II-1

2015 Words
II Un après-midi, Odon quitta son vieux château féodal de Montluzac, où il était arrivé l’avant-veille, et prit en automobile la direction de Capdeuilles. Il ne connaissait pas cette demeure, bâtie sous le règne de Louis XV par un Salvagnes de la branche cadette. Des divergences d’opinions politiques – les Salvagnes de Capdeuilles étaient bonapartistes et les Salvagnes de Montluzac monarchistes – avaient séparé depuis un siècle ces deux branches de la noble famille. Le père d’Odon s’étant rencontré à Paris avec Olivier de Capdeuilles, dans les salons mondains et les lieux de plaisir, il s’ensuivit entre eux quelques relations, d’ailleurs assez cérémonieuses. M. de Capdeuilles, à cette époque, dépensait brillamment les restes d’une fortune déjà fort entamée par ses ascendants. Puis il disparut de la scène parisienne. M. de Montluzac apprit qu’il s’était retiré dans son domaine périgourdin et ne s’en occupa plus, trop pris lui-même dans l’engrenage mondain pour se soucier d’un parent appauvri, et relativement peu connu. Étant donné ces relations dénuées d’intimité entre son père et le châtelain de Capdeuilles, Odon trouvait assez justement singulière la requête du vieillard. Mais cette singularité même constituait un attrait pour son esprit blasé et l’avait incité à ce voyage qui dérangeait cependant quelque peu ses projets – ce que son égoïsme se refusait d’accepter à l’ordinaire. Laissant de côté le village entouré de châtaigniers, l’automobile, sur les indications d’un paysan, s’engagea sur une route bordée de chênes, qui desservait le château. Route abominable, d’ailleurs. Les ornières y abondaient et, si bien suspendue que fût la berline de voyage, Odon se trouvait terriblement secoué. « Mais ce chemin est abandonné depuis des années ! » songea-t-il. Le chauffeur stoppa enfin devant une grille rouillée, encastrée entre deux murs hauts et croulants sur lesquels s’acharnaient les feuillages parasites. Odon descendit et s’approcha. De chaque côté de la grille, et parallèlement au mur, de vieux ormes s’alignaient, en trois rangées. En face, une allée d’eau s’étendait entre des restes de plates-b****s envahies par une végétation folle, qui couvrait aussi les deux allées longeant des charmilles revenues à l’état sauvage. Au fond de la perspective, dans la lumière légère d’octobre, se dressait un petit château du XVIIIe siècle. Le coup d’œil expérimenté de M. de Montluzac le jugea aussitôt : « Un pur bijou du temps. Mais s’il est aussi bien entretenu que ce jardin !... » Il ouvrit la petite porte et entra. Sans se presser, il s’engagea en pleine herbe, le long de l’allée d’eau. De près, l’abandon lui apparut plus complet encore. Tout, ici, depuis des années, devait être laissé aux caprices de la nature et aux bons soins des intempéries. Comme il avait extraordinairement plu cet été-là, l’herbe avait levé avec abondance, et rien n’échappait à son envahissement. L’eau elle-même, l’étroite b***e d’eau aux sombres luisances d’étain disparaissait presque en certains points sous la poussée folle des longues tiges souples, courbées vers elle, plongeant dans l’onde immobile. Tout au bout de l’allée d’eau, dans un inextricable fouillis de parasites qui laissaient deviner vaguement la forme presque disparue d’une pelouse oblongue, se dressait une statue de faune. Le petit dieu moqueur était devenu d’un vert noisette, et son visage n’avait plus de forme. Mais il étendait toujours sa main droite en un geste folâtre et malicieux, qui semblait d’une ironie cruelle devant cette désolation des choses. Puis une grande cour s’étendait, couverte d’herbe, elle aussi. Et Odon vit de près le château. Là encore, la ruine avait travaillé. De loin, on ne distinguait que les lignes élégantes, la parfaite ordonnance des proportions, l’harmonieuse beauté de l’ensemble. Mais rien ne pouvait faire illusion maintenant à M. de Montluzac. Il remarquait les crevasses innombrables, les cannelures légères des pilastres qui s’émiettaient, et, dans les hautes fenêtres cintrées ouvrant de plain-pied sur une large marche de pierre moisie, les petites vitres verdâtres brisées, remplacées par du papier. Il songea : « Mais c’est la ruine !... la ruine complète ! » Maintenant il ne faisait plus de doute