II

3001 Words
IIDe temps immémorial, les Harbreuze s’occupaient du traitement des peaux et des cuirs, pour l’industrie de luxe surtout. Ils y avaient acquis, en joignant à leurs bénéfices une très grande économie et une simplicité de vie jamais démentie, une fortune énorme qui s’augmentait toujours, depuis surtout qu’Amédée Harbreuze, le père de Serge, avait appliqué à son industrie différentes découvertes modernes et s’était engagé dans d’importantes affaires avec l’étranger. De cette fortune, Serge, selon la tradition, avait reçu la large part. Il continuait, lui aussi, l’industrie des ancêtres et lui donnait un essor encore plus considérable. C’était, au dire de tous, une intelligence remarquable, un caractère ferme, énergique, extrêmement clairvoyant, très juste envers ceux qu’il employait. En un mot, il possédait toutes les qualités d’un chef, sauf la bienveillance qui, unie à la fermeté, attire et entretient les sympathies ; Serge Harbreuze restait froid et distant, et ses manières hautaines donnaient raison à ceux qui assuraient que le jeune maître de la maison Harbreuze, orgueilleux, ainsi que tous ses ancêtres, se considérait comme d’une essence particulière, à cause de sa vieille souche bourgeoise, de sa fortune et de la position prépondérante qu’elle lui assurait, non seulement à Rocalande, mais encore dans toute la Savoie. Naturellement, ce magnifique parti était fort guetté par toutes les jeunes filles de la ville et des environs. La froideur de Serge les déconcertait quelque peu, il est vrai, dans les rares occasions où le jeune homme paraissait dans le monde. Comme il ne devait pas avoir le cœur très tendre, comme on le disait aussi intéressé que tous les Harbreuze d’autrefois, celles seulement qui possédaient une belle dot pouvaient garder un peu d’espoir. Mais, jusqu’ici, Serge Harbreuze n’avait jamais fait allusion, même chez lui, à une idée de mariage. Il se contentait, sans doute, de l’existence paisible que lui faisaient, au retour de ses voyages d’affaires, sa grand-mère, Emmanuelle, et Claire, la petite cousine orpheline dont il était le tuteur. Cette fois, son séjour à l’étranger avait duré un peu plus longtemps que de coutume. Il n’en donnait aucune raison dans les rares et brefs billets qu’il écrivait à sa grand-mère et à sa sœur. En agissant ainsi, il ne sortait pas du reste de ses habitudes, car il ne parlait jamais de ses affaires et se renfermait dans un laconisme qui rendait généralement très peu animées les réunions de famille. Néanmoins, l’annonce du retour du jeune maître était toujours accueillie avec une vive satisfaction qui se manifestait par un débordement de nettoyage et d’astiquage de la part de Gertrude, de Victorine et de Mathieu, les trois domestiques. L’humeur, trop souvent atrabilaire de Mme Harbreuze, s’adoucissait généralement un peu à cette occasion ; Claire, si appliquée toujours à ce qu’elle faisait, avait quelques distractions et surveillait la marche des aiguilles de la pendule, qu’elle semblait trouver trop lente à son gré. Emmanuelle, seule, conservait tout entière sa rayonnante sérénité et s’occupait du bien-être de chacun sans le plus petit oubli, sans hâte, sans bruit, veillant à tout et gardant néanmoins en son âme le recueillement qu’elle allait chercher pour toute la journée à une messe matinale. Il pleuvait à torrents, après un après-midi d’orage, lorsque la voiture qui avait été attendre Serge à la gare s’arrêta devant la maison. Emmanuelle et Claire, assises dans la salle – Serge détestant que l’on allât au-devant de lui – se levèrent et s’avancèrent vers la porte donnant sur le vestibule. – Eh bien ! Claire, qu’as-tu besoin de suivre Emmanuelle ? dit la voix sèche de Mme Harbreuze. Serge n’est pas ton frère, j’imagine ? Claire rougit et se recula un peu dans l’ombre de la pièce, où elle s’assit en croisant sur sa jupe ses petites mains tremblantes. Emmanuelle reparut presque aussitôt, suivie du voyageur. Les effusions n’étaient jamais longues entre Serge et les siens. Il s’avança vers Mme Harbreuze