Mars 1936, un village de la Costa Brava.
A l’horizon marin se pressent de lourds nuages noirs. Jep descend vers le village, sa rude journée est terminée. Depuis l’aube il a travaillé à l’écorçage des chênes-lièges avec une équipe d’ouvriers itinérants. Ses compagnons bivouaquent sur le lieu de travail, dans des huttes de terre et de branchages où ils dorment sur des lits de feuillage, mais lui regagne sa petite maison.
Chaque année, sur différents chantiers de la région, il loue ses bras robustes. Depuis son adolescence, il participe à cette besogne et en connaît toutes les étapes. Il est fier de savoir, d’un seul coup d’œil, déterminer la circonférence des arbres. Si elle est inférieure à cinquante centimètres, il faut les laisser… Ils grandiront… Ils ont le temps… Mais s’ils sont assez épais et solides pour être écorcés, alors, le travail peut commencer. Il faut d’abord désherber leur pied, ensuite débarder le liège en délimitant l’écorce avec une scie, l’arracher avec peine en prenant soin de laisser les morceaux les plus grands possible. Le bois crie comme s’il souffrait. Puis le tronc apparaît, nu, écorché vif, orange sanguin. Quand le tas est assez grand, il faut le rapporter sur son dos à la piste où sont attachés les mulets. C’est la partie la plus pénible du travail. Le fardeau est pesant et volumineux, difficile à transporter en équilibre instable sur un terrain en pente, accidenté, à travers buissons de bruyère et de genêt. Pourtant Jep aime bien cette besogne : il y trouve la même ambiance de fête qu’aux vendanges et la même possibilité de discuter avec ces ouvriers qui viennent d’ailleurs, d’Andalousie, d’Estrémadure, de France et du Portugal. Lui aussi voyage ainsi tout au long des saisons. Il existe, de cette façon, une sorte d’internationale d’information ouvrière.
Tandis qu’il est plongé dans ses pensées, la pluie jaillit, les gouttes rebondissent sur le sol sec et poussiéreux, éclaboussant le silence, exaltant les parfums. Jep offre sa poitrine à la pluie régénératrice ne pouvant cependant s’empêcher de remarquer que, si elle est trop abondante, elle transformera les chemins poussiéreux en ornières boueuses et que le travail du lendemain en sera plus pénible.
Avec un soupir, il calcule que son salaire de la journée a été bien maigre. Avant la dépression de 1929, les ouvriers étaient payés à la journée, alors il était facile de prendre son temps pour soigner le travail. Mais maintenant le patron paie à la quantité ramassée. Il faut se hâter, au risque de rater l’écorçage, courir, se faire mal parfois, continuer…
Le jeune homme jette un regard heureux sur le paysage qui l’entoure. Les montagnes violettes tombent dans la mer bleue, dans un enchevêtrement de rochers et d’arbres. Il hume l’odeur des pins maritimes, entrouvre les lèvres pour savourer les gouttes fraîches auxquelles il trouve une saveur salée. Déjà le vent se lève et chasse les nuages : la pluie s’arrête à peine commencée, c’est un temps de saison.
Jep réfléchit aux discussions qui ont accompagné la journée. Pablo, un Andalou sec et noir, accablé par le salaire de misère qu’il récolte cette année disait :
- Le Front Populaire a remporté les élections le mois dernier. Oui ou non ?
- Oui, avait approuvé Jep, attentif.
- Et tout ce qu’ils ont promis, tu le vois venir ?
- Pour l’instant, pas trop, mais c’est tôt, quand même…
- Il faut faire comme ceux des Asturies, ou d’Estrémadure. En Catalogne aussi, il y en a ! Puisqu’ils ne font pas les réformes, faisons-les nous-mêmes. Emparons-nous des terres et des usines !
- Tu veux qu’il y ait autant de morts qu’en 1934, en Catalogne, quand le Président de la Généralité a déclaré la République Catalane à l’intérieur de la République Ibérique ? Tu te souviens de la répression, des mille morts et des vingt-mille arrestations ?
- De toutes façons, ça va éclater, non ? Qu’est-ce qu’il va falloir faire maintenant que les notables se radicalisent à l’extrême - droite ?
- Comme en Italie, avec leur Mussolini, comme en Allemagne, avec leur Hitler… Se résigner ? avait murmuré Jep.
L’ouvrier arrive près du village, il regarde avec désolation les friches qui remplacent les vignes. Son grand-père avait été un paysan aisé : on disait ça de ceux qui travaillaient du lever du soleil à son coucher, prenaient un jour de repos par an et gagnaient assez pour manger à leur faim et mettre un sou de côté pour leur vieillesse. La famille vivait de la vigne. Mais le phylloxéra l’avait ruinée. Ce puceron, venu d’Amérique où les vignes lui résistaient naturellement, était arrivé à la fin du dix-neuvième siècle en Europe et avait impitoyablement provoqué la mort du vignoble. En France, Jep avait pu le constater, le greffage d’espèces européennes sur des porte-greffes américains avait permis d’endiguer la maladie et les vignes avaient été replantées. Mais son grand-père n’avait pas eu les moyens financiers de faire de même et depuis, la famille s’était appauvrie. Le père de Jep avant lui avait déjà été contraint de devenir ouvrier agricole. Mais, se souvenant de son aisance passée, il avait été un ouvrier honteux. Pas Jep. Lui est fier de sa condition. Il se sent membre de la classe ouvrière et respire, plein d’espoir, l’air des temps nouveaux.
Il arrive au village, la nuit tombe.
Il aperçoit, silhouette à peine esquissée, l’ombre de Maria qui pénètre chez elle avec ses deux chèvres.
Pauvre Maria ! Comme la vie est injuste ! Jep songe aux parents de l’adolescente, Ana et Vicens. Bien que plus âgés que lui, c’étaient ses amis d’enfance, ses protecteurs et ses guides. Aussi loin que remontent ses souvenirs, Jep les revoit ensemble, petit garçon et petite fille. Ils s’étaient aimés dès qu’ils s’étaient vus et cela n’avait jamais cessé jusqu’à la mort d’Ana. Ils s’étaient mariés. Tout semblait leur réussir. Vicens était pêcheur, la pêche au lamparo rapportait suffisamment d’argent, Maria était née… Mais Ana avait été prise d’une mauvaise fièvre. Malgré les tisanes de la vieille Joana, ses cataplasmes et ses incantations, elle avait dépéri… Après la mort d’Ana, Vicens s’était transformé. Lui, si joyeux, était devenu morne et taciturne. Même sa vive petite fille ne lui avait pas rendu le sourire. Perplexe, Jep pense aux confidences de son ami :
- Je la vois, Ana, elle vient à ma rencontre quand je navigue au large du Cap Creus. Elle apparaît, silencieuse, au devant de ma barque. Elle ne me quitte jamais longtemps.
Jep n’avait su que répondre. Les vieux aussi racontaient des choses étranges. Il avait beau les considérer comme des superstitions, il ne se départait pas d’un certain doute.
En tout cas, après la mort d’Ana, Vicens avait pris l’habitude de pêcher tout seul, or la pêche au lamparo n’est efficace que si elle est collective, aussi prenait-il moins de poissons et s’était-il appauvri. Cela n’avait pas d’importance pour lui, mais la pauvre Maria depuis son plus jeune âge avait dû faire bien des efforts…
Jep arrive devant la porte de sa petite maison, le seul bien dont il a hérité. Il y fera sombre et froid. Un repas composé d’un hareng sec, d’un oignon et d’un quignon de pain rassis l’attend. Mais il n’est pas triste : ce soir, il ira veiller chez Consuelo avec ses amis.