Les employés, ou la femme supérieure-2

2094 Words
Mis à portée d’étudier l’administration française et d’en observer le mécanisme, Rabourdin avait opéré dans le milieu où le hasard faisait mouvoir sa pensée, ce qui, par parenthèse, est le secret de beaucoup d’œuvres humaines, et il avait fini par inventer un nouveau système d’administration. Connaissant les gens auxquels il aurait affaire, il avait respecté la machine qui fonctionnait alors, qui fonctionne encore et qui fonctionnera longtemps ; car tout le monde se serait effrayé à l’idée de la refaire, mais personne ne pouvait se refuser à la simplifier. Le problème à résoudre était donc un meilleur emploi des mêmes forces. Dans sa plus simple expression, ce plan consistait à remanier les impôts de manière à les diminuer sans que l’État perdît ses revenus, et à obtenir, avec un budget égal au budget qui soulevait alors tant de folles discussions, des résultats deux fois plus considérables que les résultats actuels. Une longue pratique avait démontré à Rabourdin, qu’en toute chose la perfection était produite par de simples revirements. Économiser, c’est simplifier. Simplifier, c’est supprimer un rouage inutile : il y a donc déplacement. Aussi, son système reposait-il sur un déclassement, il se traduisait par une nouvelle nomenclature administrative. Là gît peut-être la raison de la haine que s’attirent les novateurs. Les suppressions exigées par le perfectionnement, et d’abord mal comprises, menacent des existences qui ne se résolvent pas facilement à changer de condition. Ce qui rendait Rabourdin vraiment grand, était d’avoir su contenir l’enthousiasme qui saisit tous les inventeurs, d’avoir cherché patiemment un engrenage à chaque mesure afin d’éviter les chocs, en laissant au temps et à l’expérience le soin de démontrer l’excellence de chaque changement. La grandeur du résultat ferait croire à son impossibilité, si l’on perdait de vue cette pensée au milieu de la rapide analyse de ce système. Il n’est donc pas indifférent d’indiquer, d’après ses confidences, quel qu’incomplètes qu’elles furent, le point d’où il partit pour embrasser l’horizon administratif. Ce récit, qui tient d’ailleurs au cœur de l’intrigue, expliquera peut-être aussi quelques malheurs des mœurs présentes. Xavier avait d’abord été profondément ému par les misères qu’il avait reconnues dans l’existence des employés, il s’était demandé d’où venait leur croissante déconsidération ; il en avait recherché les causes, et les avait trouvées dans ces petites révolutions partielles qui furent comme le remous de la tempête de 1789 et que les historiens des grands mouvements sociaux négligent d’examiner, quoi qu’en définitif elles aient fait nos mœurs ce qu’elles sont. Autrefois, sous la monarchie, les armées bureaucratiques n’existaient point. Peu nombreux, les employés obéissaient à un premier ministre toujours en communication avec le souverain, et servaient ainsi presque directement le roi. Les chefs de ces serviteurs zélés étaient simplement nommés des premiers commis. Dans les parties d’administration que le roi ne régissait pas lui-même, comme les Fermes, les employés étaient à leurs chefs ce que les commis d’une maison de commerce sont à leurs patrons ; ils apprenaient une science qui devait leur servir à se faire une fortune. Ainsi, le moindre point de la circonférence se rattachait au centre et en recevait la vie. Il y avait donc dévouement et foi. Depuis 1789, l’État, la patrie si l’on veut, a remplacé le Prince. Au lieu de relever directement d’un premier magistrat politique, les commis sont devenus, malgré nos belles idées sur la patrie, des employés du gouvernement ; leurs chefs flottent à tous les vents d’un pouvoir qui ne sait pas la veille s’il existera le lendemain et qui s’appelle le Ministère. Le courant des affaires devant toujours s’expédier, il surnage une certaine quantité de commis qui se soit indispensable quoique congéable à merci et qui veut rester en place. La bureaucratie, pouvoir gigantesque mis en mouvement par des nains, est née ainsi. Si en subordonnant toute chose et tout homme à sa volonté, Napoléon avait retardé pour un moment l’influence de la bureaucratie, ce rideau pesant placé entre le bien à faire et celui qui peut l’ordonner, elle s’était définitivement organisée sous le gouvernement constitutionnel, nécessairement ami des médiocrités, grand amateur de pièces probantes et de comptes, enfin tracassier comme une petite bourgeoise. Heureux de voir les ministres en lutte constante avec quatre cents petits esprits, avec dix ou douze têtes ambitieuses et de mauvaise foi, les Bureaux se hâtèrent de se rendre indispensables en se substituant à l’action vivante par l’action écrite, et ils créèrent