À leur corps défendant-2

2025 Words
— Excusez-moi…, dit-elle en se penchant brusquement au-dessus de la travée. — Oui ? — Votre bébé, il risque de convulser si sa fièvre reste trop haute. La mère lui lance un regard sans expression. A-t-elle seulement entendu ? — Votre petit, il faut lui enlever son manteau, répète-t-elle en désignant le blouson matelassé. Je suis aide-soignante, se croit-elle obligée de préciser. — Ah ? — Oui, je vous assure. Vous le lui remettrez en sortant. Et une fois chez vous, donnez-lui du Doliprane et laissez-le en body. — Merci, souffle la femme en faisant docilement descendre la glissière de la doudoune, avant de l’ôter. — Je vous en prie. Elle reprend sa position, satisfaite d’avoir vaincu sa réticence à conseiller cette mère un peu désemparée. Pourtant, la femme assise sur sa gauche est bien plus âgée qu’elle, elle doit approcher les quarante ans. Mais elle semble inexpérimentée, ou bien simplement, songe Sabrina, lasse de la vie et du peu de joies qu’elle lui apporte. Elle a pourtant un petit, elle ne devrait pas se laisser aller comme ça au découragement. « À moins, réfléchit soudain Sabrina, que cet enfant n’ait pas été le bienvenu, peut-être est-il un fardeau dont elle n’a pas osé se débarrasser ? » Le soubresaut du tramway qui freine l’arrache à sa rêverie et la replonge dans la réalité. Elle descend au prochain arrêt. Elle se met donc debout, quand une idée lui traverse soudain l’esprit. Elle se met à fouiller dans son sac et au moment précis où le tramway s’immobilise, elle donne sa carte de visite à la mère de l’enfant malade. Celle-ci tend mécaniquement la main et tout aussi mécaniquement murmure un merci à peine audible. Sabrina se hâte dans la travée et se retrouve sur le quai qui se noie encore dans la brume. Elle ne sait pas ce qui l’a poussée à agir ainsi, elle qui est d’un naturel plutôt prudent et réservé, mais la détresse muette de la femme l’a touchée. À moins que ce ne soit son instinct de soignante qui ait guidé son geste. Ou encore une autre raison plus personnelle. Quoi qu’il en soit, elle se félicite d’avoir tendu sa carte à l’inconnue, songe-t-elle en regardant le convoi s’éloigner au son du grincement de ses essieux usés. Elle marche rapidement sur le trottoir au bitume luisant, en resserrant frileusement les pans de son manteau contre son buste. Le paysage disparaît presque dans la brume qui dénoue toujours plus ses écharpes cotonneuses. Elle va rentrer, se préparer un thé et s’atteler à son cours sur l’anesthésie. Ce n’est pas la partie qu’elle préfère, mais elle sait qu’elle doit maîtriser parfaitement le sujet pour le concours dont la date approche. Elle étouffe un bâillement, balaie l’éventualité de s’allonger pour une sieste sitôt arrivée dans son studio. Pourtant, ce ne serait pas un luxe car, dès mercredi, elle va enchaîner avec deux nuits au service. Mais elle n’a pas le loisir de faire un somme, chaque heure de son temps est comptée si elle veut être prête pour l’examen au printemps. D’un autre côté, si elle avait attrapé un tram dès sa sortie du CHU au lieu de flâner cours des Cinquante Otages, elle aurait pu s’octroyer une petite sieste avant de se remettre dans les livres. « Cependant, se console la jeune femme en pressant davantage le pas, si j’avais pris mon tram à l’arrêt habituel, je n’aurais pas croisé cette femme et son bébé. Et je n’aurais donc pas eu l’occasion de lui donner un conseil pour s’occuper de son petit fiévreux. Alors, non, pas de regret, je pense que tout a un sens, même cette idée un peu folle de tendre ma carte à une parfaite inconnue ! » * Elle a fait ses deux nuits et a bénéficié d’une journée de repos qu’elle a mis à profit pour potasser le concours. Elle a décliné l’offre de Maylis, son amie de lycée à présent mariée et mère au foyer, d’aller boire une bière pendant que le mari de cette dernière s’occuperait des enfants. « Enfin quoi, s’est écriée Maylis lorsque Sabrina a refusé de sortir avec elle, tu devrais profiter d’être encore célibataire pour brûler la vie par les deux bouts ! Ce sera trop tard après ! », a soupiré la jeune mère sur un ton joyeux démentant la frustration qu’elle affichait. En réalité, Sabrina sait comme son amie est épanouie dans son rôle de maman à plein temps au service de ses deux enfants de trois et un an et demi. Elle a la même