I - Une résidence d’été au bord de la mer

3245 Words
I Une résidence d’été au bord de la merIl arrive un moment vers la fin de l’été, surtout dans les années sèches, où la campagne des environs de Paris devient tout à fait inhabitable, j’entends pour les gens qui se respectent. Les gens qui se respectent sont ceux qui ont beaucoup d’argent à dépenser et qui, par conséquent, sont plus sensibles que d’autres aux inconvénients de la chaleur. Le médecin qui vient les voir en ami trois ou quatre fois par semaine, et qui a besoin lui-même d’un peu de repos et de liberté, ne manque jamais alors de leur prescrire de se rendre aux bains de mer, sinon pour prendre des bains, du moins pour jouir d’un air plus vif et plus pur. Quoi de charmant, en effet, comme de se trouver tout à coup au bord de la mer par ces jours brûlants et arides ? Quel spectacle plus sublime que celui de cette immense plaine d’eau qui se déroule sans limite aux regards ? Quel concert plus harmonieux que le murmure de ces vagues qui viennent expirer l’une après l’autre sur le rivage ? Ce n’est pas seulement par les poumons qu’on respire la puissante fraîcheur de l’Océan, il semble qu’on s’en pénètre encore par l’oreille et par les yeux. Pour moi, je n’ai jamais éprouvé un bien-être plus complet que lorsque, me promenant par un beau soir d’été sur quelque falaise, je saisissais au passage les moindres frémissements de la brise, et regardais le soleil descendre sur les flots qu’il empourprait au loin de ses feux. C’était là sans doute aussi le sentiment de Mme Saugeon, car, depuis plusieurs années déjà, elle ne manquait jamais de venir finir l’été dans sa jolie résidence d’A…, petit village maritime situé à deux lieues environ de la ville de X… La ville de X… est un des points de la France les plus rapprochés de l’Angleterre. Par un temps clair, et sans avoir recours à la lunette, on distingue très bien à l’horizon quelque chose de blanc et de vague : ce sont les côtes de nos chers voisins. X… est, dans la belle saison, le rendez-vous de nombreuses familles anglaises et de quelques familles françaises. On y trouve d’élégantes et larges rues, une plage molle et unie, des vues charmantes ; il y a une fort jolie salle de spectacle, des acteurs détestables, mais remplis de bonne volonté ; on y donne des bals, des concerts, des fêtes de jour, des fêtes de nuit : que faut-il de plus pour s’amuser ? Aussi on s’y amuse généralement pendant trois ou quatre mois de l’année. Mme Saugeon était une femme qui pouvait avoir tout près de quarante ans, et qui avait dû être fort belle. Il lui en restait des yeux magnifiques, une abondante chevelure noire, une bouche appétissante garnie d’une double rangée de perles. Son teint n’avait plus sans doute le même éclat qu’autrefois ; on remarquait davantage qu’elle avait le front un peu bas, le nez un peu irrégulier, la taille un peu courte : telle qu’elle était néanmoins, elle passait encore, auprès des connaisseurs, pour une beauté majestueuse. Elle était veuve, à en juger par l’apparence, quoique certaines gens prétendissent qu’il y avait un M. Saugeon à Constantinople ou au Pérou. Ce qui me porte à croire qu’elle était réellement veuve, c’est qu’elle agissait avec une liberté qui prouvait suffisamment que personne n’avait droit de contrôle sur sa conduite. Je me trompe pourtant, quand je dis personne. Il y avait quelqu’un à qui elle était désireuse de ne pas déplaire, bien que ce quelqu’un n’eût aucune espèce de droits sur elle, étant lui-même marié et père de famille ; mais c’était un homme considérable, un homme qui occupait une haute position sociale et qui pouvait lui être utile. Il ne résidait point, du reste, pendant toute la saison au château d’A… ; il n’y faisait que de courtes apparitions, et son arrivée était toujours le signal d’une série de fêtes dont il ne prenait pour lui que le plaisir, et dont son aimable hôtesse faisait seule les honneurs avec sa fille. Mlle Elina Saugeon, fille unique de Mme Saugeon, était une jeune personne qui comptait ses dix-huit printemps depuis déjà quelques années, grande, élancée, admirablement faite, et dont les traits rappelaient ceux de sa mère, mais par le côté le moins avantageux. Ainsi elle avait