IIAux approches de Vousset, Huguette se trouva distraite par l’admirable paysage, la perspective lointaine, superbe, des Alpes savoyardes, la vue des petites villes et des villages pittoresquement nichés dans les vallées. Elle n’avait pas voyagé, si ce n’est pour se rendre à Dieppe ou à Granville, avec une famille amie, elle ne connaissait rien de cette Savoie qui était cependant son pays natal et le berceau de sa famille paternelle. Elle l’avait quittée toute petite, sa mère s’étant installée à Paris, près de son unique sœur, après la mort de son mari, le lieutenant Hugues d’Armilly, tué au Sénégal dans une expédition. Mme d’Armilly, de faible santé, ne pouvait s’occuper elle-même de sa fille, ses ressources restreintes ne lui permettaient pas de la faire instruire près d’elle, et Huguette fut mise au couvent dès l’âge de six ans. Elle avait onze ans lorsque sa mère, qui venait de faire un assez joli héritage et s’apprêtait à la rappeler près d’elle, mourut subitement de la maladie dont elle souffrait depuis tant d’années.
Du côté maternel, Huguette n’avait plus que des parents tout à fait éloignés et fort indifférents. Renaud, fils d’un cousin d’Hugues d’Armilly, et qui avait conservé des relations avec la veuve de celui-ci, demanda la tutelle de l’orpheline qui lui était cependant à peu près inconnue, cette année-là, elle s’en souvenait, il lui promit de l’emmener à Myols aux vacances, et elle reçut une gentille lettre de sa cousine Sylvaine, qui avait alors seize ans. Ce fut la première et la dernière, et Renaud ne parla plus de son projet. Huguette avait longtemps pensé qu’elle ne connaîtrait jamais la vieille demeure où était né et où avait été élevé son père, et ce pays de Savoie, qu’elle aimait d’instinct, le beau et fier pays tout embaumé du souvenir du doux François de Sales.
Et cependant, elle était aujourd’hui sur le chemin de Myols. Renaud voulait accomplir son devoir jusqu’au bout, et, ne pouvant laisser indéfiniment au couvent sa pupille qui n’avait pas la vocation religieuse, il se décidait enfin à l’introduire parmi les siens, peut-être malgré l’opposition de ceux-ci, en tout cas, sans un très vif empressement.
M. d’Armilly, sortant tout à coup de ses graves songeries, vit Huguette intéressée et charmée par le panorama qui défilait sous ses yeux, et il se mit à lui parler de la Savoie qu’il connaissait parfaitement pour l’avoir parcourue en tous sens. On devinait en lui, sous la froideur voulue, une âme éprise des beautés de la nature et profondément attachée au pays natal, une intelligence très pénétrante et extrêmement cultivés. Huguette était capable de comprendre des sentiments qu’elle partageait elle-même, et quelques réflexions faites par elle parurent surprendre M. d’Armilly, par la finesse d’observation et le sens artistique très délicat dont elles témoignaient.
– Mais vous me semblez une petite personne très réfléchie, Huguette, très instruite, aussi, dit-il avec une sorte de sourire.
Elle leva vers lui ses yeux où passait un peu de malice.
– Vous me croyiez encore une enfant, mon cousin ? Détrompez-vous, je suis assez sérieuse, malgré ma petite apparence. Quant à l’instruction, j’ai essayé de profiter le mieux possible des leçons de nos chères Mères, mais je suis bien loin d’être un puits de science, et, si vous le permettez, je continuerai de travailler à Myols.
– Certes, et même je vous y engagerais fortement, si vous n’y étiez disposée. Ce sera le meilleur dérivatif à...
Il s’interrompit une seconde et son visage se contracta un peu.
– À la solitude de Myols. Après tout, mieux vaut que vous ne soyez pas l’enfant que j’avais vue jusqu’ici en vous... Oui, cela est préférable, Angèle.
Mlle d’Armilly eut un léger mouvement d’épaules.
– Je ne sais trop, Renaud. Les enfants souffrent moins profondément, il me semble.
– On ne reste pas toujours enfant, ma pauvre Angèle, et le moment vient quand même des dures révélations de la vie. Huguette en a été préservée jusqu’ici, j’aurais voulu les lui éviter encore, mais elle a dix-neuf ans, son éducation est terminée, il lui faut connaître l’existence telle qu’elle se présente pour elle.
– Quelle existence ! murmura Angèle d’un accent d’indicible amertume.
Huguette les regarda avec un peu d’effroi. Que signifiaient ces physionomies assombries, ces paroles qui semblaient lui promettre quelque mystérieuse souffrance ?
Mais Renaud vit l’anxiété, subitement apparue sur la physionomie de sa pupille. Une lueur de compassion traversa ses yeux noirs, et il dit d’un ton encourageant :
– Allons, ne vous effrayez pas, Huguette, nous ferons notre possible pour que vous ne soyez pas trop malheureuse à Myols.
