Chapitre 1

1990 Words
1 Putain. Vagin. Merde. Je fais exprès de penser ces mots interdits, mais mon scan neural ne montre rien qui sorte de l’ordinaire par rapport à des mots phonétiquement similaires, comme pétrin, machin ou merle. Je ne vois aucune preuve de dégâts à mon cerveau, même s’il pourrait être endommagé à l'extrême. J’ai peut-être besoin d’un autre sujet pour mes tests, un autre Jeune ‘impressionnable’ de vingt-trois ans comme moi. Après tout, je pourrais être malade mental. — Oh, Theo. Tu ne vas pas recommencer, dit une voix exagérément aimable et aiguë. Et puis, les mots ont bien un effet sur ton cerveau. Par exemple, la partie de ton cerveau responsable du dégoût s’illumine quand tu dis ‘merde’, mais pas pour ‘merle’. C’est Phoe qui parle. Cette fois, elle n’est pas une voix dans ma tête. C’est plutôt comme si elle était dans les buissons épais derrière moi, sauf que personne ne se trouve là. Je suis la seule personne sur ce morceau de gazon. Personne ne vient ici parce que le Bord ne se trouve qu’à quelques mètres. Peu d’habitants de l’Oasis aiment regarder la ligne triste qui divise la fin de notre monde habitable et le début du désert de gelée grise. Cependant, cela ne me gêne pas. D’un autre côté, je suis peut-être fou — et Phoe serait la raison. Voyez-vous, je ne crois pas que Phoe soit réelle. Elle est, je crois, mon amie imaginaire. Et son nom, d’ailleurs, se prononce ‘Fi’, mais s’écrit ‘P-h-o-e’. Oui, mon hallucination est précise à ce point. — Alors, tu passes d’un sujet rabâché directement à un autre, dit Phoe avec un petit rire de dédain. Ma soi-disant réalité. — Exactement, dis-je, bien que quand nous sommes seuls, je réponde sans bouger les lèvres. Parce que je t’imagine. Elle rit encore et je secoue la tête. Oui, je viens de secouer la tête pour mon hallucination. Je me sens également contraint de lui répondre. — Pour info, je suis certain que le mot tabou ‘merde’ affecte les parties de mon cerveau qui gèrent le dégoût tout autant que ses cousins plus acceptables comme ‘matière fécale’. Ce que j’ai essayé d’expliquer, c’est que le mot ne fait pas mal et n’abîme pas mon cerveau. Ces mots n’ont rien de spécial. Cette fois, Phoe est dans ma tête et elle a un ton moqueur : — Ouais, ouais. Tu me diras bientôt comment à l’époque, certains mots interdits faisaient simplement référence à des choses comme des chiens femelles et qu’il y a des mots dans les langues mortes qui étaient tout aussi tabous, et pourtant ils ne sont pas actuellement interdits parce qu’ils ont perdu leur pouvoir. Puis tu te plaindras sans doute que, même si les cerveaux des deux sexes sont presque identiques, seuls les mâles n’ont pas le droit de dire ‘vagin’, etc. Je me rends compte que j’allais répliquer avec ces pensées exactes, ce qui signifie que Phoe et moi nous avons beaucoup parlé de ce sujet. C’est ce qui arrive entre amis proches : ils répètent leurs conversations. D’autant plus lorsqu'il s’agit d’amis imaginaires, je suppose. Même si, bien sûr, je suis sans doute la seule personne d’Oasis à en avoir une. En y réfléchissant bien, toute conversation avec votre amie imaginaire n’est-elle pas redondante, puisqu’en gros vous vous parlez à vous-même ? — C’est là que je te rappelle que je suis réelle, Theo. Phoe affirme cela à haute voix. Je ne peux pas m’empêcher de remarquer que sa voix vient d’un endroit légèrement sur ma droite, comme si elle était une amie assise dans l’herbe à côté de moi, une amie invisible. — Ce n’est pas parce que je suis invisible que je ne suis pas réelle, répond Phoe à ma pensée. Moi au moins, je suis convaincue d’être réelle. C’est moi qui serais folle si je ne pensais pas être réelle. En outre, beaucoup d’indices pointent vers cette conclusion, et