Chapitre 1

1575 Words
Chapitre Un — Je veux renifler les collants du Russe, annoncé-je en posant mon mimosa sur la table d’un geste ferme et irrévocable. Vous voulez bien m’aider à m’infiltrer jusqu’à eux ? L’expression confuse sur le visage de mes sœurs en vaut presque l’humiliation. « presque » étant le mot clef. Elles s’apprêtent à beaucoup s’amuser à mes dépens, toutes les trois. — Tu parles de ce danseur de ballet pour qui tu en pinces ? demande Blue, l’une de mes cinq sœurs de portée. Ses yeux verts, les mêmes que je vois dans le miroir tous les jours, pétillent quand elle ajoute : — Ce n’est pas un espion, au fait. J’ai vérifié. Il n’est pas russe non plus, d’ailleurs. Il est né en Lettonie. Bien sûr. Blue est l’espionne de la famille, et elle croit que tous les étrangers sont membres des services de renseignement. — Je ne t’ai jamais demandé de fouiner dans sa vie, mais oui, je parle du danseur de ballet, acquiescé-je. Pour quelle autre raison un homme porterait-il des collants ? J’ignore le détail concernant son lieu de naissance. D’après sa biographie en ligne, il a grandi à Moscou. Plus important encore, « Le Russe » est un personnage de s*x and the City, ce qui n’est pas le cas du « Letton ». Blue hausse les épaules. — Parce que c’est un hipster ? Pour garder ses jambes au chaud pendant les froids hivers lettons ? Parce que son ours de compagnie ne supporte pas de voir des jambes poilues ? Gia, ma sœur aînée, qui a sa propre portée, agite sa main pâle pour faire taire Blue. Puis elle s’appuie sur ses avant-bras et m’observe avec intensité. — Qu’est-ce que ton fétiche bizarre avec les sous-vêtements masculins a à voir avec nous ? Mon œil gauche tressaille. — Je n’ai pas de fétiche. Le sourire que Gia affiche est sournois, comme toujours. — Eh, je ne te juge pas. Je résiste à l’envie de continuer à protester, parce que ça ne ferait que l’encourager. Au lieu de ça, je me console en me disant que Gia est déconcertée par ma demande. En tant que grande sœur et magicienne, elle est habituée à mystifier les gens ; elle doit être agacée que ce soit l’inverse, cette fois. Honey, une autre de mes sœurs de portée, sort une flasque de la poche intérieure de sa veste en cuir et verse un peu plus de champagne dans son mimosa. Comme Blue, elle a le même visage que moi, mais en plus fin. Je suis de loin la plus galbée des sextuplées. — Est-ce que tout le monde peut la fermer pour laisser Lemon nous expliquer ce qu’elle veut ? lâche-t-elle. J’adresse un signe de tête reconnaissant à la plus susceptible de mes sœurs. — Pour atteindre mon objectif… — Ton objectif étant ces collants odorants, ajoute Gia. Elle a l’air si ravie que je m’attends à ce qu’elle sorte un lapin de son chapeau – et elle n’en porte même pas. Je pousse un soupir irrité. — Oui. Pour atteindre les collants, j’aimerais me faufiler dans son vestiaire pendant l’une de ses performances de ballet. Je regarde chacune de mes sœurs tour à tour. — Vous avez toutes les trois les talents dont j’ai besoin pour éviter de finir dans le journal du soir. En fait, Blue est sûrement la seule à posséder les talents dont j’ai besoin, mais je meurs d’envie de participer à un brunch style s*x and the City depuis longtemps, j’avais donc besoin de trois complices. Dommage que mes sœurs ne ressemblent pas vraiment à Samantha, Charlotte et Miranda. Ce serait plutôt James Bond pour Blue, Lisbeth Salander de Les hommes qui n’aimaient pas les femmes pour Honey et G.O.B de Arrested Development pour Gia – sauf que Gia ressemble aussi à Morticia Addams, si ledit personnage se transformait en vampire. Blue tend son verre à Honey, qui lui sert un peu de champagne de sa flasque. — Je pense parler au nom de nous trois en demandant : pourquoi ? Je regarde autour de nous. Bien. On est les seules assises sur la terrasse du Brunchicka, je peux donc parler librement… ou autant que possible considérant le champ de mines qu’est ce sujet. — Comme vous le savez, commencé-je, j’ai une petite obsession pour Le Russe. Gia ricane. — Bien sûr, si tu entends par là que tu es à deux doigts de passer en mode Liaison Fatale avec ses petites fesses moulées dans leurs collants. Je lève les yeux au ciel, une réaction habituelle dans la famille Hyman quand on a affaire à Gia. — Seules certaines d’entre vous savent ça, ajouté-je en regardant Honey, mais la plupart de mes relations avec des hommes se sont terminées dès le moment où