– Oh ! non, elle ne sera pas malheureuse... Elle sera comme nous, murmura Angèle d’un ton de sarcasme douloureux.
Et Huguette se demanda avec un peu d’angoisse si vraiment elle serait la proie du désenchantement de toutes choses et de la tranquille amertume qui caractérisaient Angèle d’Armilly.
À trois heures de l’après-midi, le train arriva en gare de Vousset. Sur le quai attendait une jeune fille, un peu moins grande qu’Angèle, mais d’une extrême sveltesse. Elle avait aussi des cheveux fauves, des traits fins et réguliers, une remarquable distinction de manières, mais son visage, bien qu’un peu pâli, avait beaucoup plus de jeunesse et de fraîcheur que celui d’Angèle, et ses yeux étaient noirs, très beaux et un peu fiers.
– Sylvaine, ma dernière sœur, dit Renaud à Huguette.
Sylvaine embrassa posément sa cousine, sans aucun élan, sans froideur cependant.
– Bonjour, Huguette, je suis contente de vous connaître. Vous allez être comme une petite sœur pour nous, car vous serez la plus jeune. Moi, j’ai vingt-quatre ans...
Les paroles étaient aimables, mais prononcées gravement, et même avec une sorte de mélancolie. Tout en répondant à sa cousine un de ces petits mots gracieux venus du cœur qu’elle savait si bien dire lorsqu’elle ne se trouvait pas trop intimidée, Huguette constata que la jolie Sylvaine ne paraissait pas plus gaie que son frère et sa sœur.
Ils sortirent tous de la gare et montèrent dans la voiture qui les attendait, une calèche de forme ancienne que conduisait un vieux cocher en livrée sombre. Huguette se demanda pourquoi on les regardait beaucoup, et d’un air qui n’exprimait pas précisément la bienveillance et la considération. En reportant les yeux vers ses cousines, elle vit qu’Angèle, plus pâle encore, regardait droit devant elle, en serrant un peu les lèvres, que Sylvaine, la tête redressée, ne détournait pas ses yeux pleins d’un défi hautain. Quant à Renaud, rien ne bougeait sur sa physionomie, mais il parut à Huguette que ce beau visage froid s’était raidi encore davantage.
Bien que le cocher menât bon train ses deux vieux chevaux, la jeune fille put saisir, au passage des rues, quelques coups d’œil hostiles, deux ou trois exclamations étouffées par le bruit de la voiture sur les pavés. Les deux sœurs conservaient leur même attitude, Renaud ne semblait rien voir ni rien entendre. Il dit seulement à Sylvaine :
– Nous aurions dû faire fermer la voiture, aujourd’hui.
– Un peu plus tôt, un peu plus tard... murmura-t-elle.
M. d’Armilly fronça les sourcils.
– Je ne suis pas de ton avis, dit-il un peu sèchement. Je voudrais reculer le plus possible...
– Je le comprends, mais tu sais comme moi que c’est chose inutile. Mieux vaut entrer courageusement dans la réalité.
Sylvaine avait un petit ton positif et des manières décidées qui contrastaient avec l’attitude lasse et le calme découragement de sa sœur. Elle aussi avait souffert – souffrait encore peut être, – on le voyait à son sérieux précoce que ne venait éclairer aucun sourire, à l’éclat douloureux qui traversait parfois ses prunelles noires, mais elle paraissait supporter cette souffrance avec un stoïcisme hautain, analogue à celui de Renaud.
La voiture avait quitté la ville, elle s’était engagée sur une grand-route d’où le regard s’étendait sur la vallée inondée de soleil, traversée d’une rivière torrentueuse dont les ondes bouillonnantes étincelaient de feux incomparables. Là-bas, au-dessus des bois sombres, se dressaient les montagnes toutes blondes dans ce lointain rayonnant de lumière. Et Renaud dit tout à coup :
– Voici Myols, Huguette.
La voiture s’engageait dans un chemin large et montueux, bordé de grandes haies fleuries. À un tournant apparut une construction massive, posée au sommet d’une petite colline. Un second tournant la déroba aux regards jusqu’à l’instant où la voiture, après une montée plus raide, déboucha devant une large grille de fer rouillé derrière laquelle s’étendait la cour pavée qui précédait le château de Myols.
Cette antique construction avait fort grand air avec ses épaisses murailles brunies par les siècles et ses deux tours carrées, veuves de leurs mâchicoulis et de leurs créneaux. C’était là une des plus vieilles demeures de la Savoie, une ancienne place forte qui avait connu des jours glorieux. Aujourd’hui, les fossés remplis d’eau subsistaient encore, mais le pont-levis avait disparu, et ce fut sur un large pont de pierre grise que passa Huguette pour entrer dans le logis patrimonial de sa famille.
