Maintenant, Mme de Rambuges parlait à son hôte de Paris, où elle avait fait de fréquents séjours du vivant de son mari. Elle nommait des personnalités connues d’Henry, avec lesquelles, disait-elle, M. de Rambuges et elle s’étaient trouvés en relations. Tout en parlant, elle caressait la chatte blanche, couchée en rond sur ses genoux. Et elle-même, pelotonnée dans son fauteuil profond, en une pose souple et gracieuse, apparaissait à Henry aussi féline que ses animaux préférés.
En lui répondant, il regardait machinalement ses mains. Elles étaient longues, très blanches, certainement très douces et d’une souplesse extrême. Aucune bague ne les ornait. Henry pensa : « Voilà comment je m’imagine la patte de velours. »
Puis il observait les yeux qui ne le quittaient pas, tantôt s’attachant ouvertement sur lui, en lente caresse, tantôt se cachant à demi sous leurs cils argentés... Des yeux inquiétants, qu’il n’aimait pas, mais qui devaient avoir sur beaucoup d’hommes une séduction puissante.
Yolaine s’approcha, une tasse à la main. Henry la prit en remerciant. Son regard rencontra en même temps celui de Mlle de Rambuges... Ah ! les beaux yeux purs, francs, et pleins de lumière ! Les beaux yeux de jeune fille qui lui rendaient plus désagréable encore le regard trouble de la comtesse !
Mais se trompait-il en croyant y voir une tristesse profonde, et même une sorte de détresse ?
– Yolaine, voulez-vous sonner Georgii, je vous prie, pour qu’il nous apporte du bois ?
La jeune fille alla appuyer son doigt sur le timbre électrique. Henry remarqua l’harmonieuse élégance de son allure et la grâce parfaite du cou délicat, si blanc près du corsage noir.
Georgii, le domestique colosse, vint mettre une nouvelle bûche dans le feu, qui commença de crépiter sourdement. Mme de Rambuges continuait à causer de Nice, de Paris. Yolaine, assise près de la petite table, avait repris sa broderie... Un des chats vint se frotter contre sa jupe. Elle s’écarta un peu, avec un léger mouvement de répulsion.
Henry, en se levant pour se débarrasser de sa tasse vide, demanda :
– Puis-je maintenant solliciter de votre bienveillance, madame, de vouloir bien me faire indiquer ma route ?... Car mes amis doivent être horriblement inquiets.
– Mais vous ne pouvez retourner à Rameilles par ce temps, et si tard ! Savinien ira prévenir là-bas, en prenant des raccourcis connus de lui. Vous dînerez ici, vous y passerez la nuit, et demain, on vous accompagnera jusqu’à Rameilles.
– Vous êtes extrêmement bonne et aimable, madame. Mais je n’accepterai pas d’abuser ainsi de votre hospitalité. Le mauvais temps importe fort peu à un voyageur comme moi, qui a connu les extrêmes du froid et du chaud. Le tout est de me mettre dans le bon chemin. Ainsi donc, il me suffira de suivre votre domestique, si vous voulez bien me le donner pour guide.
Elle insista encore, gracieusement. Mais il refusa de nouveau, avec une fermeté courtoise qui démontrait clairement que sa résolution était inébranlable.
– Soit ! si vous y tenez absolument !... Yolaine sonnez Savinien, je vous prie.
Henry dit vivement, en s’avançant vers le timbre :
– Si vous voulez bien me permettre ?... Il est inutile de déranger Mademoiselle... Combien de coups ?
– Trois, s’il vous plaît.
Elle se leva, mit la chatte dans sa corbeille et fit quelques pas, lentement. Ses bras se levèrent pour redresser une épingle à tête d’émeraude dans sa chevelure. Autour d’elle, la lumière se répandait sur les tentures de soie vert pâle, où volaient des chimères, des dragons portant sur leurs ailes éployées d’étranges sorcières grimaçantes allant vers quelque infernal sabbat Les meubles étaient de laque blanche, comme dans la pièce voisine, et de grandes glaces, aussi, couvraient de haut en bas une partie des parois. Dans un angle s’allongeait un piano à queue couvert d’une soierie orientale aux teintes fanées... Et à travers ce salon flottait encore, plus pénétrant, le parfum subtil qui déplaisait à Henry.