une puissance d’inertie appelée le Rapport. Expliquons le Rapport. Quand les vois eurent des ministres, ce qui n’a commencé que sous Louis XV, ils se firent, faire des rapports sur les questions importances, au lieu de tenir, comme autrefois, conseil avec les grands de l’État. Insensiblement, les ministres furent amenés par leurs Bureaux à faire comme les rois. Occupés de se défendre devant les deux Chambres et devant la cour, ils se laissèrent mener par les lisières du rapport. Il ne se présenta rien d’important dans l’administration, que le ministre, à la chose la plus urgente, ne répondit ; – J’ai demandé un rapport. Le rapport devint ainsi, pour l’affaire et pour le ministre, ce qu’est le rapport à la Chambre des Députés pour les lois : une consultation où sont traitées les raisons contre et pour avec plus ou moins de partialité ; en sorte que le ministre, de même que la Chambre, se trouve tout aussi avancé avant qu’après le rapport. Toute espèce de parti se prend en un instant. Quoi qu’on fasse, il faut arriver au moment où l’on se décide. Plus on met en bataille de raisons pour et de raisons contre, moins le jugement est sain. Les plus belles choses de la France se sont faites quand il n’existait pas de rapport et que les décisions étaient spontanées. La loi suprême de l’homme d’État et d’appliquer des formules précises à tous les cas, à la manière des juges et des médecins. Rabourdin s’était dit : On est ministre pour avoir de la décision, connaître les affaires et les faire marcher. Et il voyait le rapport régnant en France depuis le colonel jusqu’au maréchal, depuis le commissaire de police jusqu’au roi, depuis les préfets jusqu’aux ministres, depuis la Chambre jusqu’à la loi. Tout commençait à se discuter, se balancer et se contrebalancer de vive voix et par écrit, tout prenait la forme littéraire. La France allait se ruiner malgré de si beaux rapports, et disserter au lieu d’agir. Il se faisait en France un million de rapports écrits par année ; aussi la bureaucratie régnait-elle ! Les dossiers, les cartons, les paperasses à l’appui des pièces sans lesquelles à France serait perdue, à circulaire sans laquelle elle n’irait pas, fleurissaient. La bureaucratie commençait, à entretenir à son profit la méfiance entre à recette et la dépense, elle calomniait l’administration pour à salut de l’administrateur. Enfin elle inventait les fils lilliputiens qui enchaînent la France à la centralisation parisienne, comme si, de 1500 à 1800, la France n’avait rien pu faire sans trente mille commis. En s’attachant à la chose publique, comme le guy au poirier, l’employé s’en désintéressa complètement, et voici commet Obligés d’obéir aux princes ou aux Chambres qui leur imposent des parties prenantes au budget et forcés de garder des travailleurs, les ministres diminuaient les salaires et augmentaient les emplois, en pensant que plus il y aurait de monde employé par le gouvernement, plus le gouvernement serait fort. La loi contraire est un axiome écrit dans l’univers : il n’y a d’énergie que par la rareté des principes agissants. Aussi l’évènement a-t-il prouvé l’erreur du ministérialisme. Pour implanter un gouvernement au cœur d’une nation, il faut savoir y rattacher des intérêts et non des hommes. Conduit à mépriser le gouvernement qui lui retirait à la fois considération et salaire, l’employé se comportait en ce moment avec lui comme une courtisane avec un vieil amant, il lui donnait du travail pour son argent : situation aussi peu tolérable pour l’administration que pour l’employé, si tous deux osaient se tâter le pouls, et si les gros salaires n’étouffaient pas la voix des petits. Seulement occupé de se maintenir, de toucher ses appointements et d’arriver à sa pension, l’employé se croyait tout permis pour obtenir ce grand résultat. Cet état de choses amenait le servilisme du commis, il engendrait de perpétuelles intrigues au sein des Ministères où les pauvres employés luttaient contre une aristocratie dégénérée qui venait pâturer sur les communaux de la bourgeoisie, en exigeant des places pour ses enfants ruinés. Un homme supérieur pouvait difficilement marcher le long de ces haies tortueuses, plier, ramper, se couler dans la fange de ces sentines où les têtes remarquables effrayaient tout le monde. Un génie ambitieux se vieillit pour obtenir la triple couronne, il n’imite pas Sixte-Quint pour devenir Chef de Bureau. Il ne restait ou ne venait que des paresseux, des incapables ou des niais. Ainsi s’établissait lentement la médiocrité de l’Administration française. Entièrement composée de petits esprits, la bureaucratie mettait un obstacle à la prospérité du pays, retardait sept ans dans ses cartons le projet d’un canal qui eût stimulé la production