Le daim enchanté-1

2109 Words
II LE DAIM ENCHANTÉ. La preuve irrécusable du récent passage d’un homme dans la forêt Santa-Clara constituait non-seulement pour la petite troupe des aventuriers un événement mystérieux, mais aussi un fait de la plus haute importance. En effet, il n’était guère probable qu’un homme eût osé et pu pénétrer seul au cœur de cette dangereuse solitude. Mais alors quels étaient ses compagnons ? Quels desseins secrets poursuivaient-ils ? Qu’attendre de leur rencontre ? Une alliance ou un choc ? Toutes ces pensées, qui se présentaient rapides et confuses à l’esprit des Mexicains, leur faisaient garder un anxieux silence. Ce fut M. Henry qui, le premier, prit la parole. — Vraiment ! leur dit-il d’une voix railleuse, je ne conçois pas qu’une découverte aussi insignifiante produise sur vous une si vive impression ! Si ces empreintes sont celles d’un être surnaturel, ne possédez-vous pas vos chapelets ? Si elles proviennent d’un homme en chair et en os, n’avez-vous pas vos carabines ?… Et toi, Grandjean, que crois-tu ? — Moi, monsieur Henry, répondit Je Canadien en espagnol, je ne crois qu’à ce qui est possible. Je nie donc l’existence de cette piste. — Pourtant, reprit le jeune homme après un léger silence, la trace reçue et conservée par le sol est d’une si scrupuleuse fidélité ; elle rend si bien jusque dans ses moindres détails, l’empreinte d’une chaussure, que le doute n’est pas permis !… Regarde… là… tout contre la lagune… N’aperçois-tu pas deux étroites circonférences, légèrement creusées dans la terre ?… elles proviennent certainement de la pression de deux genoux… et ici… là… tout auprès… observe ces dix doigts marqués par le sol… on voit le profil des deux pouces et des ongles des doigts… Il est incontestable qu’un homme s’est agenouillé et appuyé ici, probablement pour boire dans la lagune… — J’ai déjà lu d’un seul coup d’œil les pistes que vous épelez si lentement, dit Grandjean. J’ai même remarqué des brisées de branches qui me permettraient de jurer, en toute autre circonstance, qu’un homme et un cheval ont tout récemment passé ici… — Alors, puisque tu as si bien vu, pourquoi te récries-tu contre l’évidence ? — Je vous le répète, parce que ma raison se refuse à admettre l’impossible !… Or, je n’admets pas qu’un idolâtre, un juif ou un chrétien, ait pu pénétrer seul jusqu’ici… — Nous nous y trouvons bien, nous… — Ça, c’est une tout autre chose ! D’abord nous sommes sept hommes ; ensuite, pour atteindre le monte de Santa-Clara, nous avons traversé simplement la Sonora… — Eh bien ? — Eh bien ! pour qu’un homme eût pu arriver jusqu’ici sans passer par la Sonora, il faudrait, ni plus ni moins, qu’il eût franchi les montagnes Rocheuses, le rio Colorado et les territoires indiens !… Or, C’est à peine si une armée pourvue de vivres se hasarderait à entreprendre un tel trajet !… — Et qui te dit que cet homme n’a pas imité notre exemple ? qu’il n’a pas, comme nous, côtoyé constamment le golfe de la Californie ? — Le moindre bon sens suffit pour détruire cette supposition !… Si celui que vous vous obstinez à appeler un homme nous avait suivis, il ne serait pas encore arrivé ; s’il nous eût précédés, nous aurions trouvé à chaque instant sa piste le long de notre chemin. — D’où tu conclus ? — Que la supposition que vous avez émise tout à l’heure, en manière de raillerie, est la seule vraisemblable, la seule à laquelle nous devrions nous arrêter… — De quelle supposition parles-tu, Grandjean ? Le Canadien hésita ; mais bientôt prenant son parti : — Je n’ignore point, dit-il d’un ton bourru, que ma réponse va vous prêter à rire… Cela m’est, du reste, on ne peut plus égal… Je n’attache aucune importance à ce que l’on pense de moi, car je sais ce que je vaux. Je vous déclare donc, selon moi, que cette trace, dont vous cherchez en vain l’origine, a été laissée par un esprit… — Un esprit ! répéta M. Henry. Qu’entends-tu par là ? — J’appelle un esprit ce que vous nommiez tout à l’heure un être surnaturel !