Le vestibule très large, très haut, très austère avec ses murs faits de larges pierres noircies, lui parut d’une délicieuse fraîcheur au sortir de l’atmosphère embrasée du dehors. En passant, elle jeta un coup d’œil curieux sur la décoration cynégétique des murailles, sur les vieux bancs de chêne sculpté et l’immense lanterne de fer forgé qui était bien le mode d’éclairage approprié à cette entrée imposante. Mais Renaud et ses sœurs ne lui laissèrent pas le loisir de jouir des beautés antiques du vestibule de Myols. Sylvaine ouvrit une porte et dit :
– Entrez, Huguette. Je vais prévenir ma mère de votre arrivée.
Angèle s’éloigna à la suite de sa sœur, et Huguette entra avec M. d’Armilly dans une salle à manger immense, tendue de tapisseries fanées, ornée d’une monumentale cheminée de pierre et de vieux meubles massifs, noircis par le temps. Sous les rayons du soleil, les vitraux des hautes fenêtres flamboyaient, répandant dans la salle des nappes de pourpre, d’azur et de jaune d’or. Ces nuances variées et décroissantes coloraient de reflets étranges les verres et les carafes disposés sur la table, les assiettes de fine porcelaine, les pêches veloutées et les prunes violettes qui garnissaient les coupes de vieille faïence. Car un petit couvert était dressé sur un coin de la table carrée, dans la grande salle déserte au seuil de laquelle s’arrêta tout d’abord Huguette, un peu intimidée par ses proportions imposantes.
Au même moment, d’une pièce voisine dont la porte était ouverte, sortaient deux personnes si absolument dissemblables que l’on n’eût pu les croire de la même famille. Cependant Renaud dit :
– Voici Bertrade et Clotilde.
Et Huguette sut ainsi que c’étaient là les deux sœurs, l’aînée et la troisième des demoiselles d’Armilly.
Bertrade conduisait sa sœur aveugle. Bien que Clotilde fût d’une taille au-dessus de la moyenne, elle semblait presque petite près de cette imposante personne, plus grande que Renaud, bien faite et un peu forte. Bertrade d’Armilly avait une tête puissante, des traits irréguliers et très accentués, un teint brouillé et une expression peu avenante, mélange de tristesse morose et de fierté sombre, mais elle possédait une magnifique chevelure noire à reflets bleutés, et elle avait au plus haut degré cette noblesse d’attitude, cette aristocratique distinction qui étaient l’apanage des d’Armilly.
Elle ne manquait pas non plus de ces qualités, la jeune aveugle qui s’avançait aux côtés de Bertrade, mais, tout au contraire de son aînée, il n’y avait en elle que charme et grâce. Les beaux traits d’Angèle et de Sylvaine semblaient chez elle encore plus affinés, son teint ressortait d’une blancheur neigeuse près des cheveux noirs, relevés avec une simplicité qui seyait à ce doux visage, digne d’une Madone de Raphaël si les yeux l’eussent animé de leur lumière. Mais, tel qu’il était, il possédait un charme de douceur aimable, un peu mélancolique, qui attira aussitôt le cœur d’Huguette.
– Bertrade, voici Huguette d’Armilly, dit Renaud en prenant la main de sa pupille.
Les yeux noirs de Bertrade, – des yeux très enfoncés dans l’orbite, un peu durs et froids, – dévisagèrent une seconde la jeune fille. Elle tendit la main à sa cousine en lui adressant d’un ton indifférent une banale phrase de bienvenue. Mais Clotilde, quittant le bras de sa sœur, étendit les deux mains vers Huguette.
– Embrassez-moi, cousine Huguette, je suis bien contente de vous connaître, dit-elle avec grâce.
– Et moi aussi, je vous assure, dit sincèrement Huguette, dont le cœur aimant et plein de compassion était déjà séduit par la vue de cette jolie créature frappée d’une telle épreuve.
Mais, tandis qu’elle baisait le front de Clotilde, elle entendit Bertrade qui se murmurait à elle-même :
– Il n’y a vraiment pas de quoi se réjouir en voyant commencer le martyre de quelqu’un.
– Bertrade ! dit un peu brusquement M. d’Armilly.
Elle secoua légèrement les épaules.
– Tu auras beau faire, Renaud, il faudra toujours en arriver là... Huguette, voulez-vous prendre quelque chose ? Sylvaine avait tout préparé avant de partir pour la gare, car, pour moi, il ne faut pas me demander de plonger dans les détails de ménage. Angèle et Sylvaine ont accepté ce fardeau vulgaire, mais il m’a été impossible de les imiter... absolument impossible ! répéta-t-elle avec force.