je les ai sentis. Je m’attends à des remarques sarcastiques du genre « Tu as essayé de renifler leur cul ? Ça marche pour les chiens, qui ont un sens de l’odorat aussi affûté que le tien. ». Mais les moqueries ne viennent pas. Mes trois sœurs m’observent avec pitié – ce qui est peut-être pire – et elles ne connaissent même pas toute l’étendue de mon problème. La principale raison pour laquelle j’ai insisté pour qu’on s’assoie dehors, c’est parce que les odeurs sont plus concentrées en intérieur, souvent au point d’en devenir intolérables pour moi – et cela même avec mon filtre nasal spécial qui atténue mon acuité olfactive. La liste des odeurs qui me rendent dingue est plus longue que celle des germes à éviter de Gia. Je déteste même l’odeur du citron – ce doit être une forme de haine de soi, sachant que je m’appelle Lemon. La bonne nouvelle, c’est que s’il y a un incendie, je le reniflerai aussitôt et j’y survivrai. Qui sait, je deviendrai peut-être le premier humain à détecter le monoxyde de carbone – un gaz réputé inodore et que même les chiens n’arrivent pas à sentir. Je me racle la gorge et reprends mon mimosa. Par chance, les odeurs d’orange sont différentes de celle du citron, n’ayant pas été usées par les produits nettoyants. — Pour faire court : je n’aime pas être obsédée, expliqué-je. Je veux me sortir ce type de la tête, pour pouvoir me concentrer sur des perspectives plus réalistes. Comme mon ex, qui est un germophobe d’un tel niveau que Gia n’est rien, à côté. Quand on était ensemble, il se douchait si souvent qu’il n’avait jamais aucune odeur corporelle, juste une peau très sèche. Pour le tolérer, je n’avais qu’à le convaincre de n’utiliser que des produits non parfumés. Dommage que son absence d’odeur n’ait rien fait pour pallier notre absence d’alchimie. Je trouverai peut-être un autre germophobe qui me conviendra mieux. Mais je ne leur parle pas de ce plan, pour ne pas offenser Gia. Elle mobilise une retenue herculéenne pour ne pas se moquer de moi, en ce moment. Honey tripote la tige dans son oreille, l’un de ses millions de piercings. — Donc, si j’ai bien compris, tu veux faire un genre d’exorcisme. Renifler ses collants, être dégoûtée et mettre fin à ton obsession ? Je hoche la tête. — Tout à fait. — Dans ce cas, je suis partante, répond-elle. — Moi aussi, mais à une condition, dit Blue avec un sourire. Le nom de code de cette opération sera Très Goûteux. Quelle b***e de putois. Combien de temps faudra-t-il avant qu’elles se rendent compte que ça forme un très bel acronyme ? Honey esquisse un sourire narquois. — Je suis d’accord, mais abrégeons ça en TG. OK, une milliseconde, donc. — Hum, intervient Gia en mimant un nœud papillon invisible. Si vous avez besoin de mon aide pour l’opération TG, j’ai une condition, moi aussi. Mon estomac se noue, et ce n’est pas à cause de mon envie de pain grillé… ou pas seulement, en tout cas. Toutes mes sœurs Hyman marchandent les faveurs à des degrés divers, mais Gia pourrait sûrement apprendre quelques ficelles au Parrain en personne. Je me frotte la nuque. — Quelles sont tes exigences ? — Mes exigences ? Disons plutôt une raisonnable requête. L’expression angélique de Gia ne trompe personne – à moins qu’on parle d’un ange déchu. — Lemon, tu sais ce que chacune de nous fait dans la vie, alors tout ce que je veux, c’est que tu nous dises ce que toi, tu fais. — Tu es un génie, dit Blue à Gia d’une voix exagérément forte. Je me pose la question depuis un bon moment, et je m’apprêtais à sérieusement mener l’enquête. — Quelle excellente manière de dépenser l’argent des impôts, marmonné-je entre mes dents. Pour espionner ta famille. Honey glisse au bord de sa chaise. — Désolée, Lemon. Je suis curieuse aussi. Allez, crache le morceau. Je me demande si ça vaut vraiment le coup de leur faire cette révélation pour obtenir leur aide. Peut-être. Ou peut-être pas. La vérité, c’est que j’ai envie de me confier à quelqu’un depuis un moment, et que ces trois-là forment un bon groupe cible, pour déterminer comment le reste de ma famille réagira à mon choix de carrière. — Très bien, je vais vous le dire. Je vide mon mimosa et prends une grande inspiration – une erreur, parce qu’une odeur délicieuse tout près d’ici fait gargouiller mon estomac. J’ignore cette réaction, prends une autre inspiration et annonce : — Je travaille dans la m**********n.
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