II-2

2142 Words
À cette époque, M. de Rambuges, réunissant les débris de sa fortune, venait de se terrer ici, ne voyant presque personne du voisinage et s’occupant de chasse et de musique. Il ne pouvait guère prendre chez lui un tout petit enfant. Aussi accepta-t-il l’offre que lui fit une tante de la défunte comtesse Bernard, la chanoinesse de Stréaincourt, de recueillir et d’élever cette orpheline assez médiocrement pourvue au point de vue pécuniaire, car Bernard avait complètement laissé péricliter sa fortune, d’ailleurs peu considérable. On assure que Gilbert de Rambuges refusa toujours de voir cette enfant, sans doute par un reste de ressentiment contre son neveu... Je le crois devenu fort original – peut-être même un peu gâteux. Depuis quelques années, personne ne l’a aperçu. Il ne sort plus, refuse sa porte au curé et à un vieux magistrat en retraite, avec lequel il chassait autrefois. Quand la paralysie le frappa, il fit venir le médecin. Au bout de quelques mois, voyant que les médicaments le laissaient aussi mal en point, il ne voulut plus le recevoir, ayant décidé, disait-il, de se soigner lui-même. Depuis lors, personne ne sait comment il va, ce qu’il devient, car ses domestiques sont la discrétion même et ne bavardent jamais dans le bourg. Henry fit observer : – Étant donné le portrait du personnage, je comprends qu’il n’ait pas accueilli chez lui sa petite-nièce. Mais, vraiment, Mlle de Rambuges me semble un singulier chaperon pour cette jeune fille ! – En effet, d’après l’impression qu’elle t’a faite, et ce qu’on m’en avait dit auparavant. Mais lui n’a pas réfléchi à cela, fort probablement, et s’est trouvé très satisfait de se débarrasser ainsi de ce souci. D’ailleurs, comme je te le disais tout à l’heure, je soupçonne le pauvre homme de n’avoir plus l’entendement très net. Au cours de leurs excursions, les deux jeunes gens n’étaient pas encore retournés à la Sylve-Noire. Jacques demanda un matin : – Veux-tu que nous y allions, avec Guideuil ? – Volontiers. Elle est superbe, cette ensorceleuse. Je la reverrai avec plaisir. Guideuil ne fit aucune observation quand son maître lui annonça qu’il accompagnerait le duc de Gesvres et lui dans leur promenade à travers la forêt. Mais un pli de contrariété se forma au-dessus de ses gros sourcils blancs en broussailles, et il s’éloigna en marmottant : – Pourvu qu’on ne « la » rencontre pas !... C’est déjà trop qu’« il » l’ait vue. Elle porte sûrement malheur, cette femme-là ! La neige avait recommencé de tomber la nuit précédente. Cette fois, elle tiendrait pour tout l’hiver, la blanche reine de la montagne... Aujourd’hui déjà, elle transformait l’aspect de la forêt. La Sylve-Noire ne méritait plus son nom. Elle était ainsi moins mystérieuse, mais plus somptueusement belle. Les sentiers semblaient s’enfuir dans une blancheur indéfinie, entre les arbres dont les branches ployaient sous leur fardeau glacé... Et son silence paraissait tellement imposant que les jeunes gens baissaient instinctivement la voix, en échangeant leurs réflexions. Comme ils allaient s’engager dans un chemin qui descendait en pente raide, Jacques fit observer : – Si nous prenions cet autre, Guideuil ! Il me paraît meilleur. – C’est vrai, monsieur le marquis, mais il conduit à la maison de l’étrangère. – Que nous importe ! Ce n’est pas un chemin privé, donc rien ne nous empêche d’y passer. – Bien sûr !... bien sûr !... Jacques se mit à rire, en voyant son embarras et son air soucieux. – Qu’est-ce que tu as, mon vieux Guideuil ? Tu as peur que nous soyons ensorcelés