La « Bag-noz »

1015 Words
La « Bag-noz » LA BARQUE-FANTÔME Toutes les fois qu’il doit se produire quelque sinistre dans les parages de l’Île de Sein, l’on voit apparaître un bateau-fantôme, tantôt incliné sur les eaux sombres, la pointe de son « gui » trempant dans la vague, tantôt dessiné en silhouette indécise sur le fond orageux du ciel. On le désigne sous le nom de bag-noz (barque de nuit) parce que c’est surtout à la tombée de la nuit qu’on le voit soudain surgir, sans qu’on puisse dire de quelle direction il vient, ni quelle route il fait. Car il s’évanouit tout à coup, au moment où on le regarde, pour se montrer, l’instant d’après, sur un autre point de l’horizon. Il vogue toutes voiles dehors, avec un pavillon noir en berne. Les barques de l’île l’ont souvent croisé, quand elles rentraient du large, aux premiers signes avant-coureurs du mauvais temps. Quelques-unes même ont essayé de l’accoster, pensant que c’était quelque bateau en détresse, d’autant que son équipage – qui doit être nombreux – ne cesse de crier et d’appeler, comme pour demander du secours, avec des voix suppliantes, des voix tristes à fendre l’âme. Mais, sitôt qu’on faisait mine d’approcher, la vision s’effaçait, et les voix elles-mêmes devenaient si lointaines qu’on ne savait plus si c’était dans les profondeurs de la mer ou dans les profondeurs du ciel qu’on les entendait hurler. On raconte cependant qu’une nuit, un pilote de l’île parvint à serrer le bateau-fantôme d’assez près pour constater qu’il n’y avait personne à bord, sauf, sur l’arrière, l’homme de barre. Le pilote héla cet homme : – Puis-je quelque chose pour vous et désirez-vous que je vous remorque ? Au lieu de répondre, l’homme fit jouer le gouvernail et le bateau disparut. Si le pilote avait eu la présence d’esprit de dire : Requiescant in pace, il aurait sauvé toute cette batelée de marins défunts. L’homme de barre en question est toujours, à ce que l’on prétend, le dernier noyé de l’année. Des ramasseuses de goémon, étant un soir à la pointe de Kilaourou, dans l’est de Tîle, virent les voiles de la bag-noz passer à raser la pointe. Parmi elles se trouvait une veuve Fauquet, dont le mari, quelques semaines auparavant, avait disparu dans la chaussée de Sein, sans que la mer eût rendu son cadavre. Or, quel ne fut pas son émoi, de reconnaître dans le personnage qui menait la barque funèbre le mari qu’elle avait perdu ! C’était si bien lui qu’elle ne put s’empêcher de tendre les bras vers son Anaon, en criant : – Jozon ! Jozon kès ! (Joseph ! mon cher Joseph !) Mais lui ne détourna seulement pas son visage. Et la barque s’éloigna, silencieuse, ne laissant même pas derrière elle la trace d’un remous dans les eaux qu’elle fendait. (Marzin, gardien de phare. – Île de Sein, 1896.) LXVIII À bord de la « Jeune Mathilde » J’étais en ce temps-là matelot à bord de la Jeune-Mathilde du port de Tréguier. Nous faisions les campagnes d’Islande. Mon frère était aussi de l’équipage. Une nuit que nous étions de quart tous deux, lui à l’avant, moi à l’arrière du navire, je le vis accourir à moi tout effaré. – Laur, me dit-il à voix basse, viens vite ! Il y a là-bas quelqu’un qui gémit, accroché à l’étrave, sous le bout-dehors (le beaupré). Je me dirigeai vers l’avant, à pas légers, en prêtant l’oreille. J’étais un peu ému, je l’avoue : des frissons désagréables me couraient sous la peau. J’eus beau écouter, je n’entendis rien. – Avance encore, me chuchota mon frère. Pousse jusqu’à la cloche et penche-toi sur le bordage. J’eusse préféré revenir sur mes pas, mais je ne voulais pas être pris pour un lâche. J’allai jusqu’à la cloche, je me penchai au-dessus des flots. Alors j’entendis… Voyez-vous, il me semble les avoir encore dans l’oreille, ces cris, ces longs gémissements de détresse. À moitié fou de terreur, je courus réveiller le capitaine. Dès les premiers mots, il m’imposa silence. – Ne parlez de ceci à personne de l’équipage. Ce que vous m’annoncez n’est pas nouveau pour moi. C’est probablement l’âme de quelqu’un de nos anciens camarades péris en mer, qui fait sa pénitence autour de la Jeune-Mathilde. Ne vous occupez pas d’elle ; gardez-vous de la troubler. Surtout ne vous penchez plus au-dessus du bordage. Le mort vous attirerait. Le capitaine se tut. Je me disposais à remonter sur le pont. Il me rappela. – Laur, reprit-il, retenez ce conseil pour votre gouverne. Les morts de la mer n’aiment pas qu’on ait l’air de les voir ou de les entendre. Là-dessus, il me raconta une aventure qui lui était arrivée dans la précédente campagne. La Jeune-Mathilde était mouillée sur les lieux de pêche. Il faisait grande brume. À deux pas de soi, on ne distinguait rien. La mâture même était devenue invisible, en sorte que le navire semblait rasé comme un ponton. Tout à coup, le capitaine avait vu le pont se couvrir de femmes. Elles étaient vêtues de noir et portaient des manteaux de deuil, le capuchon rabattu sur le visage. Leur nombre était si grand qu’il n’aurait pu les compter. Il y en avait vingt fois plus qu’il n’y en a le dimanche de Pâques à la grand-messe. Elles tournaient la tête de côté et d’autre, avaient l’air de chercher quelque chose ou quelqu’un. Le capitaine me demanda : – Sais-tu qui étaient ces femmes ? – Des Âmes défuntes, sans doute. – Oui : des âmes de mères, d’épouses, de fiancées, en quête de leurs proches ou de leurs galants noyés à Islande. Elles cherchaient leurs cadavres pour les pousser au rivage et leur faire donner la sépulture en terre bénite… Je demeurai bien coi. Si j’avais ouvert la bouche ou fait un geste, je ne serais pas ici à l’heure qu’il est. Imite mon exemple, Laur, chaque fois que tu te trouveras en des passes analogues. C’est le plus sûr. … Le lendemain matin, le capitaine réunit l’équipage et lui défendit de s’approcher à l’avant, sauf le cas de nécessité absolue. Les hommes parurent surpris de cet ordre. Mon frère et moi nous savions à quoi nous en tenir. (Conté par Laur Mainguy. – Port-Blanc.) * * * Lorsque des pêcheurs trouvent en mer le cadavre d’un noyé, ils l’attachent à la remorque derrière le bateau. Si, en route, le corps entraîné par les remous vient se ranger le long du bordage, c’est signe, ou bien que l’embarcation est destinée à sombrer à bref délai, ou, tout le moins, qu’un des hommes de l’équipage ne tardera pas à mourir noyé. * * * Si, au lieu de ramener le cadavre à la remorque, on le recueille dans le bateau, il faut avoir soin de prononcer certaines formules de conjuration, de dire par exemple : – Nous t’embarquons avec nous, mais c’est à la condition que tu ne nous porteras pas malheur ! Il faut veiller aussi à ce que ni l’ancre, ni les rames, ni aucun des engins de manœuvre ne soient au contact du cadavre. (Communiqué par Douarinou. – Châteaulin.)
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