2.-1

2018 Words
2. Nous consacrons la semaine qui suit au ménage et à ce que ma mère appelle le « tri ». En réalité, comme tout termine à la déchetterie, je parlerais plutôt de purge. Question de point de vue, sans doute. Nous démontons tous les meubles que nous pouvons, retirons tous les bibelots et objets personnels, décrochons les rideaux et arrachons les papiers peints. Sans la moindre hésitation ni le moindre état d’âme. Je parviens tout de même à sauver quelques photos, des livres et l’alliance de mon aïeule après m’être assurée, pour la forme, que Madame n’en voulait pas. Tout ce petit monde atterrit dans ma chambre, où je l’examine à la nuit tombée en songeant à l’absence totale d’émotions dont Louise continue de faire preuve et qui me laisse toujours aussi perplexe. Non pas qu’elle soit très expansive d’ordinaire, mais ici, c’est encore pire. Les journées s’enchaînent, longues et intenses ; notre marathon semble sans fin. Madame suit à la lettre les consignes que le Chef lui transmet depuis Paris et met les bouchées doubles pour remplir les objectifs, paniquée à l’idée d’échouer. Nous ne prenons que peu de vraies pauses et, pour couronner le tout, exécutons les opérations dans un silence quasi religieux. Je meurs à la fois de fatigue et d’ennui. Lorsque Monsieur arrive, le samedi, la maison est sans âme. Impersonnelle, triste. Il ne lui reste que sa façade ; une belle enveloppe pleine de vide. Heureusement, le jardin féerique demeure intact, lui. Les cernes qui s’étalent sous mes yeux affolent le Chef. Il me relève de mes fonctions et déclare qu’il s’occupera du reste avec Madame, ce que je ne me fais pas répéter. Après le déjeuner, j’enfile mon maillot de bain et fonce à la plage, pour la première fois depuis notre arrivée. L’après-midi s’étire, puis passe. Je reste seule avec un Zola rescapé du m******e. Ainsi que l’avait promis Louise. Étendue sur le sable, j’écoute les vagues lessiver le rivage en pensant à Fabian et Alyssa. À mon portable qui demeure silencieux depuis leur départ. La couverture réseau s’arrange un peu dans cette zone, cependant je m’abstiens d’ouvrir f******k : ma solitude est supportable en l’état, mais je crains que la jalousie et la frustration me fassent péter les plombs si je tombe sur les photos de mes amis. Je m’interdis de lire les messages que Fab m’envoie sur w******p pour la même raison. Au retour, je trouve mes parents dans la cuisine, penchés sur des plans compliqués. Visages sérieux, fronts plissés : l’architecte et la décoratrice d’intérieur sont en pleine réunion. La curiosité me pousse à les rejoindre. ⸺ On va abattre ce mur, m’explique le Chef en désignant le côté d’un carré qui représente la pièce où nous sommes, et installer un îlot ici. On va aussi refaire la salle de bain principale et tout repeindre. Peut-être qu’on s’attaquera aux sols ensuite, à voir. ⸺ Ça fait beaucoup de travail. ⸺ Non ! Les gars vont venir nous prêter main-forte dans quelques jours, ça avancera vite. ⸺ Qui ça ? ⸺ Matthieu, Xavier et André. Je quitte la table en étouffant un grognement. Manquait plus qu’eux ! Le premier, toujours sérieux, ne sourit que quand il se coince les doigts dans une porte ; le second n’a qu’une dizaine d’années de plus que moi et se croit obligé de commenter mes moindres faits et gestes – tous inappropriés, cela va sans dire – ; quant au troisième, c’est le spécialiste des blagues graveleuses. Un régal. ⸺ Plus on est de fous, plus on rit ! ânonne Louise. Je ne relève pas, trop occupée à me demander si j’arriverais à me noyer sous la douche, puis à constater que c’est déjà ma deuxième pensée suicidaire en l’espace d’une semaine. *** ⸺ Salut ! Cela fait trois jours que je hante cette plage sans y croiser âme qui vive. Sans cette ombre venue envahir ma page, j’aurais conclu à une hallucination auditive et poursuivi ma lecture. Mais une fille, réelle apparemment, se tient devant moi et m’adresse un grand sourire. Brune, le teint mat, de longs cheveux roulés en boule sur le sommet du crâne, la vingtaine. Un paréo bleu noué à la taille, un ballon sous le bras. Une fille, quoi. ⸺ On voudrait faire un volley et il nous manque un joueur, enchaîne-t-elle tandis que j’ôte mes écouteurs. Ça te dit ? ⸺ Je suis nulle au volley. ⸺ On n’est pas des pros non plus, je te rassure. J’accepte, en me demandant si je discute