d’une province, s’épouvantait de tout, perpétuait les lenteurs, éternisait les abus qui la perpétuaient et l’éternisaient elle-même ; elle tenait tout et le ministre même en lisière ; enfin elle étouffait les hommes de talent assez hardis pour vouloir aller sans elle ou l’éclairer sur ses sottises. Le livre des pensions venait d’être publié, Rabourdin y vit un garçon de bureau inscrit pour une retraite supérieure à celle des vieux colonels criblés de blessures. L’histoire de la bureaucratie se lisait là tout entière. Autre plaie engendrée par les mœurs modernes, et qu’il comptait parmi les causes de cette secrète démoralisation : l’Administration à Paris n’a point de subordination réelle, il y règne une égalité complète entre le chef d’une Division importante et le dernier expéditionnaire : l’un est aussi savant que l’autre dans une arène où l’on se rejette la besogne les uns aux autres. Les employés se jugeaient entre eux sans aucun respect. L’instruction, également dispensée sans mesure aux masses, amène le fils d’un concierge de ministère à prononcer sur le sort d’un homme de mérite ou d’un grand propriétaire chez qui son père a tiré le cordon de la porte. Le dernier venu peut donc lutter avec le plus ancien. Un riche surnuméraire éclabousse son chef en allant à Longchamp dans un tilbury qui porte une jolie femme à laquelle il indique par un mouvement de son fouet le pauvre père de famille à pied, en disant : Voilà mon chef ! Les Libéraux nommaient cet état de choses le PROGRÈS, Rabourdin y voyait l’ANARCHIE au cœur du pouvoir ; car il voyait en résultat des intrigues agitées, comme celles du sérail, entre des eunuques, des femmes et des sultans imbéciles, des petitesses de religieuses, des vexations sourdes, des tyrannies de collège, des travaux diplomatiques à effrayer un ambassadeur entrepris pour une gratification ou pour une augmentation, des sauts de puces attelées à un char de carton ; des malices de n***e faites au ministre lui-même ; puis les gens réellement utiles, les travailleurs, victimes des parasites ; les gens dévoués à leur pays qui tranchent vigoureusement sur la masse des incapacités, succombant sous d’ignobles trahisons. Toutes les hautes places allaient appartenir à l’influence parlementaire et non à la Royauté ; les employés se voyaient alors dans la condition de rouages vissés à une machine : il ne s’agissait plus pour eux que d’être plus ou moins graissés. Cette fatale conviction étouffait bien des mémoires écrits en conscience sur les plaies secrètes du pays, désarmait bien des courages, corrodait les probités les plus sévères, fatiguées de l’injustice et conviées à l’insouciance par de dissolvants ennuis. Un commis des frères Rothschild correspond avec toute l’Angleterre : un seul employé pourrait correspondre avec tous les préfets ; mais là où l’un vient apprendre les éléments de sa fortune, l’autre perd inutilement son temps, sa vie et sa santé. Là était le mal. Certes un pays ne semble pas immédiatement menacé de mort parce qu’un employé de talent se retire et qu’un homme médiocre le remplace. Malheureusement pour les nations, aucun homme ne paraît indispensable à leur existence. Mais quand tout s’est à la longue amoindri, les nations disparaissent. Chacun peut, par instruction, aller voir à Venise, à Madrid, à Amsterdam, à Stockholm et à Rome les places où existèrent d’immenses pouvoirs, aujourd’hui détruits par la politesse qui s’y est infiltrée, en gagnant les sommités. Au jour d’une lutte, tout s’est trouvé débile, l’État a succombé devant une faible attaque. Adorer le s*t qui réussit, ne pas s’attrister à la chute d’un homme de talent est le résultat de notre triste éducation et de nos mœurs qui poussent les gens d’esprit à la raillerie et le génie au désespoir. Mais quel problème difficile à résoudre que celui de la réhabilitation des employés, au moment où le libéralisme criait par ses journaux dans toutes les boutiques industrielles que les traitements des employés constituaient un vol perpétuel, quand il configurait les chapitres du budget en forme de sangsues, et demandait chaque année où allait le milliard des impôts. Aux yeux de monsieur Rabourdin, l’employé, relativement au budget, était ce que le joueur est au jeu ; tout ce qu’il en emporte, il le lui restitue. Tout gros traitement impliquait une production. Payer mille francs par an à un homme pour lui demander toutes ses journées, n’était-ce pas organiser le vol et la misère ? un forçat coûte presque autant et travaille moins. Mais vouloir qu’un homme auquel l’État donnerait douze mille francs par an se vouât à son pays, était un contrat profitable à tous deux, et qui pouvait tenter les capacités.
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