tu le sais. — Mais une amie imaginaire ne devrait-elle pas insister sur le fait qu’elle est réelle ? Je ne peux pas m’empêcher de dire ces mots à voix haute. — Cela ne fait-il pas partie de l’hallucination ? — Ne me parle pas à voix haute, me rappelle-t-elle d’un ton inquiet. Même quand tu subvocalises, tu bouges parfois imperceptiblement les muscles de ton cou et même tes lèvres. C'est trop risqué. Tu devrais simplement m’envoyer tes pensées. Sers-toi de ta voix intérieure. C’est plus sûr, en particulier quand nous sommes en compagnie d’autres Jeunes. — D’accord, mais pour info, j’ai l’impression d’être encore plus fou, réponds-je en subvocalisant les mots et en faisant de mon mieux pour ne pas bouger les lèvres ou les muscles de mon cou. Puis, pour faire une expérience, je pense : — Te parler dans ma tête souligne l’impossibilité de ton existence et cela me donne encore plus l’impression d’être dingue. — Eh bien, cela ne devrait pas être le cas. Sa voix est dans ma tête maintenant, pourtant elle paraît toujours aiguë. — Autrefois, quand ce n’était pas interdit d’avoir une maladie mentale, je suppose que tu mettais les gens autour de toi mal à l’aise si tu parlais à voix haute à tes amis imaginaires, dit-elle en gloussant, mais il y a plus d’inquiétude que d’humour dans sa voix. Je ne sais pas du tout ce qu’il se passerait si quelqu’un pensait que tu étais fou, mais j’ai un mauvais pressentiment, alors s’il te plaît, ne le fais pas, d’accord ? Je lui envoie ma pensée en tirant sur le lobe de mon oreille gauche : — Très bien. Mais cela me semble exagéré de le faire ici. Il n’y a personne. — Oui, cependant les nanorobots dont je t’ai parlé, ceux qui imprègnent tout depuis ta tête jusqu’au brouillard utilitaire, peuvent être utilisés pour surveiller cet endroit, du moins en théorie. — D’accord. Sauf si toute cette technologie invisible — et c’est bien pratique — est le fruit de mon imagination tout autant que toi. De toute façon, puisque personne ne semble être au courant, comment peuvent-ils s’en servir pour m’espionner ? — Correction : aucun Jeune ne le sait, mais les autres le pourraient, contre Phoe patiemment. Il y a encore trop de choses que nous ne savons pas au sujet des Adultes, et je ne parle même pas des Aïeuls. — Mais s’ils peuvent accéder aux nanocytes dans mon esprit, n’ont-ils pas également accès à mes pensées ? Je pense cela avec un frisson. Si c’est vrai, je suis complètement foutu. — Le fait que tu n’aies pas encore fait face aux conséquences de tes pensées fréquemment indisciplinées prouve que personne ne les surveille en général, du moins qu’ils ne se préoccupent pas spécifiquement des tiennes, répond-elle en apaisant un peu mes craintes. C’est pour cela que je pense que surveiller les pensées est soit trop compliqué informatiquement, soit que cela brise un des milliards de tabous sur l’usage approprié de la technologie — des règles que j’ai du mal à garder en tête, d’ailleurs. — Et si l’utilisation de la technologie pour m’écouter était aussi taboue ? dis-je même si elle commence à me convaincre. — Peut-être, mais, j’ai vu des choses qui s’expliquent mieux par l’espionnage des Adultes. Sa voix dans ma tête devient plus basse. — Il te suffit de penser à la fois où toi et Liam vous aviez prévu de sauter votre Cours de Physique. Comment étaient-ils au courant ? Je repensai à la session épique de Quiétude à laquelle nous avions été condamnés et comment nous avions tous les deux juré ne pas avoir trahi l’autre. Nous étions parvenus à la même conclusion : il est dangereux de parler. C’est pourquoi Liam, Mason et moi nous parlons souvent en code désormais. J’envoie une pensée à Phoe : — Il pourrait y avoir d’autres explications. Cette conversation a eu lieu pendant