Un jeune garçon de quinze à seize ans entra et s’arrêta au seuil de la pièce. Il ne portait pas de livrée, mais un costume foncé très propre, qui enserrait son corps maigre et nerveux. Sur un signe de Mme de Rambuges, il s’avança, ses yeux calmes fixés droit devant lui.
– Écoute, Savinien, tu vas conduire monsieur à Rameilles. Prends ta lanterne et tiens-toi prêt dans le vestibule.
– Oui, madame la comtesse.
M. de Gesvres ajouta :
– Vous prendrez les raccourcis, car je suis très pressé.
Savinien tourna vers lui son visage osseux, à l’expression tranquille et fermée.
– C’est qu’ils sont durs, monsieur ! Il faut être de par ici, pour passer par-là.
– Je m’en tirerai, ne craignez rien. L’important, pour moi, est d’arriver le plus tôt possible.
– Comme monsieur voudra. Je vais chercher la lanterne, et je conduirai monsieur quand il lui plaira.
Il sortit du salon... Mme de Rambuges se rapprocha d’Henry, en le regardant d’un air de reproche.
– Il aurait été infiniment plus raisonnable d’attendre à demain. Mais je crois qu’il doit être difficile de vous faire changer de résolution.
– Très difficile, en effet, madame.
– Eh bien ! j’aime cela. Les caractères faibles, que l’on pétrit à son gré, me paraissent profondément méprisables. Vous, vous êtes énergique, autoritaire, et vous savez être un maître.
Il dit, avec un peu de surprise :
– Comment l’avez-vous deviné, madame ?
Elle rit doucement.
– Oh ! cela se voit sur votre physionomie, dans votre allure, dans vos gestes !... Et puis, je suis très observatrice. Déjà, je vous connais peut-être mieux que beaucoup de vos amis.
Il pensa : « Certes, vous m’avez assez examiné pour cela ! »
Son regard se détourna légèrement des yeux à la nuance changeante, qui lui semblaient tout à coup presque foncés, et qui disaient clairement : « Je vous admire surtout ! » Cette étrangère lui déplaisait de plus en plus, et sans la jeune fille délicieuse qui était là, silencieuse, toujours penchée sur son ouvrage, il aurait eu grande hâte de quitter ce logis.
Mme de Rambuges, étendant la main, prit un œillet dans un vase de cristal et l’approcha de ses narines.
– Vous n’allez jamais à Nice, monsieur ?
– Très rarement. Cette ville, trop cosmopolite et de population hivernante si mêlée, me plaît assez peu, je l’avoue.
Elle rit de nouveau.
– Aristocrate et raffiné jusqu’à la moelle, monsieur le duc de Gesvres ?... Et sans doute n’appréciez-vous pas davantage les agréments de Monte-Carlo ?
– Je n’ai jamais fréquenté les salles de jeux, là pas plus qu’ailleurs, en effet.
– C’est superbe, cela ! Je vous en félicite sincèrement.
Elle glissa l’œillet dans l’ouverture de son corsage et s’avança vers le piano, dont le clavier luisait sous la lumière.
– Êtes-vous musicien, monsieur ?
– Un peu, oui, madame.
– Aimez-vous le chant ?... Celui-ci, tenez !...
Penchée vers le piano, elle joua quelques notes, et sa voix s’éleva, un peu sourde, un peu grêle, mais douce, étrangement mélodieuse. Elle chantait un air plaintif, aux sonorités sauvages, un air russe, dont Henry, qui était polyglotte, comprenait toutes les paroles. Et ce chant, cette voix, donnaient à cette femme le maximum de sa dangereuse séduction.
Laissant une note mourir sur ses lèvres, Mme de Rambuges se détourna et jeta vers Henry un rapide coup d’œil. Elle rencontra un visage froid, un peu hautain, des yeux attentifs et intéressés, mais aucunement troublés, ni même émus. Le jeune homme dit avec une tranquille courtoisie :
– Vous interprétez avec beaucoup de charme ce vieil air russe, madame.
– Vous comprenez donc la langue de mon pays ?