qu’une paralysie des jambes clouait dans son fauteuil, et, courbant sa haute taille vigoureuse, effleura de ses lèvres le front ridé de la vieille dame. – Bonjour, grand-mère. Comment vont ces rhumatismes ? – Pas mieux, mon enfant, pas mieux. Et toi ? Ton voyage ? – Excellent, dit-il d’un ton bref. Je suis néanmoins satisfait d’être de retour. – Ton absence a été longue, cette fois. – Oui, des circonstances toutes particulières... Je vais changer de tenue, puis nous allons dîner, ajouta-t-il de sa voix d’homme habitué à commander. Le voyage m’a creusé l’estomac, et je goûterai avec plaisir au bœuf braisé de Victorine. À tout à l’heure, grand-mère et Emmanuelle. Il se dirigeait vers la porte. Emmanuelle dit vivement : – Mais tu n’as pas dit bonjour à Claire... Où es-tu, Claire ? La jeune fille sortit de l’ombre où elle s’était réfugiée, elle s’avança vers Serge qui s’arrêtait. – Bonjour, Claire, dit-il tranquillement. Elle mit sa main frémissante dans celle qu’il lui tendait. – Bonjour, Serge... Je suis contente de savoir que vous avez fait bon voyage, dit sa voix douce, un peu tremblante. – Très bon, en effet... Vous me paraissez avoir meilleure mine qu’à mon départ, Claire, ajouta-t-il en enveloppant d’un rapide coup d’œil le visage empourpré de sa cousine. – Je ne vais pas mal... balbutia-t-elle. – Elle ne sera toujours qu’une pauvre petite santé, dit la voix sèche de Mme Harbreuze. – C’est à craindre, répliqua Serge en marchant de nouveau vers la porte. Claire alla s’asseoir à sa place habituelle, elle prit son ouvrage et se mit à travailler. Mais son teint était devenu tout à coup un peu pâle, et des larmes remplissaient ses yeux. Serge reparut bientôt, il poussa lui-même, comme il en avait coutume, le fauteuil roulant de sa grand-mère dans la grande salle à manger austère et sombre. Puis il s’assit en face d’elle et servit le potage, office qui était, chez les Harbreuze, de tradition pour le maître de maison. Comme d’habitude, Serge ne fit aucune allusion à son voyage. Il échangeait de temps à autre quelques mots avec sa grand-mère, avec sa sœur, mais son laconisme rendait une conversation suivie difficile. Pourtant, Mme Harbreuze semblait boire ses moindres paroles. Elle avait peine à quitter des yeux ce visage accentué, énergique, qu’éclairaient des prunelles du même brun doré que celles d’Emmanuelle, mais qui n’évoquaient aucune idée de ressemblance entre le frère et la sœur, car elles étaient froides, énigmatiques, semblant toujours considérer autrui avec une indifférence hautaine où les étrangers croyaient lire souvent du dédain. Le dîner ne traînait jamais quand Serge était là. Il avait un appétit très modéré et détestait les trop longs repas. Claire, qui mangeait lentement, devait avaler les bouchées doubles, et une partie de son dessert restait généralement sur son assiette, sans que son cousin parût s’en apercevoir. Dans la salle, Serge alluma un cigare. La fumée ne gênait pas Mme Harbreuze ni Emmanuelle, et Claire, qui ne pouvait la souffrir, n’avait jamais osé le dire quand sa cousine l’interrogeait à ce sujet, parce qu’elle avait craint de déplaire à Serge, et de se voir peut-être exclure de la salle chaque soir, pendant que son cousin fumerait, car, naturellement, ce n’était pas lui qui dérangerait ses habitudes pour la petite Claire. Serge semblait, ce soir, un peu absorbé. Il finit par jeter son cigare seulement à demi consumé et s’approcha de la fenêtre ouverte, par où entrait l’air humide et chaud. – Je crois que nous aurons encore de l’orage cette nuit, n’est-ce pas ? dit Emmanuelle en interrompant un instant la broderie à laquelle elle travaillait. – C’est probable, répondit Serge. Il s’écarta de la fenêtre et se rapprocha du groupe formé par Mme Harbreuze, Emmanuelle et Claire. – Il faut que je vous apprenne maintenant l’événement qui va un peu changer notre existence, dit-il avec calme. Trois regards surpris et vaguement inquiets se levèrent sur lui. – Un événement ? dit Mme Harbreuze. Lequel donc ? – Mon mariage, grand-mère. – Ton... mariage ? balbutia la vieille dame, tandis qu’Emmanuelle laissait échapper un mouvement de stupéfaction. – Oui, je suis fiancé depuis quinze jours à une jeune Autrichienne, de très grande famille, la comtesse Odile de Walberg. Une lueur d’orgueil brilla dans le regard de la vieille dame. – Une comtesse autrichienne ! C’est pour cela que tu prolongeais ton séjour en Autriche, Serge ? – Oui, c’est un peu pour cela, dit-il avec la même tranquillité. J’ai eu occasion de rendre un petit service au père de Mlle de Walberg, qui m’a invité à passer quelques jours dans son château de Rennbrunn. C’est ainsi que j’ai connu la comtesse Odile. – Comment est-elle, Serge ? C’était Emmanuelle qui interrogeait, d’une voix un peu changée par l’émotion que provoquait cette nouvelle inattendue. – Remarquablement belle, intelligente et instruite, pieusement élevée. – Et riche ? Cette fois, la question venait de Mme Harbreuze. – Non, dit brièvement Serge. On ne peut pas tout avoir, grand-mère. Les Walberg appartiennent à la plus ancienne noblesse de l’Empire, et la comtesse Odile est grande dame des pieds à la tête. – Évidemment, c’est, en un sens, un beau mariage... Après tout, tu peux te passer cette satisfaction d’amour-propre, avec ta fortune ! dit orgueilleusement la vieille dame. Serge s’était accoté à l’embrasure de la fenêtre et, les bras croisés, il laissa quelques instants son regard errer devant lui, dans le vague. Emmanuelle ne semblait pas encore revenue de la surprise que lui avait causée la révélation de son frère. Une ombre d’inquiétude descendait sur son regard... Et celui-ci se glissa vers Claire qui avait courbé de nouveau la tête sur son ouvrage et continuait à travailler, comme si, vraiment, la nouvelle du mariage de Serge ne lui causait aucun étonnement, ni ne lui était d’aucun intérêt. Seulement, elle s’était légèrement reculée, de telle sorte qu’elle tournait le dos au jour et que son visage demeurait indistinct pour Mme Harbreuze et pour Serge. – Et ce sera pour quand, mon enfant ? interrogea la vieille dame en couvrant son petit-fils d’un regard de satisfaction orgueilleuse. Il eut le léger sursaut d’un homme enlevé à une absorbante pensée. – Mlle de Walberg désire que la cérémonie n’ait pas lieu avant un mois. Elle se fera dans la chapelle du château de Rennbrunn, avec la plus extrême simplicité, ma fiancée étant, comme moi, ennemie du faste et des mondanités... Je regrette que vous ne puissiez y assister, grand-mère. Mais Emmanuelle viendra, naturellement. Il décroisa ses bras et se pencha vers Mme Harbreuze. – Je vais vous dire bonsoir, grand-mère. J’ai encore quelques lettres à écrire avant de me mettre au lit. – Eh bien, bonsoir, mon cher enfant ; repose-toi bien. Mais, dis-moi, n’as-tu pas une photographie de ta fiancée ? – Si, son père en a fait faire avant mon départ. Je vais vous la montrer, si vous le désirez. Il sortit son portefeuille et y prit une photographie qu’il tendit à sa grand-mère. Emmanuelle se pencha au-dessus de Mme Harbreuze et posa un long regard sur le beau visage aux yeux superbes, mélancoliques et graves, à la bouche un peu amère, au front hautain couronné d’une vaporeuse chevelure. – Tu as raison, elle est remarquablement belle ! dit Mme Harbreuze d’un ton de satisfaction admirative. Et elle paraît, en effet, souverainement distinguée. En même temps, elle doit être très sérieuse, aucunement coquette. Une sorte de sourire ironique entrouvrit un instant les lèvres de Serge. – Il me paraît difficile que vous jugiez de cela sur une photographie, grand-mère. – Mais si, on le devine à l’expression de la physionomie... Et, du reste, je sais qu’il lui fallait posséder cette qualité pour te plaire. – En effet, elle est excessivement sérieuse, dit-il avec calme. La frivolité paraît lui être inconnue. Il prit la photographie que lui remettait sa grand-mère et la tendit à Emmanuelle. – Veux-tu la regarder de plus près, Emmanuelle ? – Merci, Serge, je l’ai très bien vue. Elle est, en effet, d’une extrême beauté. – Ce sera une admirable