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Comme je l’ai dit à Phoe, je ne suis pas aussi heureux que les autres sur Oasis. Par coïncidence, mon agitation a commencé avec Phoe. Plus précisément, quand elle m’a parlé quelques semaines plus tôt. Non, en vérité, cela a commencé un peu plus tard, quand j’ai appris que certaines choses vraiment géniales, comme de bons films, livres et jeux vidéo, se font très souvent effacer des bibliothèques d’Oasis.
En tout cas, je suppose que cela arrive très souvent. Je l’ai vu quand c’est arrivé à Pulp Fiction, un film que Phoe avait trouvé tout au fond des archives anciennes. Ce film était fabuleux, mais soit parce que j’y avais accédé, soit à cause d’une coïncidence horrible, Pulp Fiction a été remarqué par les Aïeuls ou les Adultes qui l’ont effacé. Un jour, c’était sur mon écran et le suivant, impossible de l’afficher. Phoe dit qu’il ne se trouvait plus dans les archives non plus.
Le pire, c’est que cela s’est produit avant que je puisse le montrer à Liam et Mason. Mes amis n’ont même pas cru à son existence quand je leur ai parlé du film. Phoe était mon seul témoin, et je n’étais pas prêt à parler d’elle à Liam au Mason. En fait, être incapable de partager quelque chose avec mes amis pour la première fois de ma vie avait aussi été une source d’insatisfaction, mais pas autant que les questions qui me rongent à présent : pourquoi effacer un si bon film ? Était-ce à cause de tous ces mots bannis ? Où était-ce la violence ?
Si je posais ces questions à haute voix, j’obtiendrais une session de Quiétude affreusement ennuyeuse au lieu d’une réponse, et cela me rendait fou. Donc, à cause de tout cela, si l'on m’avait posé la question avant aujourd’hui, j’aurais dit que j’étais la seule et unique personne malheureuse à Oasis. Cependant, même moi je n’appellerais pas ‘dépression’ ce que je ressens.
— Je ne pensais pas que c’était physiquement possible pour quelqu’un d’être déprimé, chuchote Phoe. Les nanocytes dans ta tête régulent les doses de sérotonine et de norépinéphrine, parmi un million d’autres variables qui se conjuguent pour vous maintenir agréables et joyeux. En outre, le programme de l’institut comprend de grandes quantités de méditation, de sport et d’autre propagande pour se sentir bien.
— Tu ne m’as pas entendu ? répète Mason d’une voix tremblante. J’ai dit à Grace que je l’aimais.
Il pense que je le juge, et c’est difficile de ne pas le faire. L’intérêt sexuel — ou l’amour romantique, comme c’était autrefois appelé — ne fait pas partie de notre monde. La seule raison pour laquelle nous le connaissons, c’est à cause des médias anciens, qui sont remplis d’exemples de gens de notre âge étant ‘amoureux’. Cet état semble différent en qualité de l’amour de la nourriture ou de l’amour pour ses amis. À l’époque, les gens avaient même pour habitude de se ‘marier’ et de fonder des ‘familles’ : deux construits sociaux incroyablement étranges.
Je peux plus ou moins comprendre le mariage. C’était sans doute comme être ami avec une femelle pendant une grande partie de sa vie. Je peux m’identifier à cela, car nous étions amis avec Grace autrefois. La famille, cependant, c’est bizarre. Ce serait comme être ami avec des gens en se basant sur des facteurs aléatoires comme des points communs dans l’ADN, et avec des personnes d’âges différents, y compris les Adultes et les Aïeuls. Étant donné que les Jeunes ne rencontrent jamais les Aïeuls insaisissables et que les seuls Adultes que nous côtoyons sont les éducateurs, j’ai du mal à imaginer la famille.
En ce qui concerne l’amour romantique, je ne pensais pas que quiconque s’y intéresse. Cette émotion étrange était une forme de folie liée à la procréation et les Aïeuls s’en occupent à présent — même si leur façon de faire est une question qui vous obtient une heure de Quiétude au lieu d’une réponse.
Je le sais d’expérience.