avec le vide ou si cette fille existe bel et bien. Elle attend que je range mon bazar puis m’entraîne vers un petit groupe installé plus loin. Quand sont-ils arrivés ? Impossible de le savoir. Mon bouquin m’occupe depuis des heures, et le volume dans mes écouteurs était trop élevé pour percevoir quoi que ce soit. ⸺ Je m’appelle Mélanie. ⸺ Elena. ⸺ Tu n’es pas du coin, je me trompe ? ⸺ Non, je suis là pour les vacances. Et vous ? ⸺ Saint-Marin, tu connais ? C’est à une heure d’ici environ, précise-t-elle en me voyant secouer la tête. On passe la semaine chez un ami. Je vais te présenter, attends. À quelques pas de nous, deux garçons – un blond à l’allure sympathique et un grand maigrichon aux boucles brunes et yeux rieurs – sont en train de discuter, près de… Bon sang ! Qu’est-ce que c’est que ce cliché ? Corps tonique, abondante chevelure blonde, bikini tendance, lunettes démesurées et pose de magazine ; une créature qui pourrait prétendre au titre de Miss Monde repose sur un long paréo vert, légèrement cambrée, appuyée sur ses coudes. ⸺ Et voilà notre quatrième joueur ! Je vous présente Elena. Les gars se trouvant debout, j’en déduis que je vais remplacer la reine de beauté. ⸺ Salut Miss, je m’appelle Baptiste, dit le brun. ⸺ Loïs, enchaîne le blond. Enchanté. ⸺ Et la mal élevée, là-bas, c’est Johanne, complète Mélanie après une pause. ⸺ Ça va, je lui ai fait un signe de la main ! rétorque l’intéressée d’une voix de téléphone rose. ⸺ Ça t’aurait fait mal d’articuler ton prénom ? ⸺ Bref, tranche Baptiste en levant les yeux au ciel. Tu joues avec moi, Elena. On va faire ça dans l’eau, on aura moins chaud. Prête ? Je réponds « oui », mais ne tarde pas à découvrir que non, je ne le suis pas : mon équipier s’avère encore plus nul que moi, et d’une telle maladresse qu’il manque me noyer par trois fois ! Par chance, il est aussi vif dans un sens que dans l’autre et me repêche aussi vite qu’il m’expédie par le fond. À défaut de pouvoir nous appuyer sur nos compétences, nous opposons donc une mauvaise foi féroce à nos adversaires. Nous perdons la première manche en prétendant que c’était juste un tour de chauffe. À la seconde, j’exige de changer de côté en invoquant les reflets gênants du soleil et me raccroche aux branches avec un argument miteux : ⸺ Je joue avec les poumons à moitié remplis d’eau, je vous signale ! ⸺ Exact ! rebondit aussitôt Baptiste avec véhémence. Nos passes comptent double ! ⸺ Et puis quoi encore ? s’esclaffe Loïs. Magnanime, Mélanie finit par nous accorder un point bonus, ce qui ne nous empêche pas de paumer aussi la manche suivante. Lorsque nous regagnons le sable, quelques dizaines de minutes plus tard, les garçons se chamaillent à propos du gage du perdant. J’entends Baptiste refuser de faire la vaisselle toute la semaine pendant que je rassemble mes affaires pour les rapprocher des leurs. Dès mon retour, il se détourne de Loïs et crée une diversion en m’assaillant de questions. Trop vite à mon goût, nous frôlons le sujet que je redoute le plus, à savoir mon âge. J’y vois la confirmation irréfutable que mes nouveaux compagnons ne sont pas le simple fruit de mon imagination – nous n’aborderions pas ce point s’ils n’existaient que dans ma tête. Mes réponses détournées et l’intérêt que je leur porte à mon tour n’y font rien et la question de mon compteur biologique tombe, apparemment inéluctable. Je ne peux me résoudre à avouer que j’aurai quatorze ans dans deux mois. Mon âge réduirait mon capital sympathie à coup sûr et je sais que l’occasion de rencontrer des jeunes ne se représentera pas de sitôt, alors je leur sers l’estimation que j’entends le plus souvent, c’est-à-dire seize ans. Baptiste déclare qu’il me croyait plus âgée d’au moins deux ans. Loïs et Mélanie trouvent qu’il exagère et me donnaient juste un an de plus. Johanne, qui jusqu’ici ne s’est intéressée à rien ni personne et ne semble pas occuper d’autre fonction que faire joli, affiche quant à elle un rictus éloquent. ⸺ Bon, je remonte à l’atelier voir si Tamao a besoin d’aide, décrète-t-elle dans la foulée. Disant cela, elle récupère le paréo sur lequel elle reposait, salue l’assemblée d’un geste vague puis s’éloigne, un air d’ennui mal dissimulé sur le visage. Une sortie brusque et théâtrale qui me prend au dépourvu et me laisse plutôt mal à l’aise. Mel m’adresse un