Le retour à la maison
Le bateau venait de quitter les rives de l'île en tanguant. De sa démarche majestueuse, il semblait heurter la surface immobile du miroir d'eau, semant au passage des ondulations semblables à des frissons liquides qui s'élargissaient puis se dissolvaient.
L'air raide de novembre se glissa entre les couches de lourdes robes faisant frissonner Giulia, la capuche baissée sur son visage pâle. Tout lui semblait si irréel, tout si incroyable que cela res-semblait à un rêve, voire un cauchemar, mais dans son cœur, elle était heureuse d'avoir au moins réussi à réaliser le dernier souhait de son mari bien-aimé, conduisant sa dépouille mortelle auprès de son île chérie. Le vent du nord qui
fouettait furieusement les eaux du lac la veille, lorsqu'elle était arrivée de Carbognano avec le cercueil de son mari, semblait s'être miraculeusement calmé.
* * *
Giovanni Capece Bozzuto était mort il y a quelques jours et Giulia, en exécution et par respect pour les souhaits de son bien-aimé, avait immédiatement envoyé un messager de son frère, le cardinal Alessandro Farnese, avec la demande de pouvoir enterrer Giovanni sur l’Île Bisentina, dans le sanctuaire de la famille. Mais la réponse d'Alessandro n'était pas arrivée: peut-être, pensa Giulia, son frère était-il trop occupé à tisser sa dense toile autour du trône papal pour répondre à une question aussi stupide.
Ainsi, ce matin-là, la domina du château de Carbognano avait rapidement organisé le départ vers Capodimonte pour le transport du cercueil de son mari jusqu'à sa dernière demeure
.
Onofria et Berna, assises en face d'elle dans la voiture, n'avaient pas dit un mot depuis leur départ. La vieille infirmière et la jeune bonne regardaient leur dame observer la campagne qui s'écoulait de l'étroite fenêtre de l'habitacle: seul le souffle régulier de la domina rompait le parfait silence de ces instants.
Il faisait déjà nuit lorsqu'elles arrivèrent à Capodimonte, devant la forteresse dominant le lac.
Et tandis que pour Onofria c'était un retour aux sources, pour Berna c'était la première fois qu'elle entendait le lac rugir du vent du nord. La jeune fille frissonna étroitement dans son châle et, dès qu'elle fut descendue du carrosse dans la cour de la forteresse, elle se réfugia sous le portique qui faisait le tour du périmètre carré de l'atrium1.
Onofria leva le nez vers le ciel et prit une profonde inspiration.
1 Cour intérieure pour ventiler et éclairer les services d'un immeuble.
Déterminée, Giulia donna des instructions rapides aux hommes qui avaient transporté le cercueil de son mari.
"Mettez-le dans une des chambres du rez-de-chaussée et surveillez-le toute la nuit."
Elle caressa le cercueil avec sa main gantée avant de monter les escaliers.
Onofria et Berna la suivirent, comme suivant un scénario déjà écrit.
Au matin, alors que les préparatifs du voyage s'activaient dans les chambres de la Rocca di Carbognano, la fidèle Onofria était descendue aux écuries et avait envoyé une avant-garde à la Rocca di Capodimonte, exhortant les hommes à se dépêcher, à faire très vite.
Les chevaux qui arrivaient dans la cour du palais écumaient de fatigue, enfin libérés du poids des hommes. Les serviteurs de la forteresse ap-prirent ainsi l'arrivée de la domina, et les chambres froides commencèrent à se remplir de bruits, de vie: des flammes crépitaient dans les cheminées, et des draps propres étaient étendus sur les
lits qui occuperaient la dame et ses servantes.
La fidèle infirmière avait donné l'ordre de préparer la chambre que Giulia occupait quand elle était petite, dans cet immeuble qui l'avait vue naître et grandir.
La vieille femme savait bien que Giulia, en tant que dame de la forteresse, aurait pû rester dans la chambre principale où ses parents étaient restés pendant des années. Mais Onofria savait bien que sa Iulia était profondément touchée par le deuil qui l'avait frappée dans les jours qui venaient de s'écouler, et elle ne voulait pas que les fantômes de sa vie passée la tiennent éveillée plus qu'elle ne l'aurait déjà été par la situation actuelle.
Elle sourit quand elle vit sa dame marcher sans hésitation vers sa chambre, s'arrêtant brièvement sur le seuil puis entrant et fermant la porte derrière elle.
***
Giulia se retrouva dans sa chambre d'enfant, celle dont les fenêtres étaient tournées vers sa bien-aimée Bisentina.