— En fait, supprimer la procréation n’a jamais empêché le désir ou l’amour chez les anciens, intervient Phoe. Ils avaient quelque chose qui s’appelait la contraception. Je pense que la vraie raison qui explique la disparition de ces désirs, c’est l’effet neutralisant des nanocytes.
Avant que je puisse lui poser des questions, elle continue :
— Bien sûr, étant donné que ces nanocytes sont également censés vous maintenir agréable et joyeux, je ne peux qu’en déduire que Mason se trouve dans cette situation parce que les siens ne peuvent pas gérer le dysfonctionnement dans son cerveau. Si je devais hasarder une supposition, étant donné ses phases maniaques précédentes, je dirais qu’il est bipolaire.
— Theo, dit Mason, le menton tremblant. J’ai dit à Grace...
— Je t’ai entendu, mon vieux, dis-je en n’écoutant plus l’explication trop longue de Phoe pour me concentrer sur mon ami. C’est juste que je ne sais pas quoi dire. Je t’ai dit de rester loin de Grace.
— Tu m’as aussi dit que je traversais une phase et que tu ne savais pas ce que je ressentais, réplique Mason. Tout comme ton ami Liam.
Liam est plus proche de Mason que je ne l’ai jamais été, mais ce n’est pas le moment de pinailler sur les définitions. Quand Mason s’est confié à nous, je n’avais pas compris le sérieux de la situation. Je pensais qu’il voulait prouver qu’il pouvait être le plus marginal de notre petit groupe de marginaux et le fait de dire des choses choquantes comme ‘une fille me plaît’ était la façon d’y arriver, en particulier parce qu’il avait choisi la cafteuse la plus irritante pour objet de son obsession.
— Alors, tu as dit à Grace que tu l’aimes ?
Je secoue la tête de frustration.
— Tu ne comprends pas ? Elle va te balancer et tu auras de gros ennuis.
Mason se contente de me regarder.
— Je m’en fiche. Tu ne comprends pas, Theo. J’ai pensé...
Il déglutit avant de continuer.
— J’ai pensé en finir.
— Ne dis pas ça, je siffle, horrifié. Même pas en louchébem.
— Mais c’est vrai.
Il s’assoit par terre, les yeux perdus dans le vague.
— Parfois, je...
Sa gorge bouge quand il déglutit encore une fois. Il lève la tête pour me regarder et je vois que ses yeux sont rouges et larmoyants.
— Cela aurait été tellement mieux si je n’étais pas né.
Je suis submergé par ses paroles. Mon visage doit ressembler à l’un de ces masques japonais anciens que Phoe m’a montrés un jour. Mason est mon ami proche depuis très longtemps, et pourtant j’ai l’impression de ne pas le connaître. La dépression et des sentiments étranges pour Grace sont déjà assez terribles, mais maintenant il a dévié la conversation vers des eaux encore plus troubles.
La mort et le suicide sont au-delà des tabous. D’une certaine façon, ils sont un peu abstraits. Nous comprenons tous leur signification — le concept de mort était trop présent dans l’antiquité pour que nous ne le croisions pas —, mais maintenant que personne ne meurt jamais, penser à la mort semble inutile. En théorie, un accident improbable pourrait tuer quelqu’un, mais en réalité, un tel événement n’a jamais eu lieu dans l’histoire d’Oasis. Alors ouais, contrairement aux jurons, je trouve très facile et naturel de suivre cette règle et de ne jamais parler ou penser à...
— Arrête d’être aussi égocentrique, Theo, gronde Phoe dans mon esprit. Ton ami souffre.
Je regarde Mason qui est à présent courbé en avant avec la tête cachée dans ses mains. J’inspire profondément, je fais un pas vers lui et je demande :
— Que puis-je faire ?
Cette question est destinée à la fois à Mason et à Phoe.
— Rien, dit Mason.
— Trouve une façon de le détendre, suggère Phoe, et essaie de réparer ce qu’il a fait avec cette fille.
— Écoute, Mason. Laisse-moi te conduire au dortoir, dis-je en reposant ma main sur son épaule. Fais une sieste au lieu de te rendre au cours d’histoire. Je dirai à l’éducatrice Filomena que tu es malade ce soir et je parlerai à Grace pour essayer de démêler ce bazar.
