Chapitre 10

3013 Words
Elle que j’avais vue si inquiète, dans le jardin, quelques instants auparavant, elle avait su se faire un cœur chirurgical, pendant une opération d’où dépendait la vie de celui qu’elle aimait ; et elle avait assisté à cette tragédie du scalpel et des pinces de feu, en professionnelle. Ah ! c’est « une nature » fortement équilibrée. Une femme, comme on dit aujourd’hui, dans l’argot de Paname, « bien balancée », moi je parle au point de vue moral comme au point de vue physique ! Et je suis sûr qu’elle se tirera « avec le sourire » de cette aventure qui aurait pu n’être qu’un assassinat ! Gabriel sera aimé, Jacques sera marié, le vieux Norbert, heureux entre sa fille et les deux hommes qui assureront le bonheur de cette charmante enfant, retournera tranquillement à ses roues carrées. Et moi !… et moi !… Moi, me voici sur la piste de l’homme aux bras rouges et au cou de taureau qui vient de sortir. Peut-être, par lui, saurai-je enfin qui est Gabriel ! Il a emporté cette espèce de boîte gainée de cuir d’une couleur indéfinissable que je lui avais déjà vue sous le bras à sa première apparition. Il remonta vers la cité et j’attendis qu’il eût traversé le pont pour le franchir à mon tour. Maintenant il passe devant la Morgue, toujours la tête penchée, avec son air peureux, honteux et de son pas lourd et solide. La nuit est belle ; il y a des familles qui se promènent autour du square Notre-Dame. Il traverse la Seine, enfile le boyau noir de la rue des Bernardins, débouche sur le boulevard Saint-Germain, glisse le long des murs de Saint-Nicolas-du-Chardonnet et tourne à gauche dans la rue Saint-Victor. Là il pénètre dans la boutique d’un marchand de vin et dès qu’il apparaît sur le seuil j’entends plusieurs voix qui le saluent par ces mots : « Tiens ! v’là le père Macchabée ! » Ce mastroquet donne à manger… Il y a là une clientèle qui soupe… Des clients habituels, certainement… Mon entrée va faire sensation… Je ne suis pas mis avec une extrême élégance… Bah ! on me prendra pour un étudiant en médecine nouvellement installé dans le quartier… Le principal est que je ne perde pas de vue mon père Macchabée !… Il n’a, du reste, rien répondu à ce sinistre sobriquet, il est allé s’installer à une table dans un coin. Je vois tout ce qui se passe par la porte grande ouverte sur la tiédeur de la nuit. J’entre à mon tour, et la b***e des soupeurs fait silence. Et soudain, une voix : « Eh ben, mon vieux ! » Et j’entends des rires étouffés… J’y suis habitué… je n’y fais pas attention… Ma vie ne serait qu’un pugilat… Ce n’est pas mon élégance très « relative » qui a fait sensation, c’est naturellement ma laideur… Et pour que je n’en doute pas : « Dis donc, Charlot, ta femme qui cherche un amoureux !… » Cette fois on s’esclaffe… Seul, Charlot, le patron, reste digne… Il vient me demander ce qu’il faut me servir… Je n’ai pas dîné… je ne sais pas comment je vis… je ne sais pas si j’ai faim, je ne sais pas si je pourrai manger… Je demande, comme le « père Macchabée », un morceau de gruyère, du pain et une canette. Les « joyeux soupeurs » essaient plusieurs fois d’entrer en conversation avec mon homme. « Eh ben, père Macchabée, ç’a été, aujourd’hui, la distribution ? » Le père Macchabée finit par s’énerver et, pliant son journal du soir qu’il lisait tout en mangeant, toise son interlocuteur du haut en bas, semble apprécier sa structure squelettique à sa juste valeur et lui jette d’une voix douce, du reste, qui contraste avec son aspect rude et sauvage… « Toi, mon vieux, à la distribution, je ne donnerais pas dix francs de ta carcasse, même au prix qu’est le change ! » Plus de doute, le père Macchabée est garçon d’amphithéâtre ou quelque chose d’approchant : « Te fâche pas, Baptiste, fait l’autre en se levant. S’il n’y a plus moyen de plaisanter !