LXIII - La tête du mort

620 Words
LXIII La tête du mort Mon père, Yves Le Flem, avait coutume d’aller la nuit chercher des épaves le long de la grève. Cette nuit-là, il avait emporté son filet sur ses épaules ; il comptait le poser aux environs de Bruk et il s’acheminait de ce côté, tout en flânant. Tout à coup son pied heurta quelque chose qui sonna creux et se mit à rouler avec bruit dans les galets. – Qu’est-ce que cela peut être ? se dit-il. Il courut après l’objet qui dégringolait toujours, car la pente à cet endroit était rapide. Jugez de son désappointement, quand, l’ayant saisi, il s’aperçut à la lueur de sa lanterne que c’était une tête de mort. Il n’eut rien de plus pressé que de lancer au loin cette épave humaine. Mais aussitôt une grande clameur s’éleva de la mer. Mon père épouvanté crut voir des milliers de bras qui s’agitaient hors de l’eau. En même temps des mains invisibles s’efforçaient de lui arracher son filet. Il comprit qu’il avait mal agi en manquant de respect à la tête de mort. Il savait d’autre part qu’il ne fait pas bon avoir affaire à des noyés. Le voilà de se remettre en quête du crâne ; le retrouver ne fut pas chose facile. Mon père se disait : – Si je l’ai rejeté dans la mer, je suis un homme perdu. Tous les bras qui s’agitent là-bas si désespérément vont m’entraîner avec eux dans l’abîme. Fort heureusement, la tête de mort avait été arrêtée par un rocher. Mon père la reporta pieusement à l’endroit où elle gisait quand son pied l’avait heurtée tout d’abord. Grâce à quoi il put rentrer chez lui sain et sauf. (Conté par Marie-Yvonne Le Flem. – Port-Blanc.) * * * Qui se fie à la mer se fie à la mort. Qui meurt en mer, meurt donc toujours par sa faute. C’est pourquoi les noyés, qu’ils aient péri volontairement ou non, restent faire pénitence à l’endroit où ils ont été engloutis, jusqu’à ce que d’autres viennent se noyer à la même place. Alors seulement, ils sont délivrés. * * * Vers 1856, trente-deux personnes affrétèrent une gabarre pour se rendre par mer au pardon de Benn-Odet, à l’embouchure de la rivière de Quimper. Le temps était beau. La traversée de la baie se lit sans encombre. Mais à l’entrée des Vire-Court, en face de Lanroz, la barque chavira, probablement par suite d’une fausse manœuvre. Ce naufrage fit grand bruit en son temps. Plusieurs années après, le souvenir en était encore présent à toutes les mémoires, et les bateaux qui descendaient la rivière se garaient avec soin des parages où l’accident avait eu lieu. Ils avaient souvent grand peine à s’en écarter. Une sorte de fascination sinistre les y attirait. Plusieurs même y sombrèrent par la suite. À chaque disparition de ce genre, les marins de Quimper se murmuraient entre eux, voix basse, sur le port : – Ah ! vous voyez,… vous voyez !… Les anciens se sont fait remplacer… C’est des nouveaux qu’il faut se défier maintenant. (Conté par René Alain. – Quimper, 1889.) * * * Quand on fait remarquer aux femmes de l’île de Sein combien leur cimetière est étroit, elles vous répondent par le dicton suivant : Être an Enez hac ar Beg Éman berred ar gwazed. [ Entre l’Île et la Pointe (du Raz) est le cimetière des hommes ]. (Communiqué par Le Bour. – Audierne.) * * * Les noyés, dont le corps n’a pas été retrouvé et enseveli en terre sacrée, errent éternellement le long des côtes. Il n’est pas rare qu’on les entende crier, dans la nuit, lugubrement : – Iou ! Iou ! On dit alors, dans le pays de Cornouaille : – E-man Iannic-ann-ôd o iouall ! (Voilà Iannic-ann-ôd, – Petit-Jean de la grève, – qui hurle !) Tous ces noyés hurleurs sont indistinctement appelés Iannic-ann-ôd. Iannic-ann-ôd n’est pas méchant, pourvu qu’on ne s’amuse pas à lui renvoyer sa plainte sinistre. Mais, malheur à l’imprudent qui se risque à ce jeu ! Si vous répondez une première fois, Iannic-ann-ôd franchit d’un bond la moitié de la distance qui le sépare de vous ; si vous répondez une deuxième fois, il franchit la moitié de cette moitié ; si vous répondez une troisième fois, il vous rompt le cou.
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