son front et n’avait pas ses yeux ; elle avait son nez et n’avait pas sa bouche. Elle avait longtemps passé pour rousse, mais ses cheveux avaient bruni sans qu’elle eût rien fait pour cela, et, grâce à sa taille, grâce surtout à l’éclat de son teint, on pouvait dire en parlant d’elle, comme on le disait à X… et même à Paris, la belle Mlle Saugeon. Elle joignait aux dons physiques que je viens de mentionner un aplomb remarquable pour son âge, une grande facilité d’élocution et une certaine culture intellectuelle (j’entends par là qu’elle avait lu tous les romans qu’on avait publiés depuis qu’elle était au monde). Elle parlait haut, riait fort, avait réponse à tout, et aurait tenu tête, au besoin, à quatre ou cinq hommes. Les sujets les plus scabreux ne l’effrayaient pas, au contraire. C’était une personne intrépide de toute façon. Elle montait fort bien à cheval, aimait à fumer sa cigarette après le dîner, et avait renoncé à la danse pour se consacrer exclusivement au culte de la valse. Sa mère qui, tout en lui laissant la plus grande liberté, se vantait pourtant de la surveiller de fort près, sa mère commençait à s’inquiéter un peu de cette effervescence extraordinaire et à craindre qu’Elina ne fît quelque écart nuisible à son établissement, car il était grand temps de l’établir. Mais Mme Saugeon ne connaissait sa fille qu’à demi. Elina Saugeon, quelque ardente qu’elle fût, était encore plus prudente ; elle sentait elle-même la nécessité de se pourvoir d’abord d’un mari, elle avait dressé ses batteries en conséquence, et nous ne tarderons pas à constater que ses visées s’étaient égarées assez haut. La saison était vraiment admirable. Depuis près de six semaines, il n’était pas tombé une goutte d’eau, et, si les gens de la campagne commençaient à s’en plaindre, les gens de la ville s’en réjouissaient. Chaque matin le soleil se levait radieux, chaque matin la mer revêtait sa belle robe d’azur aux reflets d’or. Mais malheur au touriste qui voulait se donner le plaisir d’une excursion sur la côte ! Le sable brûlait ses pieds imprudents, la chaleur dévorant et obligeait à s’éloigner, à gagner les champs, et là encore il ne trouvait qu’un sol calciné, quelques vestiges d’une herbe rousse, des arbres maigres dont le feuillage grillé ne versait plus d’ombre. Le jour, selon l’expression d’un poète, n’était bon qu’à donner à Morphée ; il fallait pour vivre, pour respirer, attendre la nuit, la nuit avec ses douces clartés, avec ses molles brises qui couraient au-dessus des flots sans y mouiller leurs ailes, et qui, ensuite, se répandaient légères par la ville et par la campagne. Le château d’A…, situé en face de la mer, à deux cents pieds au-dessus du rivage, ne pouvait offrir dans son parc assez étendu ni bosquets mystérieux ni allées ombreuses. C’est à peine si quelques rangées de sapins avaient résisté aux attaques des vents. On comptait les autres arbres, on les saluait comme des vaincus qui avaient lutté bravement et qui, frappés au front, étaient restés debout, car, à partir d’une certaine hauteur, ils ne portaient tous que des branches mortes. On avait voulu, du moins, que les grâces de la nature suppléassent à ses beautés : une terre riche avait recouvert à grands frais le sol sablonneux ; des arbustes rares, des gazons verts, des massifs de fleurs surprenaient et charmaient les yeux, et une source vive se jouait en cascade sur des rochers et se transformait en rivière pour traverser le parc. Quant au château lui-même, il présentait dans son ensemble un aspect plus bizarre qu’imposant. C’était un vaste bâtiment avec créneaux, tourelles et fenêtres en ogives, flanqué, du côté de la mer, d’une énorme tour dont l’extrémité seule paraissait de construction moderne. On faisait remonter l’existence de cette tour à une très haute antiquité. Elle avait été longtemps en ruine et était presque abandonnée au public, lorsqu’un riche Anglais, l’ayant achetée avec tout le terrain environnant, l’avait restaurée d’après l’ancien plan, et s’était fait bâtir à la suite, en plein dix-neuvième siècle, une demeure toute féodale, entourée de fossés profonds, et dans laquelle on ne pénétrait que par des pont-levis. Puis, son œuvre achevée, il s’en était, dégoûté