… Mettez revenant ou fantôme, si bon vous semble… En entendant cette réponse, le jeune homme ne put garder son sérieux ; quant aux Mexicains, ils ne semblèrent nullement partager l’opinion du Canadien : le Mexicain accepte, les yeux fermés, tout ce qu’on lui présente sous le nom de miracle ; mais il n’ajoute aucune foi aux manifestations surnaturelles qui se produisent sans l’intervention d’un saint. — Moquez-vous de moi tant que vous voudrez, reprit Grandjean, les habitants de Villequier croient aux revenants, et mes compatriotes ne sont pas des imbéciles ! Après tout, si le mot de revenant vous choque, remplaçez-le par celui de sorcier… — Les revenants et les sorciers voyagent généralement peu à cheval et n’ont guère l’habitude de se désaltérer aux sources qu’ils rencontrent sur leur route, dit M. Henry ; mais laissons de côté cette ridicule discussion, et occupons-nous des apprêts provisoires de notre souper ; que nous reste-t-il en fait de provisions ? — Cinq livres de pinoli [1] et une tranche de tasajo [2], répondit le Mexicain. — C’est peu, dit le jeune homme, — Dieu veuille, seigneurie, que nous n’en soyons pas réduits bientôt à regretter cette maigre pitance… ce qui ne peut manquer d’avoir lieu, si vous vous obstinez à poursuivre votre course insensée… — Silence, interrompit M. Henry d’une voix impérieuse et en regardant fixement le Mexicain, qui baissa les yeux ; je hais les observations et ne fais aucun cas des conseils… Ce que j’exige de vous, c’est une obéissance passive !… Je vous paye, vous êtes mes serviteurs ; ne l’oubliez pas !… Une étincelle de colère, brilla, rapide comme un éclair, dans l’œil noir du Mexicain. — C’est bien, seigneurie, dit-il avec un sang-froid glacial qui frisait l’impertinence, je ne l’oublierai pas. — Grandjean, poursuivit le jeune homme en se retournant vers le Canadien, qui depuis un instant semblait tout pensif, prends ta carabine, et va faire un tour dans la forêt. Il est probable que tu rencontreras quelque pièce de gibier sur ton chemin… Je te confie le soin de notre souper. Cette mission, qui n’était pas sans danger, parut plaire au géant ; il vérifia avec soin les capsules de son rifle, serra la ceinture de cuir qui lui ceignait la taille, remplit d’eau une gourde qu’il portait suspendue à son côté, et partit presque aussitôt. Tandis que les Mexicains, après avoir pansé leurs chevaux et les avoir attachés aux endroits où l’herbe était la plus fraîche et la plus abondante, s’occupaient à couper du bois pour entretenir le feu qui devait brûler pendant toute la nuit, M. Henry causait, ou, pour être plus exact, interrogeait Traga-Mescal, car l’Indien était peu causeur de sa nature. — Ainsi, Traga-Mescal, lui disait-il, tu es bien certain que nous n’avons pas fait fausse route ?… bien certain qu’avant quinze jours nous serons arrivés au but de notre voyage… au palais du grand chef des Sables-d’Or ? — À quoi bon ces questions ? répondit l’Indien. Si je t’ai trompé lorsque nous nous sommes vus pour la première fois, je ne serai pas assez enfant pour t’avouer maintenant ma trahison… Si mes paroles ont été vraies alors, je ne puis te répéter aujourd’hui que ce que tu sais déjà… On n’interroge pas deux fois un homme sur le même sujet… Je ne suis pas une femme… — Si tu me trahissais, répéta-M. Henry en baissant la voix et d’un ton de menace, malheur à toi !…. — Quel intérêt ai-je à te trahir ? — Aucun… au moins que je sache. — M’as-tu payé à l’avance ? — Non ! — M’as-tu insulté ? — Non ! — Ai-je à venger sur toi la mort d’un frère ou d’un ami ? continua l’Indien, après une légère pause et en accentuant particulièrement cette dernière question. — Non ! — Non, dis-tu ? Eh bien ! alors, pourquoi me soupçonnerais-tu ? — Je ne te soupçonne pas, Traga-Mescal, car mes intérêts sont trop les tiens, pour que tu ne désires pas de tout ton cœur me voir réussir ; seulement je crains que tes renseignements ne soient faux, que tu ne nous aies égarés !