire. À y repenser, j’aurais dû le tuer avec. Stupide erreur de ma part que de lui avoir laissé la vie sauve vu ce qu’il manigançait. J’étais tellement en colère contre mon père que j’étais partie en coup de vent. Pour le traquer, ainsi que mon frère. Cela faisait longtemps que je rêvais de tuer ce qui restait de ma famille. J’imaginais comment faire, le soir, allongée dans mon lit. J’avais hâte de me libérer d’eux. Mon père avait appris à tirer à mes frères et il s’était moqué de moi en me laissant m’entraîner avec eux, mais il n’avait probablement jamais imaginé que je retourne l’arme contre lui. Et que j’appuie sur la détente. Ma haine envers eux m’avait envahie comme la gangrène. Nous étions du même sang, et habitions le même taudis, mais je n’avais rien en commun avec eux. Mes pensées les plus sombres portaient toutes sur eux, et personne d’autre. Je ne voulais faire de mal à personne d’autre. Je ne les laisserais pas tuer deux innocents. Pas deux personnes qui remplissaient leur mission, celle de maintenir la paix. De rendre justice. « C’est l’heure de rencontrer ton créateur, shérif, ». Mon père arma son pistolet. Et moi aussi. Et je tirai la première. La détonation fit sursauter le shérif, mais c’est mon père qui s’effondra sur le sol. « Ça, c’est pour m’avoir vendue à Barton Finch, » murmurai-je, en regardant mon père se tortiller en appuyant les mains contre sa blessure à la cuisse, le sang s’écoulait entre ses doigts. Il criait de douleur, jurant, cherchant d’où avait pu venir le coup de feu. Je saisis l’occasion, alors que Travis regardait vers mon père, confus, et rechargeai mon pistolet. Facile de viser, Travis était une cible immobile, bien plus large que les bouteilles de whisky vides sur lesquelles je m’entrainais. Feu. Il tomba à l’endroit exact où il se trouvait. « Et ça, Travis, c’est juste parce que t’es un connard. » Le shérif et l’autre homme se baissèrent instinctivement mais foncèrent vers Travis et mon père pour leur prendre leurs armes afin qu’ils ne représentent plus un danger. Je ne les avais pas tués, mais il était impossible qu’ils fassent du mal à qui que ce soit désormais. Mettre fin à leurs jours serait trop charitable pour eux, trop simple. Je leur avais tiré dessus comme ils avaient eu l’intention de le faire au shérif et à l’autre homme. Mais contrairement à ma famille, j’avais fait en sorte que leurs blessures ne soient pas mortelles, à condition qu’elles soient vites prises en charge. Nous étions à quelques kilomètres de Simms. Le shérif pouvait transporter leurs corps sanguinolents vers la ville où un médecin les soignerait, avant de les condamner à la corde. Ou alors il pouvait les laisser pourrir sur place. C’était son choix. Je considérerais que la justice serait rendue dans les deux cas. Glissant les armes dans leurs pantalons, le shérif et l’autre homme ramassèrent les leurs et les pointèrent dans ma direction. Leurs regards balayèrent le parapet à la recherche du tireur. Moi. Peut-être étais-je aussi cruelle que mon père car je souhaitais le faire souffrir ainsi que mon frère, mais après ce qu’il m’avait fait ? Après qu’il m’ait livrée à Barton Finch ce matin, il ne me restait aucune pitié. J’avais évité de me faire v****r. De justesse. Je n’avais pas imaginé prendre ma revanche aussi vite. Mais c’était fait. Je me levai et ajustai mon chapeau, et regardai la scène une dernière fois, un sourire aux lèvres en voyant mon père et Travis se tordre de douleur. p****n, j’aurais dû achever Barton Finch quand j’en avais eu l’occasion, alors tout le clan des Grove serait soit mort, soit en route vers sa tombe. Quand les deux hommes m’aperçurent, je les toisai un bref instant en me demandant comment ce serait de leur appartenir, sachant que cela n’arriverait jamais. Deux hommes ne pouvaient pas désirer une femme, et je me comportais à peine comme tel. Je n’avais même pas de robe, et toujours une natte que je cachais sous mon chapeau. Et comme si cela n’était pas déjà assez repoussant, il y avait pire encore. J’étais une Grove.
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