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2001 Words
Excellente raison de descendre à l’Aquarium, dont les stores jaunis, l’odeur tenace d’esprit de sel, les chaises de rotin, les petites tables munies de cendriers, les poissons tournant sur eux-mêmes, la gardienne du lieu tricotant derrière six ou sept boîtes de chocolat (et souvent complètement seule avec les poissons durant des heures), allaient s’associer dans la mémoire avec l’image du requin monstre – qui lui-même n’était qu’un flasque réceptacle, une sorte de valise à soufflets, vide, jaunâtre, tombée au fond d’une citerne. Personne n’avait jamais été ragaillardi par l’Aquarium : mais les visages de ceux qui en sortaient avaient vite fait de perdre leur expression transie et vague, quand ils constataient qu’il fallait absolument faire la queue pour être admis sur la jetée. Une fois le tourniquet franchi, chacun parcourait vivement un mètre ou deux ; puis les uns s’attardaient devant cette boutique-ci, les autres devant celle-là. Mais finalement c’était l’orchestre qui attirait le public jusqu’aux pêcheurs, qui le long de la jetée inférieure, prenaient chacun leur place attitrée. L’orchestre fonctionnait dans le kiosque moresque. Le n° 9 du programme fut affiché. C’était une valse. Les jeunes filles anémiques, la vieille dame veuve, les trois juifs commensaux de la même pension, le dandy, le major, le marchand de chevaux, et le gentleman auquel sa fortune donne une grande indépendance, tous prenaient la même expression rêveuse, tandis qu’ils voyaient, sous leurs pieds, par les fentes entre les planches, les vagues vertes d’un beau jour d’été tourner gracieuses, paisibles, autour des piliers de fer du môle. Pourtant, à une certaine époque, rien de tout cela n’existait (se disait le jeune homme accoudé à la balustrade). Fixez votre regard sur la jupe de cette dame ; oui, cette jupe grise, au-dessus du bas couleur de chair. Vous la voyez se transformer ; elle recouvre les chevilles – 1890-1900 ; puis elle devient beaucoup plus ample – 1870-80 : elle est à présent couleur puce, et s’étale sur une crinoline – 1860 : un petit pied chaussé de noir avec un bas de coton blanc se laisse deviner. Encore là ? – Oui, elle est encore sur la jetée. La soie maintenant est à ramages, avec un semis de roses, mais il semble qu’on la voie moins distinctement. Nous ne sommes plus sur une jetée. Le lourd carrosse oscille bien le long de la route barrée d’un péage, mais il n’y a pas de jetée où faire halte. Et qu’elle est grise et turbulente, la mer du XVII e siècle ! Allons au Musée. Boulets de canon ; pointes de flèches ; verreries de l’époque romaine, plus un forceps couvert de vert-de-gris. C’est le révérend Jasper Floyd qui a extrait tout cela du sol, à ses frais, dans le camp romain de Dods Hill, aux environs de 1840 – Voyez la petite pancarte, avec son inscription à demi effacée. Et maintenant qu’y a-t-il encore à regarder à Scarborough ? Mrs Flanders était assise sur le petit mur d’enceinte du camp romain, en train de rapiécer les culottes de Jacob ; elle ne levait pas les yeux, sauf lorsqu’elle mouillait le bout de son fil, ou lorsqu’un insecte volant venait se heurter, lui bourdonner à l’oreille, et reprenait son vol. John ne cessait de trottiner et de venir déposer, dans le giron de sa mère, de l’herbe et des feuilles sèches qu’il appelait « du thé », et qu’elle rangeait méthodiquement, plaçant dans le même sens les têtes fleuries des graminées : distraite, pensant tantôt à Archer qui était encore resté si longtemps éveillé la nuit dernière, tantôt à l’horloge de l’église qui avançait de dix à douze minutes ; tantôt au désir qu’elle avait d’acheter le champ de Garfit – si elle pouvait. « Tu vois, ça, c’est une feuille d’orchis, Johnny. Regarde ses petites taches brunes. Allons, viens, chéri. C’est l’heure de rentrer. Ar - cher ! Ja - cob ! » « Ar - cher ! Ja - cob ! » piaillait après elle le petit Johnny, pivotant sur ses talons, éparpillant l’herbe et les feuilles qu’il tenait dans ses mains, comme s’il voulait en faire un semis. Archer et Jacob surgirent de derrière le monticule, où ils s’étaient tapis dans l’intention de bondir sur leur mère à l’improviste, et tout le monde reprit lentement le chemin de la maison. « Qu’est-ce que je vois là-bas ? dit Mrs Flanders, s’abritant les yeux. – Ce vieux monsieur ? dit Archer, regardant la route. – Ce n’est pas un vieux monsieur, dit Mrs Flanders. C’est… non, ce n’est pas lui – j’avais cru que c’était le capitaine. Mais c’est Mr Floyd. Allons, venez, mes petits. – Oh ! Mr Floyd, la barbe ! » dit Jacob, décapitant un chardon ; car il savait déjà que Mr Floyd allait lui donner des leçons de latin – ce