Chapitre 3
Il y eut un temps de silence qui parut durer une éternité. Toutes les têtes s'étaient tournées vers celui qui venait de parler, un quinquagénaire de taille moyenne, bien habillé, qui prenait l'apéritif en compagnie d'une jeune femme dans la salle basse. Il était vêtu d'un costume trois pièces gris anthracite, de bonne coupe, et le haut de son crâne dégarni luisait sous la lampe pendue au plafond.
Ce fut Kerlann qui rompit ce silence tendu :
— Nom de Dieu, souffla-t-il d'une voix blanche, Le Bégan !
Il posa sa chope vide avec tant de force sur le comptoir que l'anse lui resta dans la main et qu'un éclat de verre lui entailla la paume. Une goutte de sang perla sur sa peau tannée sans même qu'il s'en rendît compte.
L'autre, sûr de lui, se leva, monta les quelques marches sans se presser et vint s'arrêter à un mètre de l'ostréiculteur.
— Eh oui, Le Bégan, dit-il de cette voix déplaisante qui articulait trop, une voix aussi impersonnelle que celle qui sort d'un ordinateur. Ça te la coupe, hein, mon gros.
Et son regard fixait avec mépris la panse proéminente de son vis-à-vis.
De taille moyenne, de corpulence moyenne, il paraissait tout petit auprès du gigantesque ostréiculteur; pourtant, il trouvait le moyen de le toiser et de le défier du regard.
Il affectait de ne pas craindre Kerlann, mais par prudence, il avait conservé un tabouret de bar entre eux.
— Nom de Dieu, reprit l'ostréiculteur comme s'il n'en croyait pas ses yeux, Le Bégan. Comment te v'la fabriqué ! Tu ne dois point en foutre lourd pour être sapé pareillement !
Et à son tour, il considérait son vis-à-vis, semblant indécis sur l'attitude à tenir. Il finit par ôter sa casquette d'une main et par fourrager dans son abondante chevelure bouclée de l'autre, comme si l'inspiration pouvait jaillir de ce massage capillaire.
Le Bégan toisa l’ostréiculteur avec mépris et ricana d’un air méprisant.
Puis il sortit de sa poche un étui à cigarettes en argent d'où il puisa une cigarette anglaise à bout doré qu'il pinça entre ses incisives, avant de l’allumer avec ostentation à un briquet d'argent guilloché.
Il aspira une longue bouffée de fumée puis la rejeta au plafond avec affectation.
— Je ne t'en offre pas, dit-il en remettant l'étui en poche, je crois me souvenir que tu aimes mieux te les rouler toi-même.
À sa table, la jeune et jolie personne qui accompagnait Le Bégan regardait la scène avec ennui, croisant et décroisant nerveusement les doigts.
— Qu'est-ce que tu es venu foutre ici ? demanda Kerlann.
— Tu le sais bien…
Et il ajouta en détachant mots et syllabes pour rendre plus forte encore la provocation :
— Je suis venu pour implanter une ferme aquacole dans la baie.
Son timbre avait, plus que jamais, des résonances métalliques de voix électronique.
— Nom de Dieu ! dit encore Kerlann.
— C'est tout ce que tu sais dire, fit Le Bégan avec pitié. Mon pauvre Kerlann, tu n'as jamais eu de conversation. Tu ne sais que gueuler…
Il regarda le bout incandescent de sa cigarette avec attention, fit tomber un peu de cendres du bout de l'index, souffla sur la pointe rougeoyante
— Tu devrais sortir un peu de ton trou, aller voir ce qui se fait ailleurs ! Les truites, c'est ce que la grande distribution demande en quantités de plus en plus importantes. Il faut fournir !
— Des truites dégueulasses, gronda le colosse, nourries avec des viandes frelatées, des truites qui vont pourrir toute la baie…
L'autre eut un geste qui montrait le peu de cas qu'il faisait de la qualité des eaux et des nuisances causées aux riverains.
— Ça se vend, laissa-t-il tomber.
— Et nos huîtres ? dit le colosse d'une petite voix.
On avait presque l'impression qu'il allait se mettre à pleurer, il en était pathétique.
— Vos huîtres, dit l'autre avec mépris, vos huîtres, si vous saviez où vous pouvez vous les mettre !