pour lui que M. de Capdeuilles l’eût appelé dans le but de solliciter une aide pécuniaire. Et pour le persuader plus aisément, il avait voulu qu’il vînt constater par lui-même la misère de Capdeuilles. Toutes les fenêtres, sur cette façade, étaient closes. Des volets jadis blancs, dont le bois se fendait, fermaient la porte. En voyant près de celle-ci des touffes d’ortie nées entre le mur et la marche qui se disjoignaient, Odon pensa : « Voilà bien longtemps que ceci ne s’est ouvert. L’entrée habituelle doit être ailleurs. » Il contourna le château. Sur le côté, deux escaliers aux marches brisées, aux rampes forgées couvertes de rouille, conduisaient à deux petites terrasses. Le terrain descendait. Une des terrasses tournait, se continuait tout le long de l’autre façade. Celle-ci apparut à Odon aussi dégradée et aussi close – sauf toutefois qu’aucun volet ne fermait la porte à petits carreaux, près de laquelle un vieux chien dormait. – Un vrai château enchanté, murmura M. de Montluzac. Qui sait ! peut-être tous ses habitants font-ils comme ce brave chien, et vais-je avoir l’honneur de réveiller une Belle au Bois dormant. Cette aventure l’égayait. Il résolut, avant d’aller frapper à la porte, de faire la visite des jardins abandonnés qui s’étendaient devant lui, à la suite d’un bassin ovale au bord de pierre verdie et brisée. Ils avaient été superbes, ces jardins à la française. On le devinait au tracé des parterres encore visible sous l’enchevêtrement des ronces, des plantes redevenues sauvages, des longues graminées qui se fanaient. Des bordures de buis, il ne restait plus que quelques débris jaunissants. Les arbustes, échevelés, mêlaient leur feuillage mourant à la verdure perpétuelle des ifs, échappés à la stricte discipline de jadis et qui s’émancipaient de toute l’ardeur de leur sève. Quelques fleurs d’automne, demi-sauvages, rappelaient qu’ici des jardiniers habiles avaient planté, semé, et que ces parterres avaient connu la vivante féerie des couleurs caressées par le soleil, la grâce légère des corolles que le vent balance en encensoir, et toute l’ordonnance sobre, harmonieusement mesurée, du vieux génie français. Dans deux petits bassins ronds, verdis par la mousse tenace, l’eau stagnait, parsemée de feuilles mortes échappées aux arbres environnants. Des statues, des bustes se dressaient, couverts d’une lèpre noire, avec un visage sans nez, aux yeux caves, avec des bras sans mains... Et dans les bosquets voisins, sous les arbres jaunissants, Odon découvrit encore de ces petits bassins aux eaux verdâtres, de ces statues mutilées, sur lesquels tombaient la mélancolie jonchée d’automne et le fruit lourd des marronniers. De la terre mouillée, des premières couches de feuilles qui se décomposaient, de l’eau sans vie des bassins, montait une odeur molle, humide, de moisissure et de mort. Sous les frondaisons épaisses des vieux arbres, le jour restait sans lumière, avec une teinte verdâtre de sépulcre. Odon eut un frisson léger. Il sentit venir la grande tristesse qui l’étreignait parfois, à certaines heures de son existence. L’homme adulé, le mondain sceptique, le grand seigneur opulent dont toutes les fantaisies faisaient loi, avait son secret de souffrance. Bien peu le soupçonnaient. On savait seulement qu’il avait perdu, dix ans auparavant, un frère jumeau, sa seule affection. Car sa mère était morte toute jeune, et son père n’avait été pour lui qu’un camarade charmant et léger, peu soucieux d’étudier et de comprendre l’âme fermée du garçonnet orgueilleux, du jeune homme ardent et volontaire qui disait de lui-même : « Personne ne me connaît... Pas même Bernard. » Bernard était son frère. Ils s’étaient profondément aimés, en dépit d’une différence complète de caractère. Odon dominait Bernard, plus faible, moralement et physiquement, d’intelligence moindre et de sensibilité presque maladive. Au cours d’un voyage en Italie, ce dernier mourut à vingt-cinq ans, de façon mystérieuse. Il fut trouvé étendu au bas d’un roc. Suicide ? Accident ? Les deux hypothèses eurent cours. La seconde fut adoptée par la famille, l’autre ne se chuchota plus qu’en secret, lorsqu’on rappelait que Bernard de Salvagnes, marié depuis un an à une cantatrice hongroise, dont il était passionnément