Beaucoup de souvenirs…
Elle ôta la capuche, la posa sur le lit et, à pas lents, elle se dirigea vers la fenêtre d'où l'on ne pouvait voir que l'obscurité profonde de la nuit: c'était comme si elle regardait son âme, mise à nu et fouettée par le vent glacé.
Elle resta ainsi quelques instants, le regard perdu dans le vide, avant de s'asseoir devant la coiffeuse et de s'abandonner à un long soupir.
Onofria frappa délicatement à la porte et, n'entendant aucune réponse, regarda dedans. Voyant Iulia assise là, presque étourdie, elle s'approcha d'elle d'un pas délicat.
«Madonna Iulia, je dois vous aider à vous préparer pour la nuit ?» elle lui murmura.
Ce n'est qu'alors que la femme se tourna et hocha la tête, regardant l'infirmière âgée. Normalement, cette tâche était désormais confiée à Berne, mais Onofria voulait être proche de sa dame,
en cette soirée pleine d'émotions et de souvenirs.
«Onofria, je pensais que ce jour ne viendrait jamais, et voilà nous y sommes... je suis de nouveau veuve…»
Les yeux de Giulia étaient voilés de larmes: dans sa vie, elle ne pouvait laisser transparaître les émotions qui remplissaient sa poitrine, mais ce soir-là, à cet endroit, elle ne put s'en empêcher.
Ces murs qui l'avaient vue venir au monde et grandir lui donnaient des sentiments dissonants d'amour et de répulsion: elle se sentait perdue sans son bien-aimé Giovanni. Demain serait un autre jour, mais ce soir, les émotions la submer-geaient par vagues, sans relâche.
«Être assise ici, dans cette salle, dans cet immeuble, en l'absence de toutes les personnes qui ont fait partie de ma vie, de mes frères et sœurs, de ma mère et de mon père, me semble vraiment irréel.»
Les mains habiles d'Onofria avaient commencé à bricoler les tresses et les épingles qui maintenaient les cheveux de Giulia en place. Ce léger
toucher la ramena à sa jeunesse, aux heures insouciantes passées à se faire coiffer par la nutrice patiente, aux bavardages coquette et à la naïveté de son âme qui ne connaissait pas encore les intrigues et les compromis que ce monde ignoble exige.
«Mon enfant, c'est la vie, les rencontres et les adieux, les arrivées et les départs, où la seule date certaine est la mort.»
«Et mon frère Alessandro, qui n'a même pas daigné répondre à ma lettre... comme si j'avais vraiment besoin de sa permission pour faire enterrer mon mari à la Bisentina...»
Les boutons glissèrent un à un des boutonnières, sous les mains sages et anciennes d'Onofria: combien de fois avait-elle fait ce geste…
«Ne t'inquiète pas, Iulia, ton frère sera occupé par ses devoirs, il n'aura sûrement même pas eu le temps de lire ta lettre…»
La robe glissa au sol et la femme se figea instantanément. Ce brusque changement de température la fit sursauter, au point d'enfiler rapide-
ment la chemise de nuit froide que la vieille femme lui tendait.
«Ce sera comme tu dis, Onofria, mais en tout cas je commence à être fatigué de tous ces forma-lismes, de toutes ces fictions derrière lesquelles se cachent des vides abyssaux.»
Une rafale de vent plus forte que les autres frappa les volets en les faisant vibrer terriblement. Giulia se figea, puis reprit le fil de la conversation en serrant doucement la main de l'infirmière dans la sienne.
«Seule toi, Onofria, reste du temps passé. Juste toi et un tas de souvenirs qui envahissent mon esprit. Espérons que demain ce vent du nord se posera.»
Et ce disant, elle se glissa entre les couvertures où Onofria avait glissé un réchaud plein de braises. Les draps chauds l'enveloppaient d'une étreinte accueillante et réconfortante, dans laquelle elle s'abandonnait.
Giulia apprécia les soins que son infirmière lui avait réservés toute sa vie. Repliant ses couvertu-
res, la femme se souvint d'elle enfant dans ces mêmes murs et, souriante, en silence, elle se retira.
* * *
Onofria aurait volontiers laissé seule Berna pour accompagner Giulia sur la Bisentina, trop de souvenirs la liaient à cet endroit, mais la dame était catégorique: elle voulait que les deux femmes l'accompagnent pour dire un dernier adieu à son bien-aimé Giovanni.