par l’enchanteresse de la Sylve-Noire ! – Tout de même, ça se pourrait, monsieur le marquis ! Voyez-vous, il y a un sort sur la forêt, depuis des centaines et des centaines d’années. On y a volé, assassiné, on s’y est égaré... – Comme dans toutes les forêts du monde, parbleu ! – Pardon, monsieur le marquis, ce n’est pas tout à fait la même chose. Ici, les gens disparaissaient sans qu’on en retrouve trace, pas même un débris de vêtement ou un ossement à mettre en terre sainte. – En tout cas, pareille mésaventure n’est pas advenue à M. de Gesvres, puisque le voilà bien en chair et en os, après avoir échappé aux maléfices de la Sylve-Noire. Allons ! en route par-là, Guideuil ! Ton sentier de casse-cou ne me dit rien qui vaille, et j’aime mieux... Il s’interrompit... Deux femmes apparaissaient dans le chemin. La plus petite était vêtue de blanc. L’autre s’enveloppait dans un grand manteau noir, dont le capuchon se rabattait sur sa tête... Henry murmura : « Les voilà !... » Et le garde dit entre ses dents : « Le malheur est sur nous ! » Mme de Rambuges avançait d’un pas léger, qui semblait glisser sur le sol neigeux. Un long vêtement de fourrure blanche moulait sa taille fine, si étrangement onduleuse. Une écharpe de soie blanche aux reflets d’argent couvrait ses cheveux, s’enroulait autour de ses épaules, entourant son visage où les yeux brillaient à l’ombre des cils pâles en s’attachant sur Henry, après avoir effleuré M. de Terneuil. Jacques dit à voix basse : – Oui ! elle est jolie !... très jolie !... et l’autre aussi ! – Oh ! l’autre l’est dix fois plus !... On ne peut pas comparer !... Les deux femmes approchaient. Elles inclinèrent la tête pour répondre au salut des jeunes gens, et Mme de Rambuges s’arrêta, en adressant à Henry le mystérieux sourire de ses lèvres sinueuses. – Vous voilà revenu quand même dans notre Sylve-Noire, monsieur le duc ? Vous ne lui avez pas gardé rancune ? – Pas la moindre, madame !... Et je l’admire beaucoup dans sa parure de neige. Lui ne regardait pas la jeune veuve. Il ne voyait que Yolaine immobile à quelques pas derrière Mme de Rambuges. À l’ombre du capuchon noir, son visage, d’un ovale parfait et d’une rare pureté de traits, rosé par le froid, avait une délicate fraîcheur de jeune fleur et ses yeux, dont l’admirable nuance bleu sombre frappa Henry, semblaient plus profonds encore que l’autre jour, – plus tristes aussi, peut-être, bien qu’une vive lumière les eût éclairés un instant à la vue de M. de Gesvres. Le jeune homme pensa : « Ils sont merveilleux !... » Puis il remarqua le cerne bleuâtre qui les soulignait et l’amaigrissement du charmant visage. Il présenta son ami. Mme de Rambuges dit gracieusement : – J’ai entendu parler de vous par mon mari et, par son oncle, monsieur. Mon pauvre Guillaume avait votre famille en grande estime... Si je n’avais résolu, après mon grand chagrin, de vivre dans la retraite, j’aurais eu grand plaisir à connaître Mme de Terneuil. – Ma femme aussi, certainement, aurait été charmée... Mais nous demeurons fort peu de temps à Rameilles... – Oui, je le sais !... Et moi, je suis une solitaire, qui ne quitte guère sa forêt. Ici, je deviens sauvage, je prends une âme de Sylvain. Elle sourit – de cet étrange sourire qui ne gagnait pas les yeux. Ceux-ci restaient câlinement doux, et tout au fond des prunelles dansait une fascinante petite lueur d’or. Henry remarqua aujourd’hui leur nuance : ils étaient verts, d’un vert trouble et changeant, sur lequel le jeu habile des paupières et des cils faisait passer des ombres fugitives. – Je