— Tu perds ton temps, dit Mason mollement. Cela m’est égal si j’ai des problèmes. Tout m’est égal.
— C’est cool, dis-je en feignant l’enthousiasme. Quand tu te réveilleras, nous parlerons de toutes sortes d’ennuis. Je suis partant pour faire une blague à Owen si tu es toujours d’attaque. Tu sais que nous devons nous venger parce que cet enfoiré a laissé des saletés dans notre chambre. Ou demain soir, nous pourrons dire à l’instructrice Filomena qu’elle peut se mettre son cours d’histoire dans un de ses orifices.
Cette seconde idée fait apparaître une trace de sourire sur le visage de Mason. Il déteste notre éducatrice d’histoire.
Soulagé, je lui souris.
— Et souviens-toi, dis-je en essayant de profiter de mon succès, que le jour des naissances est dans moins de trois jours.
Mason aime les festivités du jour des naissances autant que nous tous. Pourquoi en serait-il autrement ? Cela combine toutes les fêtes des anciens : les anniversaires, Noël, Hanoucca, le jour des élections et beaucoup d’autres en une seule célébration. Sans parler du fait que nous serons tous un an plus près des quarante, l’âge auquel les Jeunes deviennent Adultes et ne sont plus traités comme des enfants.
La référence au jour des naissances semble encore plus remonter le moral de Mason.
— Tu sais, dit-il, je ne mentirais même pas si je séchais ce soir. Je me sens malade.
Je réponds d’une voix exagérément joyeuse :
— Exactement. Tu as une excuse parfaite.
Je l’aide à se lever et nous nous dirigeons vers les dortoirs.
En marchant, je guide la conversation vers des sujets plus sûrs, faisant de mon mieux pour le distraire de ses idées noires.
— Pose-lui des questions sur sa collection de bonzaïs, suggère Phoe. Tu sais à quel point il les aime.
Son idée n’est pas mauvaise, alors je fais semblant d’avoir développé un intérêt profond pour les petits arbres rabougris de Mason et il est ravi de me raconter plus que n’importe qui a besoin de savoir sur le sujet.
Pendant que je fais semblant d’écouter, je planifie ma conversation avec Grace. Je peux éventuellement acheter son silence avec une espèce de faveur ? Ou la convaincre qu’il la faisait marcher ? Les punitions pour canulars, nous pouvons les gérer.
— C’est pour cela qu’il faut utiliser des sécateurs et non pas des ciseaux pour tailler l’arbre, dit Mason quand nous entrons dans sa chambre.
Il s’arrête en soupirant et je vois son visage s’assombrir quand il ajoute :
— Tailler ces arbres est la seule chose qui m’apaise, mais même cela ne signifie plus rien.
Je désigne le coin de sa chambre et je dis :
— Va faire cette sieste, mon vieux.
Mason regarde son coin pendant un moment, puis le lit se matérialise.
— En fait, il est assemblé par les nanorobots dans le brouillard utilitaire, intervient Phoe.
— Je pensais simplement en moi-même, dis-je en subvocalisant. Ça, c’est le problème quand je te parle par la pensée.
Mason marche vers son lit, se couche en hésitant et ferme les yeux.
J’attends un instant, ne sachant pas si je devrais rester jusqu’à ce qu’il s’endorme et comment je pourrais savoir s’il est endormi.
— Il est déjà endormi, pense Phoe. Il a dû exiger le sommeil par une commande de la pensée, comme il l’a fait avec le lit.
— Ce type-là n’a jamais été un grand fan des gestes, dis-je négligemment avant de sortir de la pièce. Sais-tu où je peux trouver...
— Grace sera dans la salle d’histoire, répond Phoe, dont la voix résonne contre les murs brillants et voûtés du couloir du dortoir.
Entendant manifestement ma pensée, elle ajoute :
— Cet effet d’écho, c’est ton cerveau qui te joue des tours.
Sa voix est dans mon esprit, cette fois.
Je me mets à marcher plus vite et quand je pense que personne ne regarde, je commence à courir. S’ils m’attrapent en train de courir, je peux toujours mentir et dire que je faisais de l’exercice. C’est une astuce inventée par Liam, le type qui est toujours pressé d’aller quelque part.