Les pêcheurs locaux avaient mis deux bateaux à la disposition de la dame: le cercueil voyagerait sur l'un et les deux hommes qui se chargeraient alors de le porter sur leur dos, les trois femmes trouvaient place dans l'autre.
Berne, accrochée avec ses ongles à la table où elle était assise, tremblait du froid et de l'équili-bre instable où elle avait la sensation d'être: c'était la première fois qu'elle quittait la terre ferme pour s'aventurer sur une étendue d'eau. Elle regardait sa dame, debout sur la proue, tandis
qu'elle regardait l'île s'approcher à chaque coup de rame. L'homme aux commandes du bateau, le visage cuit par le soleil malgré la saison froide, plongeait avec force la tige de bois dans l'eau en la fendant et soulèvent des éclaboussures d'eau glacée.
Mille souvenirs envahissaient l'esprit de la veuve: elle repensait aux fois où elle avait trouvé refuge sur l'île, où les mouvements de son âme étaient trop puissants pour être dominés, elle repensait au passé et aux ravages que cela avait causés à la volonté et aux désirs des autres.
Elle pensait à Giovanni et au respect qu'elle avait toujours eu pour lui. Elle réfléchit sur elle-même et sur son chemin et, prise par ces pensées, elle ne se rendit pas compte comment le bateau était arrivé entre les deux majestueux chênes pédonculé2 qui marquaient le débarquement sur l'île.
2 Le chêne pédonculé (Quercus robur) est un arbre à feuilles cadu-ques appartenant à la famille des Fagacées. C'est l'espèce type du genre Quercus et se caractérise par une taille considérable et une croissance lente.
Le pêcheur qui les avait amenés à l'île, fixa la rame à bord, sauta sur la courte passerelle sur laquelle ils avaient accosté, faisant danser la petite barque avec effroi.
Berna enfonça ses ongles encore plus fort dans la planche tandis que l'homme tendait sa main calleuse et sèche à Giulia, l'aidant à descendre, suivi d'Onofria et de Berna.
La domina fit quelques pas vers le centre de l'île et vit au passage Berna griffer le bras du pauvre homme et regagner la terre ferme, déva-stée par la traversée. Berna s'accrochait encore à Onofria pour couvrir les derniers mètres de la jetée, quand l'autre bateau arriva avec un bruissement d'eau.
Un bruit de cordes jetées sur le bois du quai fit tourner Giulia, la réveillant de Dieu sait quelles pensées: le cercueil avait été attaché avec des cordes pour le hisser sur le ponton. Instinctivement, elle leva la main vers les hommes de Carbognano, comme pour leur demander d’user de considéra-tion pour son mari, mais aussitôt elle la fit rede-
scendre.
Le pêcheur qui avait fait passer les femmes s’ajouta lui aussi aux autres hommes et tous levèrent le cercueil en bois en le posant sur les épaules.
Se débarrassant des mains de Berna, Onofria s’approcha et, d’un seul geste, posa un drapé de velours noir sur le cercueil, le déposant avec les doigts gelés tandis que la brise tranchante du matin le faisait bouger légèrement.
Le cortège funèbre poursuivit sur l’herbe mouillée de rosée, qui bientôt imbiba les vêtements noirs portés par les trois femmes. Le vert de la végétation dense n’était pas encore pâle aux premiers rigueurs de la saison froide, et quelques corolles colorées résistaient courageusement entre les haies ordonnées. Le mur claustral s’approchait à chaque pas, comme à la rencontre du petit cortège funéraire, prêt à défendre le monastère et l’église des tentations terrestres, rempart symbolique contre le mal.
Giulia savait que ce mur représentait une fron-
tière entre sa famille et leurs hôtes et les Frères Mineurs: quand les Farnese logeaient sur l’île, les frères ne pouvaient sortir de l’enceinte du couvent que pour des raisons religieuses. Ce jour-là un groupe de frères les attendait juste à l’extérieur du mur, pour ce pitoyable service.
À l'intérieur de l'église, l'arroseur pleurait des larmes d'eau bénite sur le velours qui enveloppait le cercueil, tandis que celui-ci était descendu dans la bouche grande ouverte de l'un des autels mineurs situés le long du côté gauche. Les frères, chantant avec des voix profondes, priaient pour l'âme du défunt.
Ensuite, la pierre sépulcrale fut glissée pour boucher les mâchoires qui avaient reçu le corps de Giovanni
Le bruit de la pierre rencontrant le sol rebondissait entre les murs consacrés comme un papillon de nuit fou.