formation que Sabrina mais n’a jamais exercé car elle est tombée très vite enceinte de son mari gendarme et a choisi de s’occuper de leurs enfants. Sabrina se demande dans quelle mesure elle se mettra un jour à travailler, car sa vie actuelle la comble. « Mais ses enfants vont grandir, songe Sabrina en regardant son tram qui approche dans le noir, elle n’aura, un jour, plus de raison de rester à la maison. À moins que Steph y trouve son compte, après tout, ça doit être bien agréable de retrouver une petite épouse épanouie et des enfants réjouis dans leur pyjama fleurant bon la lessive lorsqu’il rentre le soir… » La situation familiale de Maylis la renvoie à la sienne, placée sous le signe du travail et d’une solitude revendiquée. Revendiquée, vraiment ? Elle se mord la lèvre en laissant échapper un éclat de rire muet. Elle n’est pas bien sûre d’avoir tout choisi dans ce qui lui arrive aujourd’hui. Elle sait ce dont elle ne veut pas, ça oui, elle le sait, mais pour le reste… A-t-elle réellement tout vu venir ? Allons, soyons honnête, elle n’a pas tout maîtrisé, loin s’en faut, sinon elle ne serait pas confrontée à ce dilemme. Ce soir, elle a accepté de faire deux heures supplémentaires pour pallier l’absence de Coralie, une collègue qui vient d’être placée en congé maternité. Elle se sent découragée à l’idée de terminer à minuit au lieu de vingt-deux heures, mais elle se dit que l’argent supplémentaire sera le bienvenu. Et puis, il faut être juste, rien ne la retient à la maison, ni mari ni enfant, alors c’est normal qu’elle se porte volontaire pour assurer les heures en trop. L’après-midi puis la soirée ont passé sans qu’elle s’en rende compte, accaparée par les urgences qui se sont accumulées au fil des heures : accidenté en scooter, crise d’asthme aiguë, infarctus foudroyant, fausse alerte d’appendicite, accouchement prématuré… La litanie toujours recommencée et pourtant jamais la même d’un service des urgences. Elle a bien failli s’assoupir dans le tram qui la ramène chez elle, vaincue par ces heures ininterrompues de tension. Mais la force des habitudes fait qu’elle sent toujours quand elle approche de son arrêt. Dans le wagon, ils sont une poignée : deux jeunes qui sortent probablement de quelque bar et parlent trop fort, un couple d’une vingtaine d’années qui se murmure des mots doux à l’oreille, un homme dont elle ne voit que la nuque aux cheveux mal taillés et les grosses chaussures de chantier, et une femme dont elle devine qu’elle est une femme de ménage qui travaille après la fermeture des bureaux. « Quelle drôle de vie elle doit mener, songe Sabrina en regardant la femme aux épaules un peu voûtées qui s’empêche de s’endormir en faisant des mots croisés dans son magazine télé. Moi, au moins, j’ai la chance de vivre des expériences enrichissantes, de rencontrer des gens différents tous les jours. Alors qu’elle, se contente d’astiquer les mêmes poignées de portes chaque soir, de vider les mêmes corbeilles, d’aspirer les mêmes linos, de regarder la jolie blonde et le gamin qui sourient dans leur cadre sur le bureau du directeur des ventes, de soupeser le presse-papiers en bronze dont elle se dit qu’il pourrait lui briser un pied s’il venait à lui tomber dessus. D’un autre côté, réfléchit Sabrina en étouffant un bâillement, elle n’est pas confrontée au stress de situations difficiles, à l’épreuve des familles en détresse, voire brutalement endeuillées… » Une vibration dans la poche de son manteau la tire de ses réflexions un peu amères. Ah oui, elle a failli oublier d’envoyer son texto. Elle s’en acquitte avec un vague sentiment de culpabilité. Puis elle promène son regard sur le wagon aux trois quarts vide. L’ouvrier aux chaussures épaisses semble avoir piqué du nez tandis que la femme de ménage a l’air plus déterminée que jamais à remplir ses grilles de mots croisés ou fléchés. Les deux amoureux sont en train de se bécoter en gloussant et les deux camarades de fête ont l’œil un peu vitreux de celui chez qui l’excitation provoquée par l’alcool laisse progressivement place à une léthargie pâteuse. Encore trois arrêts et elle devra s’extraire de sa banquette et affronter le froid de la nuit. Dix minutes plus tard, elle est la dernière à descendre du wagon. Elle se répète alors pour la énième fois qu’elle serait bien mieux en voiture, plus en sécurité