… » J’attends que Baptiste soit parti… et par la conversation des « joyeux soupeurs », qui sont eux aussi « de la partie », employés dans les hôpitaux de la rive gauche, j’apprends que Baptiste est un ours, jamais à la rigolade… Paraît que c’est un ancien maraîcher ruiné par la grêle et les usuriers, recueilli par Monsieur Jacques Cotentin (ils parlent de M. Jacques Cotentin sur le ton du plus grand respect), qui l’a fait entrer aux « travaux pratiques », puis qui s’est mis à s’en servir pour ses travaux particuliers… C’est lui qui lui met de côté les pièces anatomiques dont le prosecteur a besoin pour ses expériences personnelles… On a mis, à l’école, à la disposition du prosecteur, et à de certaines heures qui ne gênent personne, un pavillon dans lequel Jacques Cotentin et le père Macchabée s’enferment… Tout cela en marge des règlements… Mais personne ne réclame… Tout est permis à Jacques Cotentin… Ce Jacques Cotentin est donc un génie ?… 25 juin. – Non ! je ne demanderai pas à M. Baptiste (le père Macchabée) dont je connais maintenant l’adresse – qui est Gabriel. Je ne lui demanderai ni cela ni autre chose ! D’abord, parce qu’il y a des chances pour qu’il n’en sache rien lui-même et puis parce que je suis à peu près sûr qu’il ne répondra rien du tout ! Il faut que cet homme soit dévoué corps et âme à Jacques Cotentin pour que celui-ci, qui ne veut même pas un « aide », le fasse assister à ses travaux où il ne lui rend que des services de manœuvre. La figure, si banale (vous savez qu’il n’est même pas laid) de Jacques Cotentin, a pris subitement dans mon esprit des proportions immenses. J’ai voulu lire quelques-uns des articles qu’il publie de temps à autre dans la nouvelle Revue d’anatomie et de physiologie humaines. C’est tout à fait remarquable. Il y a là une hauteur et une audace de vues qui bouleversent toutes les vieilles théories. En d’autres temps, je ne doute point que toute l’antique école en eût frémi. Mais maintenant on se passionne pour l’inconnu. La guerre a passé par là, creusant un abîme entre le passé et l’avenir, ou le comblant, à votre gré. J’ai sous les yeux un article sur « la dégradation de l’énergie dans l’être vivant » où, à propos des théories si intéressantes de Bernard Brunhes, je relève ces phrases dont la dernière me fit sursauter : « En une semblable thermodynamique, on pourrait rencontrer des corps qui se transformeraient dans un certain sens, alors que la thermodynamique classique annonce leur équilibre ou leur transformation en sens inverse… Un système pourrait, en une transformation isothermique, fournir un effet utile supérieur à sa perte d’énergie utilisable : LE MOUVEMENT PERPÉTUEL NE SERAIT PLUS IMPOSSIBLE. » M. Duhem, à la fin de son ouvrage sur la viscosité, le frottement et les faux équilibres chimiques n’a rien écrit de plus fort… et nous nous trouvons en face de l’hypothèse d’Helmholtz réalisée, l’hypothèse d’une restauration possible de l’énergie utilisable dans les êtres vivants !… C’est-à-dire la mort vaincue !… Toujours le mouvement perpétuel !… Ainsi, c’est la même pensée qui les anime, le vieil horloger et le jeune prosecteur, le premier au point de vue mécanique, le second au point de vue physiologique. Ah ! certes oui ! la vie des cerveaux doit être intense, derrière ce mur le long duquel je me promène en attendant Christine… et qui sépare les deux drames étranges dont je n’ai pas encore la clef… En attendant, j’ai celle de la petite porte qui donne sur le jardin des Coulteray, dans lequel je me trouve en ce moment. Le marquis n’a fait aucune difficulté pour me donner cette clef, paraît-il, car je n’étais pas là quand elle la lui a demandée… Il me l’a remise à moi, le plus naturellement du monde : « Comme cela, vous viendrez quand vous voudrez !… Vous êtes chez vous. » Ceci se passait hier… Je dois remettre la clef à Christine aujourd’hui… Mais il est cinq heures du soir et elle n’est pas encore arrivée… Depuis quelques jours, elle se fait plus rare et j’imagine que Gabriel doit réclamer ses soins… La santé de ce cher mystérieux garçon doit être meilleure, si j’en crois les belles couleurs de Christine… L’intervention chirurgicale l’aura définitivement sauvé… et je ne désespère pas de le revoir se promener dans le petit enclos des Norbert, au bras de sa belle infirmière… Chose inouïe ! Il me semble maintenant que je vais haïr Christine !… et savez-vous pourquoi ? Ô mystère du cœur humain ! comme dit l’autre… parce qu’elle trompe, pour ce bellâtre, un Jacques Cotentin !… Maintenant que j’ai pénétré un peu dans ce cerveau-là, oui, oui, Christine ne m’apparaît plus que comme une poupée haïssable, méprisable, odieuse !