Il tourna le dos à Kerlann avec un petit ricanement, après lui avoir jeté son mégot sur les pieds.
— Des huîtres, on ne sait plus qu'en foutre !
C'en était trop, le colosse bondit, renversant le tabouret au passage. Le Bégan fit un saut en arrière, son visage était soudain devenu tout pâle. Fanch et sa femme s'étaient précipités, ils ceinturaient Kerlann, le suppliaient :
— Loulou fais pas le con !
Kerlann se débattait, écumait, rugissait :
— Laissez-moi, je vais lui arranger la gueule, à ce s****d !
Ce fut Céline, la femme de Fanch, qui réussit à le calmer en prenant derrière son bar un pot à eau et en lui jetant son contenu au visage.
— Arrête, pauvre imbécile, tu ne vois donc pas que c'est ça qu'il cherche ?
Elle avait parlé ou plutôt crié d’une voix rendue aiguë par l’exaspération.
Les navigateurs s'étaient levés, l'un d'eux avait pris Le Bégan au collet :
— Et où vas-tu les mettre tes putains de cages ?
Le Bégan, bien que pâle, n'avait rien perdu de sa morgue :
— Tu n'as qu'à aller voir à la mairie, il y a un dossier, avec le plan d'implantation.
Le navigateur le repoussa avec mépris, si bien que Le Bégan faillit descendre les marches sur les fesses.
— Dégage, crapule, et ne reviens pas ici !
— J'irai où je voudrai, quand je voudrai, dit Le Bégan en remettant sa cravate en place. L’installation sera faite dans la légalité la plus complète.
Il jeta un billet sur la table et dit à la femme :
— Viens !
Elle se leva, pâle elle aussi.
— De toutes façons, dit l'un des navigateurs, elles n'y sont pas encore, tes truites. Il y a une enquête et nous irons tous manifester notre opposition.
— Pff ! fit Le Bégan sur le pas de la porte, enquête ou pas enquête, l'affaire est faite. Les cages sont commandées depuis six mois. Elles sont prêtes à être posées dans les semaines qui viennent. Mes associés ne sont pas gens à avoir investi sans certitudes.
Il ouvrit la porte et cracha de nouveau :
— Pff ! vous êtes vraiment des petits, des tout petits cons !
Kerlann fit mine de s'élancer, mais il fut retenu par les voileux. Alors il gueula en brandissant son poing monstrueux :
— J'aurai ta peau, Le Bégan !
•
Le Bégan parti, il y eut à nouveau un temps de silence, puis tout le monde se mit à parler en même temps.
— Non mais, vous avez vu ce s****d ?
— Qu'est-ce qu'il a voulu dire ? L'enquête est faite? Il a l'air sûr de lui.
— Tu parles, s'ils ont déjà commandé les cages, c'est qu'ils ont eu des garanties.
— Mais de qui ? s'exaspéra Fanch.
— De politiques, tiens !
C'était le navigateur qui avait secoué Le Bégan qui parlait.
— Tu n'as jamais entendu parler de la collusion entre les politiques et les forces d'argent ?
— C'est pas démocratique ! s'exclama Fanch.
— Mon pauvre Fanch, dit l'autre, tu es vraiment d'une naïveté… Ceux qui ont le fric font ce qu'ils veulent, les autres n'ont qu'à s'écraser. C'est comme ça depuis le commencement des temps, il n'y a aucune raison pour que ça change.
Loulou Kerlann affalé sur le bar ne réagissait plus. Il s'était fait resservir de la bière et, les yeux atones, semblait chercher quelque chose d’introuvable au fond de son verre.
La tasse de Mary était vide depuis longtemps lorsque ses amis arrivèrent. Le bar était toujours en effervescence, les conversations se poursuivaient, passionnées.
— Qu'est-ce qui se passe ici ? demanda Caroline en embrassant Mary.
— Il y a eu une sacré engueulade entre le gros type là - Mary montrait Kerlann avachi sur le bar - et un autre bonhomme qui est parti maintenant. Ils ont failli en venir aux mains. Si le patron et la patronne ne s’étaient pas interposés…
Le copain de Caroline était allé saluer les navigateurs qu'il connaissait tous et maintenant il discutait avec eux.
