Aliona prit une inspiration lente, puis s'installa de nouveau. Elle venait de franchir une ligne invisible. L'ouverture du fichier lié à Viktor Volkov n'était pas un hasard : elle le soupçonnait depuis des mois, mais maintenant elle le savait. Un dossier confidentiel, chiffré sous trois couches de fausse identité, mentionnait son nom à côté d'une série de transferts vers des comptes offshore. L'un de ces transferts avait été signalé dans une enquête interrompue... par sa mère.
Elle lança une recherche automatisée en arrière-plan, ciblant les mouvements bancaires du ministère à une période précise. Puis elle ouvrit un vieux dossier audio, un enregistrement restauré d'un appel intercepté, nettoyé par ses soins.
Une voix masculine :
- Tu veux publier ça, Elena ? Tu sais que tu joues avec ta vie ?
Puis une réponse, la voix de sa mère, calme mais ferme :
- Je ne suis pas là pour vivre tranquille. Je suis là pour dire ce qu'on refuse de voir.
Aliona ferma les yeux, un instant. Ce n'était plus une hypothèse. C'était un assassinat maquillé.
Elle rouvrit les yeux, les doigts déjà sur le clavier. L'interface s'anima, une ligne de code apparaissant à la suite de l'autre. Derrière ces pare-feux, elle savait qu'elle finirait par trouver le lien : l'ordre, la signature, le coupable.
Et elle n'arrêterait pas tant qu'elle ne tiendrait pas entre ses mains la preuve de ce que personne n'avait osé affronter.
Dans l'appartement silencieux, seule la lumière bleue des écrans dansait sur ses traits, pendant que Saint-Pétersbourg, dehors, dormait encore. Pour elle, la nuit ne faisait que commencer.
Le fichier s'ouvrit lentement, comme s'il résistait encore à la vérité qu'il portait. Aliona avait dû passer par un tunnel crypté, contourner des couches de sécurité, briser un chiffrement militaire pour l'atteindre. Elle savait qu'un tel niveau de protection n'était pas réservé à de simples documents administratifs.
Le dossier s'appelait "KV-7-Opérations Spéciales". Aucun titre officiel, aucun logo ministériel. Juste une suite de sous-dossiers anonymes, datés, étiquetés par des codes. Elle ouvrit le premier.
Des tableaux Excel défilaient, froids, impersonnels, et pourtant glacés de sens. Des montants colossaux, transférés depuis des comptes publics vers des entités inconnues : sociétés-écrans, ONG fictives, entreprises de conseil inexistantes. Chaque ligne était accompagnée d'un identifiant fiscal, parfois falsifié, souvent rattaché à des paradis fiscaux.
Mais ce n'était pas ça, le plus important.
Dans le sous-dossier Zarya_134, elle trouva une série de PDF nommés par des dates. En les consultant, son sang se glaça. C'étaient des rapports de missions. Courts, brutaux, sans émotion :
Cible : ER
Statut : Neutralisée
Cause officielle : overdose (logistique assurée par "Ivanov / Contact médical")
Justification : risque de fuite d'informations critiques sur Op. KV-7 / Compromission de la sécurité nationale.
ER. Elena Rakitina. C'était noir sur blanc. L'ordre avait été donné, et exécuté, comme si sa mère n'était qu'un obstacle logistique. Elle agrandit le nom Ivanov, cliqua dessus. Une fiche apparut : médecin militaire, réaffecté dans une clinique privée de Moscou, aujourd'hui décédé dans un accident de voiture.
Aliona sentit ses mains trembler légèrement, mais elle continua. Elle ouvrit le dossier suivant, intitulé "Contacts - Niveau Sensible". Une liste. Des dizaines de noms, parfois juste des initiales. Et au milieu d'eux : V. Volkov. À côté, un pseudonyme : Maestro. Puis un code de communication chiffré. Juste en dessous, un autre nom attira son regard : L. Volkov Réservé / Non activé.
Lev Volkov. Le fils.
Mais à côté de son nom, un statut étrange : Inconnu / Surveillance non validée. Pas de mission. Pas de note. Une case vide.
Aliona fronça les sourcils. Pourquoi son nom figurait-il là ? Était-il simplement surveillé ? Ou quelqu'un craignait-il qu'il découvre quelque chose ? Elle créa une copie du fichier, l'encrypta avec trois niveaux de sécurité, puis l'envoya sur un serveur distant.
Elle venait de découvrir que l'ordre de tuer sa mère émanait d'une cellule secrète liée directement au ministre. Elle savait désormais que l'État avait couvert ce meurtre. Et elle savait aussi que le nom de Lev Volkov, le fils du bourreau, apparaissait dans cette nébuleuse.
Mais ce qui la troubla le plus, c'était cette mention :
"Non activé."
Comme si lui aussi, un jour, devait servir à quelque chose.
Elle se redressa, les yeux fixés sur l'écran.
Le prochain fichier concernait les communications internes. Et elle était prête à tout lire, tout extraire, tout exposer.