… Si elle ne l’aime pas, elle n’avait qu’à ne rien lui promettre ! ou si elle ne l’aime plus, elle n’a qu’à le lui dire ! Mais tromper un homme pareil !… Attention !… la voilà !… Quelle jeunesse !… Comment Gabriel ne guérirait-il pas avec ce sourire à son chevet ? Cette belle main tirerait un mort du tombeau ! À propos de mort et de tombeau, je n’ai toujours pas revu la marquise… et par conséquent je n’ai pas eu à me préoccuper de prétextes plausibles pour ne point lui rendre toutes ses vieilles petites histoires de broucolaques que j’ai continué à feuilleter, du reste, et qui ont fini par me rebuter par leur stupidité. Christine l’aurait vue, elle. Où ? Quand ? Comment ? Je n’en sais rien. Elle m’a dit que la marquise était redevenue languissante, et que Saïb Khan la voyait presque tous les jours. « Vous êtes bien en retard ? fis-je à Christine en la regardant bien dans les yeux. – Pourquoi me regardez-vous toujours ainsi ? me répondit-elle en accentuant son sourire. On dirait que vous avez toujours quelque chose à me reprocher. – Eh ! je n’ai pas autre chose à vous reprocher que votre absence, n’est-ce rien que cela ? – Monsieur est galant ! » laisse-t-elle tomber en me regardant d’un air un peu narquois par-dessus son épaule et tout en se dirigeant vers la bibliothèque. J’avais rougi jusqu’à la racine des cheveux. Voilà où j’en suis, moi, Bénédict Masson !… à de pareilles fadeurs ! Penses-tu que cela prenne, Adonis ? Quand nous fûmes dans la bibliothèque et que je lui eus donné la clef du jardin, elle me dit : « Nous sommes maintenant tout à fait chez nous, ici ! Nous arrivons par le jardin, nous partons quand nous voulons ! Nous n’avons pas affaire au noble vieillard costumé en suisse, nous n’avons plus à traverser tout l’hôtel sous les regards inquisiteurs de Sangor et parmi les bondissements de ouistiti de Sing-Sing. – Parlez pour vous, fis-je. Moi je n’ai pas de clef. – J’en aurai fait faire une demain pour vous. C’est entendu avec le marquis ! Il tient à ce que nous soyons chez nous, à ce que nous ne soyons dérangés par personne. – Ah ! oui ? – Il tient si bien à cela, fit-elle en se dirigeant vers la porte qui donnait de la bibliothèque sur le petit vestibule, que cette porte est fermée, condamnée… Il n’y a plus que lui qui puisse pénétrer ici… – Vraiment ? fis-je un peu étonné… Voilà bien des précautions ! – Il ne veut pas que la marquise vienne vous ennuyer ! – Oh ! j’ai compris ! » J’aurais dû me réjouir de cet isolement dans lequel on nous laissait désormais, Christine et moi ; cependant les circonstances assez obscures dans lesquelles l’événement se produisait… et la pensée de cette autre isolée qui agonisait là-haut, épuisée par une folle imagination, me causèrent une sorte de malaise que je n’aurais su définir, mais que l’on éprouve généralement à la veille de quelque malheur dont on a le vague pressentiment… De fait, un bien singulier et même tragique incident vint, quelques minutes plus tard nous bouleverser, Christine et moi, à un point que je ne saurais dire… Nous avions commencé de travailler, une fenêtre ouverte sur le jardin, quand, tout à coup, nous fûmes surpris par un grand cri de douleur qui emplit tout l’hôtel… Christine et moi nous nous étions dressés, aussi pâles l’un que l’autre… Nous avions reconnu la voix de la marquise… Et puis ce furent des gémissements, des appels, les cris gutturaux de Sangor, le miaulement de Sing-Sing et, par-dessus tout, les ordres brefs, répétés, rageurs du marquis : « Courez ! mais courez donc !… » Enfin, dans le vestibule, dans l’escalier, dans tout l’hôtel, un tumulte de galopade et de meubles bousculés, renversés… Je me précipitai sur la porte qui résiste. Christine m’appela : « Par le jardin !… par le jardin !… » Et nous nous jetâmes dans le jardin qui communiquait par une petite allée avec la cour d’honneur dans laquelle nous arrivâmes, haletants… Sur le seuil de la voûte sombre, dont la porte était fermée, se tenait le noble vieillard, qui paraissait fort ému et restait là, planté sur ses pieds, comme s’il eût été incapable de faire un mouvement. Aussitôt qu’il nous aperçut, il nous cria : « Ne vous mêlez pas de ça !… Ne vous mêlez pas de ça !… C’est encore Mme la marquise qui a une de ses crises !