épris, venait d’être abandonné par elle quelques mois avant le tragique événement. Personne ne connut la pensée d’Odon sur ce sujet. Pendant deux ans, il voyagea. Entretemps, son père mourut. Il vint assister à ses derniers moments, qui furent plus édifiants que sa vie, le vieux fonds de morale chrétienne et de remords salutaire se réveillant tardivement. Toutes les affaires réglées, Odon repartit. Puis, son temps de deuil écoulé, on le revit à Paris, très élégant, très mondain, en pleine possession d’une intelligence souple et profonde, d’un esprit finement ironique et d’une puissance de séduction qu’il n’ignorait pas, loin de là. Depuis lors, il était devenu l’une des personnalités les plus en vue du monde de la haute élégance, tandis que ses études historiques lui faisaient, dans la littérature, un nom chaque jour plus apprécié. Personne – pas même son aïeule, ni les vieux cousins Alban et Loyse, parents pauvres qu’il hébergeait sous son toit – personne ne pouvait se vanter d’avoir vu triste le marquis de Montluzac. Odon cachait jalousement ce coin de son âme où la souffrance se renfermait, âpre et profonde. Quand il était loin de tout regard, seulement, sa physionomie changeait, comme à cet instant où l’ironie habituelle s’en détachait pour laisser toute la mélancolie environnante se répandre dans les yeux ardents, qui s’assombrissaient. Il murmura d’une voix sourde, avec une sorte de passion âpre : – La mort... la mort partout. Elle m’a pris mon frère, la maudite... Ou plutôt, n’est-ce pas la vie, l’amour qui l’ont tué d’abord, par leurs désillusions atroces ? Quand la mort est venue, elle a parachevé leur œuvre, voilà tout. Un sec petit bruit de chute traversa le silence. Un marron se détachait, frappait une branche d’arbre, tombait sur un banc de pierre noirâtre et de là sur le sol mou, près d’Odon. M. de Montluzac quitta l’ombre des arbres. À la lumière, il respira mieux. L’étreinte douloureuse se desserra. Il flâna un instant à travers la végétation sauvage, alla examiner de près un Cupidon de bronze sur le corps duquel s’étendaient de longues traînées de vert-de-gris. Tandis qu’il le considérait, un sourire mauvais crispa ses lèvres, sous la moustache d’un blond foncé. – Tu as fait mourir Bernard, petit dieu maudit. Mais moi, je te méprise, et je ne souffrirai jamais par toi. Il s’engagea dans une allée herbeuse, où l’ombre lui apparaissait abondamment semée de lumière. Ici, dans les bosquets, la cognée avait fait de nombreuses trouées. Presque au ras du sol, l’aubier sectionné, bruni maintenant, se dissimulait sous les ronces, comme cherchant à voiler sa mutilation. Un peu plus loin, il était tout frais encore, d’un blanc crémeux. Odon pensa : « C’est un crime d’abattre ces vieux arbres magnifiques. S’il faut de l’argent pour éviter cela, j’en donnerai. Je les lui achèterai même, pourvu qu’il les laisse sur pied. » L’allée descendait sensiblement. En atteignant l’extrémité, Odon vit qu’elle aboutissait à un petit étang. Après toutes ces eaux mortes dans leurs bassins ruinés, il éprouva une sensation de vif plaisir devant celle-ci, bien vivante, qui semblait frémir de joie sous la tiède caresse du soleil. Des arbres l’entouraient, laissant libre une petite berge, et leur ombre légère s’étendait sur une partie de l’étang, qui semblait d’un noir profond ; l’autre restait lumineuse, animée par des myriades de moustiques et de moucherons qui dansaient dans la clarté leur sarabande interminable. De temps à autre, le saut d’une carpe soulevait l’eau tranquille. De longues herbes aquatiques tremblaient parmi les rides légères de l’eau verte et dorée, sur laquelle des nénuphars, roses et jaunes, étendaient leurs feuilles stagnantes et dressaient leurs corolles immobiles. « Un délicieux petit coin », pensa Odon. Il avança un peu. Les feuilles, rousses et jaune pâle, échappées aux branches d’où la sève s’évadait, voltigeaient autour de lui comme de lents papillons. Il en saisit une au passage, la pétrit d’un doigt souple et la rejeta, petite chose méconnaissable. L’herbe était couverte de feuilles mortes, et dans la fraîche douceur de l’air passait la senteur de mille petites existences végétales qui finissaient.
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