mariée ! ajouta M"" Harbreuze avec enthousiasme. A-t-elle encore sa mère ? – Non, Mme de Walberg est morte voilà plusieurs années. – Et des frères et sœurs ? – Un seul frère, que je ne connais pas encore, et qui est officier. Posément, Serge remit la photographie dans le portefeuille, réintégra celui-ci dans sa poche. Son regard, en même temps, tomba sur la chaise, vide maintenant, où s’asseyait tout à l’heure sa cousine. – Qu’est donc devenue Claire ? – Elle se sera retirée par discrétion, dit Emmanuelle qui avait, seule, remarqué, au moment où il s’était produit, le silencieux mouvement de retraite de Claire et n’avait pas dit un mot pour l’empêcher. – Elle a eu tort. Du moment où j’avais commencé à parler devant elle, c’est que je jugeais qu’elle avait droit comme vous, en tant que proche parente, à connaître dès maintenant l’événement qui se prépare. – Oh ! cela n’a pas d’importance ! dit Mme Harbreuze avec dédain. Claire n’est qu’une enfant, pas très intelligente, et qui deviendrait facilement semblable à sa mère dans un autre milieu que le nôtre. – C’est très possible, dit brièvement Serge. Allons, bonsoir, grand-mère ; bonsoir, Emmanuelle. Il serra la main de sa sœur et sortit de la salle. – Quel événement inattendu ! murmura la vieille dame en joignant les mains. Mais, avec lui, il devait en être ainsi. Il fallait qu’il se marie selon son idée, sans que personne ne soit consulté, sans demander le consentement ni même l’avis de quiconque. Il est bien un vrai Harbreuze, celui-là ! Un mélange d’orgueil et d’amertume vibrait dans l’accent de Mme Harbreuze. Elle se rappelait sans doute comment son naturel autoritaire et porté à la dépense exagérée, à l’amour du luxe, avait été promptement maté par Marcel Harbreuze, son mari..., comment, à la mort de celui-ci, ses velléités d’indépendance s’étaient bien vite trouvées annihilées par son fils Amédée. Serge continuait la tradition. Il témoignait à son aïeule une certaine somme de déférence, mais, dès l’instant où il s’était trouvé le chef de famille, il avait su lui faire comprendre qu’il conserverait toujours, lui aussi, l’indépendance la plus absolue et que, seul, il restait ici le maître, n’ayant de comptes à rendre à personne. Quand Emmanuelle, ainsi qu’elle en avait coutume chaque soir, eut aidé Gertrude à dévêtir et à coucher sa grand-mère, elle monta au premier étage, où se trouvait sa chambre, près de celle de Claire. Elle s’arrêta à la porte de celle-ci, hésita un moment... puis elle tourna doucement le bouton et entra. Claire était debout devant la fenêtre ouverte, elle regardait au-dehors, dans la nuit sombre. Elle se détourna légèrement à l’entrée de sa cousine, et, bien que la petite lampe posée sur la table de nuit ne l’éclairât qu’imparfaitement, Emmanuelle vit aussitôt le cerne bleuâtre qui entourait ses yeux. – Tu n’es pas encore au lit, chérie ? Il ne faut pas rester à songer comme cela, tu le sais bien. – Je vais me coucher tout de suite, dit une voix un peu changée. Mais j’avais besoin de prendre l’air. Il faisait chaud dans la salle. – Faisons notre prière ensemble, veux-tu, Claire ? Elle inclina affirmativement la tête et s’agenouilla près de sa cousine. La voix d’Emmanuelle s’éleva, grave, pénétrée de ferveur. Claire, le front entre les mains, répondait d’un ton légèrement tremblant, où passait par instants une sorte de brisement. – Maintenant, bonsoir, mignonne, dit Emmanuelle en se levant. Elle entoura de son bras le cou de Claire et attira contre elle la tête brune. Des lèvres un peu brûlantes se posèrent sur sa joue, et elle vit que les yeux de Claire étaient pleins de larmes. – Ma chérie, ma petite Claire, qu’as-tu ? Dis-le à ta cousine, à ta sœur. Les larmes coulaient le long du mince visage. – Dis, ma petite Claire ? Mais Claire ne répondait pas. Seulement, sa cousine la sentait frémir contre elle. Emmanuelle n’insista pas. Elle n’avait pas besoin de la réponse de Claire pour savoir de quoi souffrait la jeune fille. Au dernier départ de Serge, elle avait surpris des larmes dans ses