Aliona s'était assoupie sans s'en rendre compte, la tête appuyée contre le dossier raide de son fauteuil de bureau, une couverture légère tirée sur ses épaules. L'écran de l'ordinateur, toujours allumé, projetait une lueur pâle sur les murs tapissés de documents. Dans un coin de la pièce, une vieille horloge murale grinçait doucement, seule à mesurer le passage du temps dans cet antre secret.
Un bruit la fit sursauter. Son téléphone vibrait, insistant, quelque part sur le bureau. Elle ouvrit un œil, puis l'autre, encore engourdie. Elle attrapa l'appareil.
- « p****n, tu dors encore ? » lança une voix familière à l'autre bout.
- « You, quelle heure il est ? » marmonna-t-elle, la voix râpeuse.
- « Treize heures passées. Viens déjeuner, vieille geek. Notre cantine t'attend, tu vas pas me poser un lapin une fois de plus. »
- « Tu veux qu'on aille à l'angle de Malaya Sadovaya ? »
- « Où veux-tu que ce soit d'autre ? Je t'offre même le dessert si t'arrives à l'heure. »
Il raccrocha avant qu'elle ne réponde.
Aliona resta quelques secondes figée, l'esprit encore brumeux. Puis elle se leva lentement, s'étira, et baissa les yeux vers l'écran : le nom « Viktor Volkov » trônait toujours, figé au centre du code décrypté. Elle inspira, puis, avec des gestes mécaniques, ferma les fenêtres sensibles, coupa les accès au réseau et verrouilla l'ordinateur.
Avant de sortir, elle saisit la lourde clé en fer qu'elle gardait sur elle en permanence et verrouilla la porte de la pièce. Cette pièce n'était pas un bureau. C'était un sanctuaire. Son QG clandestin. Le lieu où elle allait peu à peu remonter l'écheveau de mensonges qui avait coûté la vie à sa mère.
Elle traversa le couloir étroit de son appartement aux murs blancs, pénétra dans la petite salle de bain et ouvrit le robinet. Tandis que l'eau s'écoulait dans un bruit apaisant, elle se brossa les dents en silence, les yeux fixés dans le miroir. Pas de maquillage. Pas de chichi. Juste des traits jeunes, tirés, encadrés par des mèches de cheveux noirs tombant en cascade. Vingt-six ans, et déjà le poids du monde sur les épaules.
La douche fut rapide, presque militaire. Elle s'habilla d'un jean noir, d'un pull en maille et d'un long manteau en laine anthracite, puis attrapa son manteau et son sac à longues anses, usé mais solide, dans lequel elle glissait toujours un carnet, un stylo, une clé USB cryptée, et parfois une lame fine dissimulée dans la doublure.
Avant de sortir, elle jeta un dernier regard vers la porte verrouillée de la pièce interdite.
Puis elle quitta l'appartement, descendit les quatre étages à pied elle ne prenait jamais l'ascenseur, paranoïa ou prudence et se fondit dans les rues glacées de Saint-Pétersbourg.
Une longue journée venait de commencer.
La rue s'étirait devant elle, couverte d'un manteau de neige grise, tassée par les pas et les pneus. Saint-Pétersbourg semblait engourdie, suspendue entre deux saisons. L'hiver n'avait pas tout à fait fini de régner, mais les bourrasques glacées cédaient parfois la place à une humidité traînante, presque printanière. Aliona marchait d'un pas rapide, les mains dans les poches de son long manteau noir, le col relevé jusqu'au menton. Sous ses bottes, la neige fondue faisait un bruit de succion discret, presque intime.
Elle avançait vers l'angle de Malaya Sadovaya, là où ils allaient toujours. Le coin avait peu changé : les pavés inégaux, les lampadaires aux formes baroques, la grande devanture vitrée du petit café toujours à moitié embuée. C'était leur refuge. À une époque, elle y venait avec sa mère, puis avec Iouri quand tout s'était écroulé. La vitrine du fleuriste en face exposait des tulipes en avance, faussement gaies. Elle détourna les yeux.
Chaque pas la rapprochait un peu plus de cette parenthèse de normalité qu'il lui offrait parfois. Juste le temps d'un repas. Juste assez pour se rappeler qu'elle avait encore un lien vivant avec quelqu'un.
Elle longea un mur recouvert de graffiti discrets des silhouettes de chats noirs, des slogans anti-pouvoir tracés à la craie. Elle les connaissait tous. Certains étaient même d'elle, des années plus tôt.
En tournant l'angle, elle l'aperçut. Iouri était déjà là, debout, mains dans les poches, le dos légèrement courbé par le vent. Il souriait en la voyant.
- « T'as mis moins de temps que prévu. Tu cours ou quoi ? »
Elle haussa les épaules.
- « Tu crois que je dors la moitié de ma vie ? »
- « Non. Je crois que tu la passes à hacker des gens dangereux dans ton bureau humide. »
À suivre