et l’avait revendue à perte au puissant personnage dont j’ai parlé plus haut. On aurait pu loger toute une garnison dans ce château gothique ; mais, tel qu’il était, avec ses longues galeries, ses vastes salons, ses dépendances de toute espèce, il suffisait à peine à Mme Saugeon. Mme Saugeon menait grand train. Elle avait quatre chevaux, huit ou dix domestiques ; elle recevait beaucoup ; elle dépensait beaucoup, elle faisait même du bien dans le pays et aimait à donner aux pauvres. Les méchantes langues l’en récompensaient en disant que le bien qu’elle faisait ne lui coûtait pas plus que le reste. Il y avait au château, cette année-là, outre Mme Saugeon, et sa fille, deux personnes de leur connaissance intime, deux personnes de distinction, M. le comte et Mme la comtesse d’Heudicourt. M. le comte d’Heudicourt était un homme très grand, très maigre, très pâle, avec des yeux éteints, des cheveux et des favoris en filasse, et à qui on aurait pu donner quarante ou quarante-cinq ans, mais qui, pour la raison et pour la manière d’être, n’en avait réellement que vingt. Issu d’une famille illustre que la Révolution de 93 avait ruinée, gentilhomme d’autrefois accoutré en dandy moderne, n’ayant jamais rien appris et ne voulant rien apprendre, il s’était destiné tout jeune à la diplomatie. Il avait même daigné solliciter un emploi, et le fait est qu’à cause de sa naissance et de ses relations, on n’eût pas été fâché de l’adjoindre à quelque ambassade ; mais il n’y avait pas eu moyen : on avait toujours dû attendre qu’il eût acquis un peu plus de maturité. Il avait épousé sa cousine germaine. Ils avaient allié leurs misères plutôt que confondu leurs fortunes, cette cousine n’étant pas plus riche que lui. Mme la comtesse d’Heudicourt était aussi grande, aussi maigre, aussi blonde que son mari, et avait, en outre, de grands yeux verts, un petit nez pointu et une énorme bouche dont on voyait toutes les dents ; mais ce qui la distinguait profondément de M. le comte, c’est qu’elle avait beaucoup d’esprit naturel. Elle y joignait une suprême impertinence et des façons du meilleur genre. On trouvait bien à X… qu’elle avait mauvais ton, mais c’était une opinion de province, et beaucoup de femmes qui la critiquaient eussent été ravies qu’il leur fût permis de lui ressembler. Il est vrai qu’elle avait des vivacités de langage qui pouvaient donner à penser ; on citait d’elle plusieurs mots qui avaient fait scandale. Elle avait dit, par exemple, un certain soir, en parlant de la vertu, que personne n’y croyait plus après souper. Mais si elle était légère en paroles, elle ne l’était pas en conduite ; du moins elle avait le bon goût de sauver les apparences et de ne s’afficher avec personne, peut-être parce qu’elle se compromettait avec tout le monde. On conçoit qu’une telle femme devait plaire à Mlle Elina Saugeon, et, en effet, elles s’entendaient toutes deux à merveille. Elles faisaient de la musique ensemble, elles montaient à cheval ensemble, elles recevaient ensemble les visites qui venaient de la ville, lorsque Mme Saugeon, sujette à de fréquentes migraines, n’était pas disposée à recevoir. J’ai dit qu’on voyait beaucoup de monde au château d’A…, beaucoup de jeunes gens d’abord, quelques familles du pays, entre autres M. et Mme Tourangeau et leurs filles, deux innocentes colombes qui prenaient déjà des airs de lionnes ; puis des baigneurs, des connaissances de Paris qu’on avait retrouvées à X…, et au premier rang, M. le baron et Mme la baronne Hocart avec leur bonne amie Mme Milo, trois personnes qui ne marchaient jamais l’une sans l’autre. Cette triple union ne s’était point établie sans peine ; la baronne avait d’abord jeté les hauts cris et parlé de séparation, puis elle avait fini par entendre raison, c’est-à-dire par s’accoutumer à Mme Milo, et tout était rentré dans l’ordre. Nous citerons encore parmi les familiers de la maison Saugeon M. Isidore Leblond et M. César Briquet. M. Isidore Leblond était, au physique, un garçon de trente-cinq ans environ, un peu gros, un peu trapu, mais leste et nerveux, avec un teint de brique, d’énormes favoris châtains, des traits qui n’avaient rien de désagréable et beaucoup de rondeur dans les manières. Au