Chapitre 7
Elle avait cru longtemps que sa présence auprès de la meute et d’Alpha Zion relevait d’un devoir sacré, d’une dette morale impossible à solder. Pourtant, avec le recul, un doute amer s’imposait : cette dette avait-elle seulement existé ailleurs que dans son esprit ?
Lorsque le rôle de Luna lui avait été confié, Midnight River se tenait déjà au bord du gouffre. La perte brutale de leur chef – le père de Zion – avait laissé une plaie béante. Tandis que les guerriers survivants tentaient de contenir leur chagrin, la guerre grondait tout près de leurs terres.
Jusqu’alors, vivre à la frontière du territoire des loups-garous, si proche des domaines vampires, n’avait jamais paru une menace directe. La meute de Midnight River figurait parmi les plus puissantes du royaume, juste derrière la lignée royale bénie par la déesse de la lune. Gardiens de la frontière, ils étaient le rempart que nul ennemi n’osait franchir.
Mais la disparition de l’Alpha, accompagnée de la mort de nombreux combattants d’élite, avait ébranlé leurs fondations. Sans capitaine ni armée suffisante, le bastion semblait prêt à s’effondrer.
C’est au cœur de ce chaos qu’Addison s’était avancée. Non par ambition, ni par goût du commandement, mais parce que quelqu’un devait empêcher la ruine totale.
La loyauté supposée de leurs alliés s’était vite évaporée. Au lieu de les soutenir, certains rompirent les accords, cessant toute livraison de vivres et de fournitures. D’autres, plus perfides encore, profitèrent de leur faiblesse pour exiger davantage en échange de presque rien.
Depuis des générations, Midnight River vivait de la chasse et de la surveillance des limites, troquant leur gibier et les ressources tirées des zones vampires contre denrées et artisanat venus des meutes intérieures. Ce pacte ancien garantissait leur survie : céréales, vins, produits animaux, tout arrivait en échange de leur vigilance armée. Mais en un instant, cet équilibre séculaire avait volé en éclats.
Face à la pénurie, Addison s’était fixée un but fou : rendre la meute autonome. Elle avait lancé la création d’une ferme, tout en tentant de ressouder les alliances rompues.
L’entreprise s’était heurtée à deux obstacles majeurs : sa force physique jugée trop faible pour inspirer le respect, et l’égoïsme des autres meutes, occupées à se protéger elles-mêmes. Une Alpha encore presque jeune adulte, inexpérimentée et sans l’aura d’un chef né : voilà comment on la voyait.
Même au sein de Midnight River, ses initiatives suscitaient railleries et scepticisme. Ici, nul n’avait jamais cultivé la terre ; on formait des soldats, pas des fermiers. Addison dut affronter les regards hostiles, persuader pas à pas, jusqu’à ce qu’une grave disette, menaçant la vie même de Zion au front, force tout le monde à se plier à son plan.
Avec Gamma Levi, elle avait porté ce projet pendant trois longues années. Et pour toute reconnaissance, elle avait récolté les sarcasmes des Alphas voisins, incapables d’imaginer qu’un Oméga puisse diriger. Ce mépris public alimentait la rancune de sa propre meute, renforçant l’isolement dans lequel on la tenait.
À présent, ceux qu’elle avait défendus la traitaient comme une fardeau inutile. Elle avait tenu bon aussi longtemps qu’un être humain pouvait le faire, mais il y avait une frontière au-delà de laquelle la volonté se brise.
En repensant à ces années de lutte, elle en vint à la seule conclusion possible : la dette qu’elle croyait devoir au père de Zion était acquittée.
« Il est temps que je m’en aille », pensa-t-elle.
Son tempérament avait toujours été tenace. C’était cette obstination qui lui avait permis de maintenir un semblant d’ordre dans une meute qui ne lui prêtait aucune oreille. Elle avait affronté les humiliations, la lente agonie de son lien conjugal avec Zion, les dangers mortels, sans plier. Mais aujourd’hui, l’élan s’était tari.
Zion avait trouvé sa véritable compagne, et un héritier grandissait déjà dans le ventre de Claire. Son départ, aussi douloureux fût-il, serait la seule issue. Rester, c’était se condamner à une souffrance qui finirait par la consumer.
Pourtant, décider de partir et franchir la porte étaient deux épreuves bien distinctes. Son corps protestait rien qu’à l’idée, son cœur se crispait sous une douleur sourde. L’esprit réclamait la fuite, les entrailles réclamaient qu’elle reste. Mais cette fois, elle devait choisir pour elle-même.
« Ça suffit », se dit-elle en silence.
— Addison ! Par tous les dieux ! Ne m’oblige pas à perdre patience !
La voix de Zion éclata comme une déflagration. L’air se fit lourd ; l’aura d’Alpha fit vibrer les murs. Un fracas de verre retentit, et les membres présents baissèrent aussitôt la tête, fauchés par cette force invisible.
Elle releva les yeux vers son compagnon. Sa tension était palpable ; un mot de plus, et il laisserait sa colère éclater. Mais elle savait qu’il n’agirait jamais ainsi avec Claire.
Cette injustice lui brûla la poitrine.
— Je ne fais rien de mal ! répliqua-t-elle, la voix plus ferme qu’elle ne l’avait prévu.
La morsure de leur lien affaibli la rongeait, mais la peur avait depuis longtemps cessé de dominer. Peut-être parce qu’il restait malgré tout son compagnon, ce mélange toxique de familiarité et de douleur.
Zion inspira profondément, comme pour étouffer l’ire de son loup, Shura, qui grondait à l’intérieur.
— Change-toi, ordonna-t-il d’un ton tranchant. Et avant de mettre un pied dehors, présente tes excuses à Claire. Trois ans que tu portes le titre de Luna, et tu n’es toujours pas capable de t’en montrer digne. Elle, au moins, sait remplir ce rôle mieux que toi.