les Cours et quelqu’un aurait pu nous entendre. Mais même si ce n’est pas le cas, le fait qu’ils nous surveillent en classe ne signifie pas qu’ils prendraient la peine de surveiller cet endroit perdu. — Même s’ils surveillent cet endroit où n’importe quel endroit à l’extérieur de l’institut, je veux que tu prennes de bonnes habitudes. — Et si nous parlions en code ? Tu sais, celui que j’utilise avec mes amis qui ne sont pas imaginaires. — Tu parles déjà trop lentement pour moi, pense-t-elle avec exaspération. Quand tu parles dans ce code, tu as l’air ridicule et tu augmentes considérablement le nombre de syllabes que tu prononces. Si tu voulais bien apprendre une des langues mortes, alors... Je lui envoie ma pensée : — Très bien. Je vais ‘penser’ quand il faudra que je te parle. J’ajoute en subvocalisant : mais je subvocaliserai aussi. Elle soupire à haute voix. — Si tu le dois. Mais fais-le comme tu l’as fait il y a une seconde, sans bouger la musculature de ta voix. Au lieu de répondre, je regarde encore le Bord, l’endroit où la verdure sereine sous le dôme rencontre l’océan répugnant de gelée grise — la technologie paralytique auto-réplicante qui transforme la matière organique en elle-même. La gelée grise est ce qu’il reste du monde en dehors de la barrière du dôme, et si un jour cette barrière tombait, la gelée nous détruirait rapidement. Naturellement, cette vue évoque toutes sortes de sentiments désagréables et le fait que je la regarde volontairement doit être un autre signe de mon état mental précaire. — Cette chose est tout à fait dégoûtante, remarque Phoe en essayant de me remonter le moral, comme d’habitude. On dirait que quelqu’un a essayé de faire de la jelly avec du vomi et des excréments humains. Puis, avec un ricanement mental, elle ajoute : — Pardon, j’aurais dû dire ‘vomi et merde’. — Je ne sais pas du tout ce qu’est la jelly, mais, quoi que ce soit, tu as sans doute raison pour les ingrédients. — La jelly était quelque chose que mangeaient les anciens à l’époque pré-nourriture, explique Phoe. Je te trouverai quelque chose à regarder ou à lire à ce sujet, ou si tu as de la chance, ils s’en serviront peut-être à la prochaine foire des jours de naissance. — Je l’espère. Il est difficile de se renseigner sur la nourriture dans les livres ou les films, j’ai essayé. — Dans ce cas précis, tu le pourrais, rétorque Phoe. La jelly était plus une histoire de texture que de goût. Cela avait la consistance des méduses. — Les gens mangeaient ces choses gluantes à l’époque ? me dis-je avec dégoût. Je ne me souviens pas avoir vu cela dans un des films. En désignant la gelée, je dis : — Pas étonnant que le monde se soit transformé ainsi. — Dans la plupart des régions du monde, ils ne le mangeaient pas, dit Phoe d’un ton pédant. Et la jelly était en réalité faite à partir de protéines partiellement décomposées extraites des peaux, des sabots, des os et des tissus conjonctifs de la vache et du cochon. — Maintenant, tu essaies juste de me dégoûter. — Alors, ça, c’est la meilleure, venant de toi M. Merde, glousse-t-elle. Quoi qu’il en soit, tu dois quitter cet endroit. — Ah bon ? — Tu as des cours dans une demi-heure, mais le plus important, c’est que Mason te cherche, dit-elle et sa voix me donne l’impression qu’elle est déjà debout. Je me lève et je commence à marcher vers la haute haie qui cache la gelée de la vue des autres Jeunes d’Oasis. — Au fait — la voix de Phoe vient de plus loin, elle simule le fait de marcher devant moi —, une fois que tu auras vérifié que Mason te cherche, essaie d’expliquer comment une amie imaginaire comme moi pourrait savoir une telle chose... savoir quelque chose que tu ne savais pas toi-même.
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