yeux, elle avait remarqué sa pâleur et sa tristesse pendant quelques jours, et, hier, son émotion heureuse à l’annonce du retour du voyageur. Claire, la petite Claire si affectueuse et si sensible, aimait son cousin, ce Serge si froid qui la traitait toujours quelque peu en quantité négligeable. Elle l’aimait et l’admirait timidement, en tremblant, sans se douter certainement, dans son inexpérience, du sentiment qu’elle ressentait. Il avait fallu cette brusque annonce du mariage de Serge pour lui ouvrir les yeux en lui infligeant, hélas ! une souffrance dont les marques se voyaient trop bien sur ce jeune visage qui semblait ce soir tout amaigri, comme émacié. Mais Emmanuelle, qui connaissait ce cœur très sensible et délicatement fier, comprenait, avec ce tact inné qui était en elle, qu’il valait mieux laisser la blessure se fermer en silence, avec l’aide de Dieu. C’est pourquoi, sans interroger davantage, elle baisa longuement le front brûlant de Claire en murmurant : – Prie beaucoup, ma chérie, prions pour que tu sois forte ! Claire se serra contre elle dans un mouvement d’ardente tendresse. – Oh ! Emmanuelle, tu es là, heureusement ! Sans toi, je ne pourrais pas vivre ici ! Oh ! dis, tu ne t’en iras pas ? Tu ne te feras pas religieuse, comme il y en a qui le prétendent ? Emmanuelle détourna légèrement son regard des yeux suppliants qui se levaient vers elle. – Cela est le secret de Dieu, dit-elle avec douceur. Ne t’inquiète pas d’avance de ce qui peut arriver, car Dieu permettra certainement que je reste près de toi jusqu’à ce que soit fixé ton avenir ! – Oh ! mon avenir ! murmura Claire d’une voix brisée. Et tout à coup, jetant ses bras autour du cou de sa cousine, elle dit d’une voix étouffée : – Sais-tu ce que nous ferons, Emmanuelle ? Nous entrerons toutes deux au couvent... dans le même couvent, pour ne pas nous séparer. – Qui sait ! Mais des décisions de ce genre ont besoin d’être longuement mûries, ma petite Claire, et, pour le moment, il s’agit seulement d’être courageuse et résignée, de te montrer, dans le monde où Dieu te veut encore, une vraie chrétienne qui sait souffrir et oublier. Une dernière fois, elles échangèrent un b****r, et Emmanuelle sortit de la chambre. Comme elle allait entrer dans la sienne, elle vit déboucher du corridor la haute silhouette de son frère. – C’est toi, Emmanuelle ? dit sa voix brève. Tu n’es pas encore couchée ? Ce n’est pas ton habitude. – Je me suis attardée près de Claire... N’es-tu pas fatigué de ton voyage, Serge ? – Pas du tout. Je viens de finir ma correspondance, et maintenant je vais prendre un peu de repos. Mais j’ai oublié la clé de ma malle dans la poche de mon pardessus qui est resté en bas... Bonsoir, Emmanuelle. Il lui prit la main et, l’attirant un peu vers lui, mit un léger b****r sur ses cheveux noirs. – Que penses-tu de mon mariage ? demanda-t-il avec une inflexion de douceur dans la voix. – Je pense que tu as raison, si celle que tu as choisie est digne de ton affection, dit-elle gravement. Il plongea son regard dans celui de sa sœur, et elle vit étinceler ces yeux qu’on s’accordait toujours à trouver d’une désespérante froideur. – Est-ce que tu me crois capable d’aimer quelqu’un, Emmanuelle ? dit sa voix nette, légèrement mordante. – Mais oui, puisque tu aimes déjà beaucoup ta sœur, répondit-elle avec une paisible douceur. La main de Serge effleura son épaule, en une sorte de geste affectueux. – C’est vrai, je t’aime, Emmanuelle, et je te remercie de le reconnaître, bien que je te l’aie si rarement montré. Quant à mon mariage... eh bien, il ne se trouvera personne dans tout Rocalande qui ne proclame que, dans cette union, j’ai recherché uniquement la satisfaction de mon amour-propre... Et, après tout, c’en est une, pour les êtres qui sont incapables d’en éprouver d’autres, acheva-t-il avec une sorte de rire sardonique. Il s’éloigna, et Emmanuelle rentra dans sa chambre en songeant : « L’aime-t-il vraiment ? Ou bien son orgueil seul a-t-il parlé ? »
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