… » Mais nous passâmes outre et, gravissant quatre à quatre le perron, nous entrâmes dans l’hôtel. Tout le bruit était maintenant au premier étage. Dirigés par le tumulte, par un grand bruit de porte brisée, défoncée… nous fûmes bientôt dans un corridor qui donnait sur les appartements de la marquise… Une porte gisait là, crevée comme par une catapulte. La chambre de la marquise… La malheureuse gémissait, se débattait entre les mains du marquis… Elle avait une toilette de demi-gala en lambeaux… Ses éternelles fourrures gisaient sur le parquet, à ses pieds, comme un tapis de neige… Et elle était plus blanche que ses fourrures, aussi blanche que la neige… Sing-Sing, dont les yeux de jade brûlaient d’un éclat insupportable, aidait le marquis à la maintenir. Dès que la malheureuse nous aperçut, elle jeta un grand cri, où elle mettait je ne sais quel espoir : « Cette fois, c’est au bras ! nous cria-t-elle… Tenez ! » Et elle leva son bras, et nous vîmes, non loin de l’épaule, une petite blessure qui laissait couler abondamment un sang vermeil… « Ah ! vous étiez ici ! fit le marquis (paroles qui me frappèrent… il ne nous croyait donc pas dans l’hôtel)… Tant mieux ! vous allez m’aider à la calmer… Ça n’est rien du tout… moins que rien !… Elle s’est fait une petite blessure… je parie qu’elle s’est piquée au rosier !… et voilà dans quel état nous la trouvons !… » Pendant qu’il parlait ainsi, la marquise ne cessait de répéter dans une espèce de hoquet : « Ne me quittez pas !… Surtout ne me quittez pas !… » Là-dessus Sangor accourut… Il parut aussi surpris que son maître de nous trouver là… Il avait à la main un flacon sur l’étiquette duquel je lus : citrate de soude. marquis, aussitôt qu’il vit le flacon, cria à Sangor : « Imbécile ! ce n’est pas ce flacon-là !… Je t’ai demandé le chlorure de calcium ! » Sangor s’inclina, s’en alla et revint presque aussitôt avec le chlorure de calcium demandé. Le sang qui coulait de la petite plaie s’arrêta bientôt sous l’action du chlorure… Le marquis prodiguait ses soins à sa femme avec une grande douceur et des paroles d’encouragement, tandis qu’elle se pâmait… Je regardai la blessure, elle n’était pas plus grande qu’une grosse piqûre d’aiguille. Sur ces entrefaites, le docteur hindou se présenta. Le marquis lui dit : « Elle s’est blessée au bras… et naturellement, une nouvelle crise ! » Sur quoi Saïb Khan nous pria de le laisser seul avec sa malade. Celle-ci rouvrit les yeux et nous regarda d’un air tellement suppliant que j’en eus le cœur malade. Cependant, sous le regard de Saïb Khan, et aussi sous celui du marquis, elle n’eut pas la force de prononcer une parole. Ses lèvres tremblantes ne laissèrent passer qu’un faible gémissement. Il fallut la quitter. Le marquis nous faisait déjà signe. Nous sortîmes de la chambre. Sangor et Sing-Sing marchaient derrière nous. Le marquis nous montra la porte brisée : « Vous voyez, nous expliqua-t-il, j’ai dû enfoncer la porte ! Nous ne pouvons la laisser seule pendant ses crises. Elle se tuerait, se jetterait par la fenêtre, se ferait éclater le front sur les murs ! – Comment cela est-il arrivé ? » demanda Christine. Quant à moi, je ne demandai rien. J’étais affreusement troublé et j’osais à peine regarder le marquis, tant j’avais peur qu’il pût lire dans ma pensée. Dans ma très hésitante mais effroyablement inquiète pensée. Il nous conduisit dans un petit salon qui était réservé à la marquise, au rez-de-chaussée, et dont la fenêtre était encore ouverte sur le jardin. Contre cette fenêtre grimpait un rosier. « Elle respirait l’air du soir à cette fenêtre, nous expliqua-t-il… Moi, je ne l’ai point vue, mais Sing-Sing, qui sortait du garage, l’aperçut au moment où elle jetait son cri de la crise ! Et aussitôt, dans une clameur désespérée que je ne lui avais pas entendue depuis longtemps, elle courait au premier étage s’enfermer dans sa chambre… Moi, j’étais dans mon bureau quand tout ce tumulte éclata… Je n’avais pas besoin d’explications… Je savais de quoi il était encore question… Nous courions déjà tous derrière elle… Il fallut forcer sa porte… Vous en savez maintenant autant que moi, ajouta-t-il en se tournant de mon côté, puisque personne n’ignore plus rien de mon malheur !… »

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