Enfin, il vint vers Mary, lui serra la main, puis lui fit la bise. Sa barbe mal rasée piquait et sa main avait la douceur d'une râpe à bois.
Mary regarda son amie avec admiration. Une nuit d'amour avec Patrick de Kerbedery dit l'Anaconda devait remplacer avantageusement un «peeling» à trois cents balles dans l’institut de beauté de la thalasso de Carnac.
Peu à peu le bar se vidait. Il ne restait plus que Kerlann qui, à force de boire chope sur chope, s’était avachi sur le comptoir. Fanch lui parlait doucement, lui tirant la manche si bien que Kerlann finit par se lever. Céline vint alors à la table de Mary et glissa quelques mots à l'oreille de Patrick, qui se leva et accompagna Fanch et Kerlann vers la sortie.
La démarche de l'ostréiculteur était hésitante et le patron du bistrot dut lui tenir le bras pour descendre les marches.
Quand ils furent sortis, la patronne qui avait fermé la porte dans leur dos revint derrière son bar. On entendit la pétarade d’un moteur à l’échappement crevé s’éloigner.
— Serait temps qu’il change sa 504, dit Céline en se mettant à essuyer les verres. Vous entendez ce bazar ? Il prétend que c’est une pièce de collection !
Il n'y avait plus que Mary et Caroline dans la salle. De l'arrière-bar parvenaient des bruits de casseroles entrechoquées. La patronne s’approcha des deux jeunes filles :
— Excusez-moi d'avoir mis Patrick à contribution, dit-elle, mais dans l'état où il était, je ne pouvais pas laisser ce pauvre Loulou prendre le volant. S'il était tombé sur les gendarmes dans cet état… Il a bien assez d'ennuis en ce moment.
— Où habite-t-il ? demanda Mary.
— À Saint-Philibert.
Et, comme elle n'était pas sûre que Mary connût Saint-Philibert, elle précisa :
— De l'autre côté du pont.
Elle essuyait son bar vigoureusement avec un produit moussant tout en continuant à parler.
— Il a son parc un peu plus haut, sur la rivière de Crac'h et je gage que c'est là qu'il va finir sa nuit. Car s'il rentre chez lui dans cet état, Fernande va lui parler du pays !
Mary supposa que Fernande était l'épouse du colosse.
— Oh mais, dit tout d'un coup Céline, à quoi je pense ! Peut-être que vous voulez boire quelque chose?
— Merci, répondit Caroline, on était venu pour dîner. Si vous voulez bien, on va attendre Patrick.
Ils n'eurent pas longtemps à attendre, les deux hommes rentrèrent quelques minutes plus tard et Patrick vint rejoindre Mary et Caroline.
— Qu'est-ce qu'il tenait, ce sacré Loulou ! dit-il en s'asseyant. Valait mieux le raccompagner, il aurait été capable de confondre parc et parking !
— Où l’avez-vous laissé ? demanda la patronne.
— Dans sa baraque, au parc. Il y a une pièce pleine de frisette de bois qui sert à l’emballage des huîtres ; il est tombé là-dessus comme une masse et, à l’heure qu’il est, il doit ronfler comme un quadrimoteur au décollage.
Il regarda la patronne du bistrot d’un air rassurant :
— T’inquiète pas, Céline, nulle part ailleurs il ne saurait être mieux.
Et il ajouta en souriant :
—…même pas chez sa femme !
— Tu sembles bien le connaître, dit Mary.
— Ouais, et ça ne date pas d’hier ! J'ai navigué avec lui quand j'étais gamin. À l'époque il avait un sinagot, c'est là-dessus que j'ai tiré mes premiers bords.
— Un sinagot, expliqua-t-il, c'est un vieux gréement, un bateau du golfe, le bateau des marins de Séné. Rien à voir avec les bateaux modernes, des voiles de coton, une coque en bois, pas de moteur… C'est qu'il fallait être un fin manœuvrier pour mener ces canots dans les courants du golfe. Et Loulou, c'était le meilleur. Il connaît chaque caillou du golfe et, entre courants et contre-courants, personne ne saurait lui en remontrer. Faut dire que c'est un forban.
— Pardon ? dit Mary.
Patrick éclata de rire :
— Rien à voir avec ceux que tu traques d'habitude, Mary. Ça veut simplement dire que Loulou est natif du Bono, un village de la rivière d'Auray où les pêcheurs avaient la réputation d'être de fieffés braconniers. Le surnom leur est resté : les forbans du Bono.