– Mais oui, et je la parle fort couramment... Vous êtes Russe, madame ?
– Oui, par mon père, et Roumaine par ma mère. Je m’appelais avant mon mariage la comtesse Nadiège Strevnine. Mais je suis devenue très Française. Voilà des années que je n’ai pas revu mon pays. Je me partage entre Nice et le Jura... Cependant, il n’est pas impossible que j’aille cet hiver faire un petit séjour à Paris. En ce cas, j’espère avoir le plaisir de vous y revoir ?
Il répondit par une phrase polie, mais sans empressement et prit congé de son hôtesse. Mme de Rambuges lui tendit sa main, qu’il ne baisa pas comme il en avait coutume pour les femmes de son monde. Car il ne savait qui elle était, après tout, cette étrangère... Mais comme il eût accordé volontiers, spontanément, cet hommage à la charmante Yolaine dont il rencontra de nouveau les beaux yeux purs et sérieux, quand il s’inclina pour la saluer !
Mme de Rambuges l’accompagna jusqu’à la porte du vestibule où attendait Savinien avec la lanterne allumée. Elle dit d’une voix douce : « Au revoir, je l’espère ! » Et resta debout sur le seuil, sans souci du froid, des flocons pressés, regardant s’éloigner dans la nuit la haute silhouette altière, jusqu’à ce qu’elle eût disparu.
Alors la comtesse referma la porte, sans bruit, et se détourna... Une femme se tenait debout, au milieu du vestibule. Elle portait la tenue des femmes de chambre : robe noire, tablier blanc. Une coiffure de dentelle couvrait ses cheveux gris. Elle devait avoir dépassé la soixantaine et des rides apparaissaient sur son visage aux pommettes saillantes, où les petits yeux noirs brillaient d’un éclat vif.
Elle s’approcha à pas légers et posa sur le bras de la jeune femme sa main osseuse.
– Pourquoi restais-tu là, ma Nadiège blanche ? Tu risquais de prendre froid.
– Froid ? froid ? Est-ce que je pensais à cela ?... Ah ! si tu savais, Mavra !... Si tu savais !
Ses yeux étincelaient, sa bouche trembla un instant.
– Quoi donc, ma chère comtesse ? Quel bonheur est survenu pour toi ?
Nadiège approcha ses lèvres de l’oreille de Mavra et dit tout bas :
– Écoute, écoute !... Je viens de trouver celui qui sera mon maître, celui que j’aime, que j’aimerai comme une folle, comme une esclave !
– Que dis-tu ! Un maître, à toi, ma Nadiège ?... à toi, qui sais si bien faire des hommes de simples pantins dont tu tires les ficelles à ton gré ?
– Oh ! celui-là n’est pas de cette espèce ! Si tu l’avais vu, Mavra !... Si beau, si fier !... Et ses yeux ! Ah ! je donnerais dix ans de ma vie... entends-tu, dix ans, pour qu’ils me regardent un jour avec amour !
– Ce jour-là ne sera pas long à venir, ma pigeonne blanche ! Déjà, tu l’as ensorcelé, j’en suis sûre.
– Détrompe-toi. La conquête sera peut-être un peu difficile, parce que, je te le répète, cet homme-là ne doit pas ressembler aux autres. Mais c’est précisément ce qui me plaît en lui... Et c’est ce qui rendra mon triomphe plus magnifique, plus délicieux !
Elle frémissait en prononçant ces mots d’une voix basse, exaltée. Mais son visage conservait la blancheur mate de la fleur de jasmin, dans cette exaltation même.
– ... C’est un grand seigneur, Mavra : le duc de Gesvres. Toutes mes ambitions se réaliseraient si je devenais sa femme. Il faut que je le devienne.
Mavra l’entoura de ses bras, en la regardant avec adoration.
– Il en sera ainsi, ma jolie chatte. Tu le prendras à tes pièges, ce duc si fier, et ce ne sera pas long, quoi que tu en dises.
– Oui, je le prendrai ! Oui, je le veux !... Ah ! Mavra, je ne savais pas jusqu’ici ce que c’était que l’amour ! Mais je sens qu’il vient, et c’est une ivresse dont je n’avais pas idée !