sourire rassurant. ⸺ Ne fais pas attention. On s’en passerait bien, de celle-là, mais… Oui, d’accord : je m’en passerais bien ! corrige-t-elle devant le regard appuyé de Baptiste. Apparemment, je suis la seule à avoir les idées claires, ici. ⸺ Tu es surtout de mauvaise foi, contre-t-il. On s’entend tous bien avec elle, ça ne coince qu’avec toi. ⸺ Elle n’est pas venue pour vous, c’est Tamao… ⸺ Tu n’en sais rien, coupe-t-il en soupirant, ce qui me laisse à penser que le débat revient souvent. ⸺ Arrête, on la retrouve partout, où qu’il aille ! ⸺ Mais, Mel, nous aussi on traîne toujours avec lui ! Ils sont amis ! ⸺ Plus que ça, à mon avis, intervient Loïs qui s’installe sur sa serviette pour un bain de soleil. Ils couchent ensemble, je pense. ⸺ Tamao ne se tapera jamais cette conne ! rétorque Mélanie avec humeur. ⸺ Et pourquoi pas ? On ne parle pas de se mettre en couple. Elle est bonne et elle connaît son affaire, ça suffit, répond Baptiste en haussant les épaules. Ça ne les empêche pas d’être potes, en tout cas. Compose avec. ⸺ C’est ce que je fais ! ⸺ Non, tu l’agresses sans arrêt. L’accusée s’esclaffe, renverse la tête en arrière. ⸺ Il faut vraiment qu’elle possède des talents rares pour que vous lui passiez tout, comme ça ! Elle se comporte comme la reine des connasses ! C’est parce que je suis la seule à ne pas me la faire que je suis la seule à le voir, ou quoi ? ⸺ Non, je m’entends bien avec et pourtant moi non plus je n’ai jamais conclu, dit Loïs. ⸺ Tu dois être le dernier ! s’exclame Baptiste. ⸺ Bah ! C’est juste une question de temps ! ⸺ Je ne comprends pas comment vous pouvez supporter de tous partager le même vagin, déplore leur amie avec une grimace. J’assiste à cet échange comme je regarderais un match de tennis : ma tête pivote au gré des répliques et je me sens divisée presque à parts égales entre perplexité et fascination. ⸺ Bref, tranche Mélanie en se tournant vers moi. On fait un barbecue ce soir, tu devrais venir. ⸺ T’as le sens de la transition, toi ! raille Baptiste. ⸺ Votre ami risque de ne pas apprécier que je me pointe chez lui sur l’invitation de quelqu’un d’autre, non ? ⸺ Tu préfères que je demande ? Ses doigts parcourent déjà l’écran de son téléphone pour envoyer un SMS. La réponse ne se fait pas attendre. ⸺ C’est réglé, annonce-t-elle avec un clin d’œil. *** Quelques heures plus tard, les gars rentrent de leur côté tandis que Mélanie me raccompagne. Nous avons déjà bien sympathisé à la plage et je me sens à l’aise en sa compagnie. Les traits de son visage oblong reflètent une infinie bienveillance et ses yeux sombres sourient en permanence, presque plus, même, que ses lèvres pleines. Le Chef tombe immédiatement sous son charme et se réjouit à la fois de cette rencontre et de l’invitation qui en découle. Louise se montre polie, sans plus. Après son départ, je descends à l’épicerie acheter quelques bricoles pour la soirée et remonte prendre une douche. La perspective de passer le reste de mes vacances bien entourée me donne des ailes, je me sens bondir à chaque pas. À son retour, ma nouvelle copine me trouve sur la balancelle, le nez en l’air et les yeux dans les nuages. Le Zola, ouvert à la même page qu’en début d’après-midi, gît plus loin dans l’herbe. L’impatience me tiraillait l’estomac et me poussait à vérifier l’heure toutes les trente secondes, impossible de m’y retrouver dans les descriptions à rallonge de l’auteur. ⸺ Prête ? ⸺ Prête ! lui fais-je écho en pivotant vers la grille, mais elle désigne le côté opposé du jardin. ⸺ On ira plus vite en passant par là. J’ai fait le tour parce que ça me semblait plus correct, mais si le portail bleu que j’ai vu est bien le vôtre, il donne sur un chemin plus direct pour l’atelier. C’est la deuxième fois que l’un d’eux parle d’atelier. Même si le nom ne me dit rien qui vaille et m’évoque un endroit sombre et crasseux, je garde mes réflexions pour moi. Nous empruntons la route qui part à gauche et la parcourons pendant une dizaine de minutes, jusqu’au prochain virage. Apparaît alors un terrain tout en longueur en bordure de falaise, clôturé par une haie et un long portail blanc. À quelques mètres, complètement excentrée, se tient une minuscule maison qui semble recroquevillée sur elle-même, comme impressionnée par tant d’espace.
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