surtout. Mais une voiture grèverait un budget déjà serré, alors inutile de rêver à l’impossible. Pour l’heure, ce qui importe c’est d’avaler les presque deux kilomètres qui la séparent de la résidence près du quartier de l’Hippodrome où est situé son studio. Cela lui prend un peu plus de dix minutes en marchant d’un bon pas, le temps hélas d’être bien réveillée lorsqu’elle arrive chez elle, alors qu’elle est censée aller se coucher si elle veut récupérer. Ne surtout pas penser à ça, se réprimande-t-elle sinon elle est certaine de faire fuir le sommeil. Elle emprunte la première rue bordée de cyprès et tressaille, malgré l’habitude, à l’aboiement du berger allemand caractériel du numéro douze. Elle peste à haute voix tandis qu’elle s’engage dans la rue suivante, celle qu’elle aime moins à cette heure tardive, car les lampadaires y ont été chichement installés. À deux ou trois endroits qu’elle connaît par cœur, la visibilité est quasiment inexistante et d’autres qu’elle auraient le ventre serré de s’aventurer seuls sur cette partie de la route. Mais Sabrina connaît ce trajet comme sa poche et n’est pas d’un tempérament peureux. Et puis, elle habite un coin tranquille, pas de raison de s’inquiéter, elle n’est ni la première ni la dernière à rentrer seule dans la nuit. On n’est pas à Chicago, tout de même, ça se saurait ! * Coup de sifflet du paquebot qui s’éloigne du quai emportant à son bord Sofia et les enfants qui agitent leur mouchoir joyeusement. Ils ne voient donc pas que le bateau part sans leur père resté en bas ! Il faut absolument qu’il fasse arrêter le navire ! Mais à quoi bon faire des signes désespérés, pauvre pantin dérisoire qui disparaît dans l’ombre du géant des mers. Personne ne le voit ni ne l’entend. Et pourquoi la sirène du paquebot continue-t-elle ainsi à percer le silence en étouffant son cri ? La corne de brume lui écorche les oreilles, il porte la main à ses tempes. Puis un sursaut, la main qu’on tend à l’aveuglette et l’objet familier qu’on étreint, banal. — Allô… — Je vous réveille, commandant, désolé. Ici Yannick, du quart de nuit… — Allez-y, je vous écoute, fait Perrot en se mettant laborieusement sur son séant, pas encore certain d’avoir quitté le port de Saint-Nazaire d’où s’éloignait The Empire of the Seas. — On vient de trouver un corps du côté de l’Hippodrome. — Qui « on » ? — Un gars qui sortait son chien avant d’embaucher. C’est le chien qui l’a flairé. — OK. Vous êtes sur place ? — Oui, on est venus vérifier dès que le gars a appelé et on a sécurisé la zone. — Bien. Et le témoin ? — On l’a laissé repartir chez lui, il était sonné. — Vous avez son adresse, tout de même ? lance Perrot tout à fait réveillé à présent. — Évidemment, rétorque le gardien, on connaît la procédure. — Oui, bien sûr. Bon, ne bougez pas, je suis là au plus vite. Après le renfort saisonnier effectué aux Sables, Perrot est de retour sur ses terres nantaises et a réintégré l’aile du manoir que possède et habite sa vieille amie, Yvonne Madec. À cette heure matinale, la bâtisse trop grande pour sa logeuse et lui-même est encore plongée dans le noir. De toute manière, il ne croise jamais la vieille dame avant le soir, moment où il passe lui dire bonjour de temps en temps, quand le cœur lui en dit, mais certainement jamais par obligation morale ou sentiment de culpabilité. Il se douche rapidement, enfile un pantalon gris anthracite, une chemise bleu pâle et un pull-over bleu foncé, et descend à la cuisine. Pas le temps de prendre un petit-déjeuner, mais un expresso n’est pas négociable. Cinq minutes plus tard, il referme la portière de sa voiture, remonte l’allée de la propriété et actionne l’ouverture des grilles à distance. La circulation inexistante lui permet de rallier sa destination en un peu moins de vingt minutes. Les indications du dénommé Yannick étant claires, il trouve rapidement l’endroit où a été signalée la découverte macabre. Une estafette aux couleurs de la police nationale est garée sur le bas-côté, légèrement penchée du côté du fossé. Un gardien est au volant, occupé à pianoter sur un téléphone portable. Perrot, qui a pris soin d’emporter sa vieille paire de bottes Aigle, tape au carreau du véhicule. Le gardien d’une vingtaine d’années sursaute légèrement avant de descendre sa vitre.
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