moral, c’était un homme qui avait plus d’esprit que n’en ont les gens d’affaires, et plus de cœur que n’en gardent ceux qui ont fait fortune. Fils de ses œuvres, il s’était lancé tout jeune avec audace dans les vastes entreprises et menait la vie d’un grand seigneur avec la prudence d’un financier. Quant à M. César Briquet, c’était tout simplement un ancien carrossier du pays, qui avait conservé de sa profession un goût trop prononcé pour les cuirs, mais qui, avec un habit noir et des gants blancs, comme il était grand et pâle, pouvait passer dans une soirée pour un monsieur, pourvu qu’il ne parlât pas. Malheureusement il avait la rage de pérorer, gonflé et joyeux qu’il était de se trouver mêlé à tout ce beau monde. Les gens de X… ne comprenaient point comment la brillante Mme Saugeon pouvait admettre dans son intimité un pareil animal ; mais il était entendu, prêt à tout, très commode pour les commissions, il servait volontiers de cible aux plaisanteries d’Isidore Leblond, et on s’amusait de lui quand on n’avait rien de mieux à faire. Il y avait quelque temps qu’on n’avait donné de fête au château, le dieu mystérieux pour lequel on y rassemblait tous les plaisirs étant absent : une affaire imprévue l’avait brusquement rappelé à Paris au moment où il venait d’arriver à X… Ce dieu, que nous appellerons M. Guillaume, aimait assez, comme les autres dieux, qu’on ne s’amusât pas trop en son absence. Aussi un bal et un grand dîner avaient-ils été contremandés. On s’occupait d’organiser un concert pour l’époque probable de son retour ; mais comme le concert paraissait un peu maigre, il fut décidé qu’on y joindrait une petite comédie, et on fit choix du Caprice, d’Alfred de Musset. Mlle Elina, qui s’efforçait en toute occasion de plaire à M. Guillaume, quoique M. Guillaume lût assez dur pour elle et ne lui témoignât aucune espèce de sympathie, ce qui, par parenthèse, n’avait pas peu contribué à faire tomber le bruit qu’elle était sa fille, Mlle Elina s’adjugea la part de la lionne, c’est-à-dire le rôle, de Mme de Léry. La comtesse d’Heudicourt se chargea par bonté d’âme du rôle de la jeune femme délaissée, et le sous-préfet de X…, qui ne croyait point l’administration incompatible avec les plaisirs de l’intelligence, prit celui de M. de Chavigny. Mlle Elina voulait qu’Isidore Leblond fît le domestique, elle l’en pria même à plusieurs reprises ; mais il résista à ses prières et lui conseilla de s’adresser à César Briquet, qu’il se faisait fort d’instruire et de transformer en domestique de bonne maison. César Briquet, malgré sa complaisance ordinaire, ne se rendit pas tout de suite non plus à la proposition de Mlle Elina : il lui répugnait d’endosser la livrée en public, même pour rire ; puis il finit par céder, Isidore lui ayant dit que, dans le grand monde, des ducs remplissaient quelquefois des rôles de valets, lorsqu’on jouait la comédie. En dépit de ce résultat, Mlle Saugeon garda rancune à Isidore du refus qu’elle avait essuyé. Elle avait avec lui, du reste, des manières assez étranges, l’accueillant tantôt avec une hauteur de grande dame, tantôt avec une familiarité marquée. On eût dit qu’en de certains moments elle se croyait à cent pieds au-dessus de lui, et que, dans d’autres, elle retombait à son niveau, et même au-dessous. Quant à lui, il était toujours avec elle sur un pied de respect ironique et supportait les hauts et les bas avec un flegme imperturbable, flegme qui ne laissait pas de piquer au jeu l’altière demoiselle et de lui faire quelquefois rabattre le vol de ses prétentions matrimoniales jusqu’à M. Leblond lui-même. Un jour, la répétition venait de finir, le sous-préfet était reparti avec M. Leblond, dont aucun des acteurs ne dédaignait maintenant les conseils, car ce diable de Leblond eût fait au besoin un directeur de spectacle (c’est le comte d’Heudicourt qui parle ainsi) ; Mme Saugeon avait sa migraine ; la comtesse, qui se sentait toute je ne sais comment, s’était mise au lit pour une heure ou deux, lorsqu’un élégant tilbury, conduit par un beau jeune homme, entra dans la cour du château, et, quelques instants après, on vint annoncer à Elina que le prince de Valberg demandait à voir ces dames. Elina rougit de plaisir, jeta, un