ne veux pas vous retarder, messieurs ! Bonne fin de promenade !... Elle s’interrompit un instant et ajouta, en enveloppant M. de Gesvres de la caresse de son regard : – Je serais très heureuse si vous veniez un jour, tous deux, en vous promenant, me demander une tasse de thé. Henry dit froidement : – Je vous remercie, madame. Mais je ne reviendrai plus à la Sylve-Noire, car je quitte Rameilles dans trois jours. – Ah ! c’est fort dommage ! Mais qui sait ! le hasard nous permettra peut-être encore de nous rencontrer. Elle tendit la main aux jeunes gens, en souriant toujours, et continua sa route, suivie de Yolaine que M. de Gesvres et son ami avaient respectueusement saluée. Jacques murmura : – Elle l’aidera, le hasard ! Tu es une trop belle proie, mon cher, pour qu’elle ne te tende pas ses filets. Henry eut un sourire de mépris. – Je ne la crains pas. Elle m’est profondément antipathique... Quel regard déplaisant ! – Mais qui a dû en prendre beaucoup d’autres, dont l’âme n’était pas trempée comme la tienne. C’est une femme dangereuse. Quant à Mlle de Rambuges, elle est adorablement jolie ! Le regard d’Henry s’éclaira. – N’est-ce pas ?... Quel contraste entre ces deux femmes ! Si elle est droite et délicate, comme le fait croire l’expression de sa physionomie, cette pauvre enfant doit souffrir beaucoup de vivre près de Mme de Rambuges. Ils s’étaient remis en marche. Derrière eux, Guideuil s’avançait, le front soucieux... Jacques se tourna vers lui en demandant gaiement : – Eh bien ! nous l’avons rencontrée, Guideuil ! Que va-t-il nous arriver ? – Rien de bon, monsieur le marquis ! Il n’y avait qu’à voir la manière dont cette chatte blanche regardait M. le duc !... J’en ai eu froid dans le dos ! Les jeunes gens se mirent à rire. – Tiens ! la chatte blanche !... C’est très bien trouvé, Guideuil ! Mais je saurai me garder d’elle, ne craignez rien, mon brave. Le regard respectueusement admiratif du vieux garde enveloppa le beau visage énergique, redevenu subitement sérieux. – Je souhaite que monsieur le duc en ait toujours la volonté, car ces femmes-là, ça ne peut faire que le malheur d’un homme. Jacques lui dit : – Viens ici, près de moi, et répète ce que tu m’as raconté un jour, à propos du trésor de Rochesauve. J’étais préoccupé, je n’ai pas fait attention... Guideuil vint se placer à la gauche de son maître. Il baissa la voix, en jetant un regard investigateur autour de lui. – J’ai dit, monsieur le marquis, que les mouches sentent de loin le miel, et viennent rôder autour. – Parle clairement, voyons ! – La mouche, c’est cette petite femme blanche. Le miel, c’est le trésor. – Eh bien ? – Eh bien ! j’ai dans l’idée qu’elle n’est pas venue pour rien ici, qu’elle ne va pas pour rien si souvent à Rochesauve, où la société du vieux M. de Rambuges ne doit pas être bien récréative. Elle croit au trésor, et elle le cherche. – Tu as de l’imagination, mon vieux Guideuil ! Le garde hocha la tête. – On ne me fera jamais accroire qu’une femme comme celle-là vient vivre dans un endroit désert, sans voir personne, pour son plaisir, soi-disant. Il y a quelque chose là-dessous. Henry fit observer : – Mais en admettant que ce fameux trésor existe, il reviendrait à Mlle de Rambuges, seule héritière du châtelain de Rochesauve. – Ah ! ah ! voilà, monsieur le duc !... Reviendrait-il à Mlle de Rambuges ?... ou à la veuve du comte Guillaume ? Les testaments ne sont pas faits pour rien. En trois lignes, le vieux monsieur peut déshériter sa nièce... Et le trésor est à la chatte blanche, qui aura sans doute cajolé le cher