… Plusieurs fois déjà, depuis trois jours, je t’ai vu hésiter sur la direction à suivre. — Quand a-t-on jamais vu un Seris perdre sa route ? dit l’Indien d’un air superbe. Cette forêt, quoique je ne l’aie jamais visitée, ne m’offre pas plus de difficultés que ne m’en présenterait le parcours de ce que vous appelez une ville… Si tu savais que le wigwam d’une personne que tu cherches est situé dans la ville où tu te trouves, tu serais assuré, n’est-ce pas, en prenant des informations aux faux-pâles désœuvrés qui encombrent vos rues, d’arriver jusqu’à ce wigwam ?… Il en est de même pour moi. Le soleil, la mousse des arbres, la nature du sol, tout, jusqu’au chant des oiseaux et aux rugissements du tigre, répond à mes questions et m’indique mon chemin !… Si parfois j’hésite, c’est que là où je flaire un danger, je préfère user ma chaussure à aller me heurter contre un obstacle !… L’homme brave, quand il parcourt le sentier de la guerre, évite toute lutte inutile qui pourrait le fatiguer avant qu’il ait atteint son véritable ennemi !… Maïs voilà beaucoup de paroles ! Causer dans une forêt, quelque peu fréquentée qu’elle soit, c’est s’exposer à déposer son secret dans une oreille invisible ! Traga-Mescal, après avoir dit ces mots, croisa ses bras sur sa poitrine et s’éloigna d’un pas lent et majestueux, sans paraître se soucier le moins du monde de son interlocuteur. — Oh ! murmura le jeune homme en le suivant à la dérobée du regard, lui aussi m’est suspect ! Quelle affreuse position est la mienne ! Quel terrible pays est celui-ci !… La mort s’offre de tous côtés à vos regards sous mille formes différentes !… Le fer, le poison, la faim, la soif, la fièvre, tout conspire contre votre existence ! Non-seulement le sol que l’on foule à ses pieds fourmille de reptiles, il est en outre semé de trahisons. Avoir à craindre à chaque pas une embûche, ne savoir à qui se fier, n’accomplir qu’avec des précautions extrêmes les actes les plus insignifiants de la vie, c’est une intolérable existence !… Non… non… Au contraire, c’est là vivre, continua le jeune homme, dont les yeux brillèrent subitement d’un sauvage enthousiasme !… Ici, point de sottes lois à craindre, point de ridicules positions sociales à ménager !… L’homme courageux est roi dans le désert ! Son indomptable énergie, ses fortes et ardentes passions, que rien ne comprime, se développent à l’aise et prennent librement leur essor !… Ah ! si le hasard de ma destinée m’avait fait naître dans le Nouveau-Monde, ma jeunesse, ne se serait pas tristement écoulée dans une stérile agitation ! Les violences et les hardiesses qui tachent mon passé seraient, au yeux de tous, des titres de gloire !… Les principes de la sotte éducation que j’ai reçue n’obscurciraient pas mon esprit, et je n’aurais pas à subir les nuits d’insomnie fiévreuse qui me torturent ! Hélas ! c’est en vain que mon orgueil se révolte… Jamais je ne parviendrai à m’affranchir complètement des premières impressions de mon enfance !… Pourtant qui sait, lorsque le succès aura couronné mes efforts, si la joie du triomphe n’ouvrira pas un nouvel horizon à mon intelligence ?… Qui sait si je ne foulerai pas dédaigneusement sous mes pieds les pompeux paradoxes inventés par les habiles pour exploiter les niais ?… Au reste, mon parti est irrévocablement pris !… Rien ne me fera dévier de ma route ; ce que je veux, c’est de l’or, beaucoup d’or ! Une souillure magnifiquement dorée ne fait plus tache dans un blason… au contraire : elle en augmente l’éclat !… Tous les plats faquins et les tristes viveurs de Paris, qui, pour s’affranchir de la terreur que je leur inspirais, ont lâchement prétendu qu’il n’était plus permis à un honnête homme de croiser son épée avec la mienne, brigueront l’honneur, lorsque je serai millionnaire, d’être admis dans ma salle à manger pour y glaner les miettes de mon opulence !… Allons, du courage ! Je sens en moi un fond d’énergie qui m’assure la victoire ! Toutefois, si mes pressentiments sont faux, si je tombe… eh bien ! je veux encore que le retentissement de ma chute soit si éclatant, qu’il couvre le bruit de mes erreurs de jeunesse !…
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