— Et lui, il l'était ?
— Bof, comme tous… Il ne faut pas laisser se perdre les réputations.
— Mais maintenant…
— Maintenant, c'est un ostréiculteur parfaitement honorable. Il a épousé Fernande Quéhan dont le père avait une concession sur la rivière, derrière le pont, et il y travaille dur. Ses huîtres sont réputées et il a une bonne clientèle.
— Pourtant il paraissait se plaindre d'une certaine mévente.
— C'est sûr que le naufrage de l'Erika, la marée noire qui s'en est suivie n'ont pas arrangé les affaires. Mais c'est pareil pour tout le monde, les hôteliers, les restaurateurs… Tous ceux qui vivent du tourisme se demandent de quoi la saison sera faite. Alors, quand ce s******d de Le Bégan vient faire de la provoc avec ses cages à truites, faut comprendre qu'il pète un peu les plombs !
— Tu le connais, ce Le Bégan ?
— Comme ça. Lui aussi était ostréiculteur sur la rivière, mais il n'était pas dur à la peine comme les gens d'ici.
— Il n'est pas du coin ?
— Si. Son père était, lui aussi, ostréiculteur. Mais Le Bégan, lui, c'était plutôt cigarette, whisky et petites pépées… La frime, les boîtes de nuit, les bagnoles décapotables. Il n'a pas été long à être en faillite, il devait tellement de fric par ici qu'il a dû disparaître. Oh ! il n'est pas allé très loin, il s'est acoquiné avec des bras cassés dans son genre pour faire une première ferme aquacole à Men er Bellec. Quelques cages qui fonctionnent comme les poulaillers : on lui livre les bébés truites et la nourriture, et ensuite il suffit de leur jeter les granulés à heure fixe. Quand le poisson est arrivé à taille commerciale, on le vend et on recommence. Sûr que c'est moins dur que de travailler sur les parcs à huîtres ! Il paraît que maintenant la distribution de nourriture est automatisée. Le pisciculteur n'a plus qu'un rôle de surveillant.
— Mais alors, c'est boulot d'avenir !
— Tu parles ! dit Patrick d'un ton désabusé, tu oublies la pollution !
— Ça pollue vraiment ? demanda Mary.
Patrick se tourna vers Caroline :
— Est-elle naïve ta copine !
Puis revenant à Mary :
— Ma pauvre amie, ces fermes aquacoles sont les porcheries de la mer ! Leur fumier s'accumule au fond de l'eau sous les cages si bien qu'au bout d'un moment leurs fermentations sont si toxiques qu'elles doivent déménager sinon leurs truites crèveraient. C'est pourquoi Atlantide Marine cherche un nouveau site. Seulement, c'est une pollution insidieuse que l'on ne sent pas, que l'on ne voit pas. Simplement, au bout d'un certain temps, on s'aperçoit que les goémons pourrissent, qu'il n'y a plus de crabes ni de crevettes dans les rochers, que les poissons sauvages se tiennent au large. Dès lors, il est trop tard, le mal est fait. Même si l'élevage est abandonné, il faudra des décennies pour que les fonds contaminés retrouvent leur état antérieur, pour que l'herbier repousse, pour que la faune sauvage revienne. Et la plupart du temps, ces installations sont implantées dans les baies, sur les frayères où les poissons sauvages viennent se reproduire. Inutile de te dire que les premières victimes de cette pollution sont les alevins, les juvéniles, et cette pratique d'aquaculture qui tend à se généraliser va détruire la ressource bien plus sûrement que les effets de la pêche traditionnelle.
— Dis donc, tu as l'air d'en connaître un bout sur la question, dit Mary.
— Oui, je m'y connais un peu, concéda Patrick modestement.
Caroline précisa :
— Patrick n'est pas que skipper de l'Anaconda, il est aussi docteur en biologie marine.
Mary regarda le marin, stupéfaite :
— Sans blague !
— Sans blague, dit Patrick en souriant.
— Tu ne me l'avais jamais dit !
— Tu ne me l'avais jamais demandé !
— Quinze partout, dit Caroline. Balle au centre. Dites donc, si on commandait ? J'ai une de ces faims !