coup d’œil sur sa toilette et dit qu’on fît monter le prince au salon, qu’elle allait s’y rendre elle-même. Puis elle se ravisa, songeant sans doute qu’il n’était pas convenable qu’une jeune fille allât toute seule recevoir un jeune homme. Décider sa mère à l’accompagner, il n’y fallait pas songer : Mme Saugeon ne se coiffait jamais ses jours de migraine. Il n’y avait donc que la comtesse qui pût lui servir de chaperon, et elle courut aussitôt à la chambre de la comtesse. En pénétrant dans le petit salon qui précédait cette chambre, elle trouva la camériste qui lui dit que sa maîtresse dormait. Elina voulut s’en assurer par elle-même et passa outre, en marchant avec précaution sur la pointe des pieds ; mais elle accrocha, par mégarde, avec sa robe, un grand fauteuil qui tomba bruyamment sur le parquet. La comtesse se dressa sur son lit en criant ; puis reconnaissant Elina : « Mon Dieu ! qu’y a-t-il ? fit-elle. Est-ce que le feu est au château ? – Non, ma chère, répondit l’experte jeune fille. Je suis vraiment désolée de ma maladresse… C’est qu’il y a quelqu’un au salon, et je venais voir si vous ne vouliez pas vous lever. – Non, ma belle, non, et je ne me lèverai pas avant demain matin, car je suis brisée, anéantie. – Cela vous distrairait peut-être. – Cela m’achèverait, j’en suis sûre. – C’est quelqu’un que vous aimez. – N’importe ! – Je vous en supplie, Gabrielle. – Ah çà ! qui est-ce donc ? » Avant de répondre, Elina jeta un regard tout particulier sur la femme de chambre, qui était restée à la porte et qui tourna les talons, sans en demander davantage. « C’est le prince de Valberg, reprit à voix basse la jeune fille dès qu’elles furent seules. – Ah ! ah ! Et quel bon vent l’amène ? – Je ne sais. Mais je ne voudrais pas qu’il partît sans nous avoir vues ; il n’est peut-être ici qu’en passant, pour un jour. Levez-vous, je vous en prie. – Je ne le puis. – Vous seriez déjà habillée, si vous aviez voulu !… Levez-vous, je vous le demande en grâce. – Oh ! ceci n’est pas naturel. Il y a quelque chose. Je ne me lève que si vous êtes franche avec moi. – Il n’y a rien, je vous jure. Voici votre corset. Le prince m’a fait valser plusieurs fois cet hiver ; il m’a dit des fadeurs par-ci par-là, rien de sérieux. J’ai cru devoir pourtant en parler à ma mère. – J’approuve ce trait de pudeur. Donnez-moi mes jupes, et appelez Rose. Non, ne l’appelez pas, elle nous espionnerait. Vous me passerez bien ma robe. Et qu’a dit cette chère Mme Saugeon ? – Ma mère a dit qu’il fallait voir, qu’on ne savait pas ce qui pouvait arriver, que le prince était jeune et ne dépendait que de lui. Mais le grand vizir (c’est ainsi qu’on désignait quelquefois M. Guillaume dans l’intimité de Mme Saugeon), le grand vizir a prétendu que j’étais folle, et que c’était impossible. Moi, je suis assez d’avis que le mot impossible n’est plus français. – Vous avez raison, surtout pour nous autres femmes. Mais il faut absolument appeler Rose pour me coiffer. – Cela n’en finirait plus ! Avec deux coups de peigne, je vais réparer tout ce désordre. – Et quels sont vos projets ? – Mais de me laisser aimer, si l’on m’aime. – On vous aime, il n’y a plus à en douter. Vous vous laisserez donc aimer. Et après, ma chère Elina ? – Après, ma chère Gabrielle ? Cette question m’étonne de votre part. – Admirablement répondu. Vous êtes digne d’être princesse. Bon, voilà qui est fait. Encore une épingle ici. Mais ne me trouvez-vous pas bien affreuse ? – Charmante, au contraire. – Non, je ne puis décidément me présenter ainsi, je lui ferais peur ; je reste. – De grâce, chère !… Il y a une demi-heure qu’il attend. – Tant mieux pour vous. Que vous êtes jeune, chère petite ! Il est jeune aussi, lui, très ardent, très dominé par ses goûts ; mais il a eu déjà sept ou huit passions. Ce n’est plus du tout le prince Candide. Prenez garde, c’est chanceux. Il n’a encore épousé personne que je sache. – Oh ! soyez tranquille, je ne suis plus une enfant. – Prenez garde ! prenez garde !… » Et, en échangeant encore quelques mots à voix basse, elles se rendirent dans le grand salon où l’on avait introduit le prince de Valberg, – qui commençait à perdre patience.
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