oncle, dont la tête est un peu faible, c’est probable. Henry dit pensivement : – Vous pourriez avoir raison. Mais M. de Terneuil leva les épaules. – Pour adopter ces imaginations-là, il faudrait croire au trésor... et je n’y crois pas. Ce sont des légendes qu’on raconte sur tous les vieux châteaux, ni plus ni moins. M. de Gesvres fit observer : – Mais Mme de Rambuges peut y croire, elle, et le chercher, comme dit Guideuil. – Ah ! cela, c’est possible... Elle doit aimer le luxe et la vie large, la jolie chatte ! Guillaume avait une assez belle fortune, héritage d’un vieux parent qui l’avait très fortement avantagé. Il l’a laissée à sa veuve. Mais déjà, ces petites dents pointues l’avaient fort probablement diminué de façon notable. Ils atteignaient en ce moment la maison de la comtesse. Un homme en sortait. Il était grand, lourd d’allure, un peu boiteux. Une barbe grisonnante s’étalait au bas de son visage rude, à la mâchoire saillante. Sa tenue était moitié celle d’un paysan, moitié celle d’un domestique. Il salua, en jetant vers les promeneurs un regard en dessous, et s’éloigna dans un sentier où bientôt il disparut. Jacques demanda : – Qui est-ce ? – Bourlatte, le domestique de M. de Rambuges, monsieur le marquis... Un type pas franc, qu’on n’aime guère dans le pays. Sa femme et lui, c’est muet comme des poissons. On ne peut pas leur tirer un mot sur le vieux monsieur, sinon : « Il ne va pas plus mal... Il se maintient », quand on les presse trop. Le fils, Savinien, est domestique chez Mme de Rambuges, pour aider les deux étrangers, des Russes, à ce qu’on dit. Il n’est pas plus causant que ses parents. C’est du monde pas agréable... Avec ça, pour eux, il n’y a ni fêtes ni dimanches. Ça leur a pris tout d’un coup, voilà près de deux ans. Le vieux monsieur ne risque pas d’avoir le prêtre, à ses derniers moments !... Et ce n’est pas celle de là-dedans qui le fera venir ! D’un mouvement de tête, il désignait la maison, triste et noire sous son toit en pente rapide, blanc de neige. – ... Elle ne met jamais les pieds à l’église, et la jeune demoiselle non plus. Henry dit vivement : – Comment, Mlle de Rambuges ?... Elle a dû cependant être élevée chrétiennement ? Jacques répondit : – C’est probable... L’influence de Mme de Rambuges a-t-elle déjà agi sur elle ? Peut-être... Ce serait dommage, de toutes façons. Henry songea tout haut : – Ce serait affreux ! Il se sentait tout à coup un petit froid au cœur. Serait-il donc possible que cette charmante Yolaine au regard si pur, si admirablement sérieux et profond, fût une âme faible, aisément détachée de ses croyances, s’accommodant d’abandonner toute pratique religieuse ?... Mais que deviendrait-elle, la malheureuse enfant, ainsi désarmée, soumise aux conseils de cette femme dont l’âme devait être aussi trouble que le regard ? Un pâle rayon de soleil se glissait entre les branches poudrées des sapins ; il éclairait la blancheur des sentiers, les vitres de la vieille maison grise, derrière lesquelles tombaient les stores brodés. Mais Henry ne regardait plus rien. Il pensait à Yolaine, aux dangers qui l’attendaient ; il songeait : « Elle doit souffrir. Ses yeux le disent... Peut-être n’est-elle pas libre d’agir comme elle le voudrait ? Il ne faut pas condamner sans connaître le fond des choses... » Et il éprouvait comme un petit frémissement intérieur, au souvenir du regard mélancolique et si délicieusement doux qu’il avait vu se fixer sur lui, tout à l’heure, quand il avait salué Mlle de Rambuges.
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