que celui-ci fit en effet, à ses heures de loisir, pendant trois ans et par pure bonté : parce qu’il n’y avait personne dans le voisinage à qui Mrs Flanders put demander pareil service ; et parce qu’elle commençait à être débordée par ses deux aînés ; et parce qu’il fallait les préparer à entrer au collège : on peut dire que bien des pasteurs n’en auraient pas fait autant que Mr Floyd, soit qu’il vînt donner sa leçon chez Mrs Flanders après le thé, soit qu’il reçût les garçons chez lui – selon ses possibilités – car sa paroisse était fort étendue, et (comme l’avait fait son père avant lui) Mr Floyd allait visiter des cottages situés à des milles de distance, au fond de la lande ; et comme le vieux Mr Floyd, c’était un véritable érudit, ce qui rendait la situation d’autant plus invraisemblable – et telle que jamais n’aurait osé l’imaginer Betty Flanders. Aurait-elle dû se douter de quelque chose ? Mais outre qu’il était si savant, il avait huit ans de moins qu’elle. Elle connaissait bien sa mère, la vieille Mrs Floyd. Elle prenait parfois le thé chez elle. Et c’est justement un soir où elle revenait de chez la vieille dame, qu’elle trouva un billet dans le vestibule, et l’emporta dans la cuisine pour aller donner le poisson à Rébecca ; elle pensait que c’était un mot concernant les garçons. « Mr Floyd l’a apporté lui-même, sans doute ? Mais où est le fromage ? Il a dû rester dans le paquet, dans le vestibule – oui, dans le vestibule », dit-elle, ayant déjà commencé de lire. Il ne s’agissait pas des garçons. « Oui, il en restera sûrement de quoi faire un soufflé demain. Peut-être que le capitaine… » elle était arrivée au mot « amour ». Elle s’en alla dans le jardin, et lut, adossée au tronc d’un noyer. Car elle était tremblante : son sein se soulevait, s’abaissait. Seabrook reparaissait devant elle avec tant de force ! Elle hochait la tête, et regardait à travers ses larmes les jeunes feuilles se déployer contre le ciel doré, lorsque trois oies, moitié courant, moitié volant, filèrent à travers la pelouse, poursuivies par Johnny armé d’un bâton. Mrs Flanders rougit de colère. « Combien de fois t’ai-je défendu de faire ça ? cria-t-elle ; et elle saisit le petit garçon et lui arracha la baguette. – Mais elles s’étaient sauvées, gémit-il, en se débattant pour recouvrer sa liberté. – Tu es très vilain. Ce n’est pas une fois, c’est mille fois que je te l’ai défendu. Je ne veux pas que tu pourchasses les oies », répéta-t-elle ; et froissant dans sa main la lettre de Mr Floyd, elle maintint solidement Johnny, et ramena les volatiles dans le verger. « Comment pourrais-je penser au mariage ? » se disait-elle amèrement, tandis qu’elle fixait la petite porte avec un bout de fil de fer. Il est vrai qu’elle avait toujours détesté les roux, elle se le dit un peu plus tard, une fois les garçons couchés. Et repoussant sa boîte à ouvrage, elle attira son buvard et relut la lettre de Mr Floyd ; et quand elle arriva au mot « amour », son sein palpita de nouveau, mais moins fort que la première fois, car elle revoyait Johnny en train de pourchasser les oies, et elle comprenait qu’il lui était impossible d’épouser qui que ce fût, Mr Floyd moins que tout autre, car il était tellement plus jeune qu’elle, mais tellement bien ! – et si instruit par-dessus le marché. « Cher Mr Floyd », commença-t-elle… Ai-je pensé à parler du fromage à Rébecca ? Oui, elle lui avait dit qu’il était dans le vestibule… « je suis on ne peut plus surprise… » continua-t-elle d’écrire. Mais la lettre que Mr Floyd trouva sur la table, quand il vint de bonne heure le lendemain matin, ne commençait pas par ces mots : « Je suis on ne peut plus surprise… » ; et elle était si maternelle, si déférente, si inconséquente et si pleine de regrets, qu’il la conserva pendant des années : longtemps après son mariage avec Miss Wimbush, d’Andover ; longtemps après qu’il eut quitté Scarborough. À la suite de cette réponse, en effet, il avait demandé une paroisse à Sheffield, et l’avait obtenue : et quand il avait convoqué Archer, Jacob et John pour leur dire adieu, il leur avait dit de choisir, dans son bureau, ce qu’ils voudraient en souvenir de lui. Archer avait choisi un coupe-papier, parce qu’il ne voulait pas prendre quelque chose de trop beau. Jacob avait préféré les œuvres de Byron en un volume. John, qui était encore trop petit pour faire un choix raisonnable, avait jeté son dévolu sur le jeune chat de Mr Floyd – ce que ses frères trouvèrent ridicule, mais ce que Mr Floyd approuva quand le petit garçon lui eut dit : « Il a une fourrure pareille à la vôtre. » Puis Mr Floyd avait parlé de la Marine royale (à laquelle se destinait Archer) et de Rugby (où allait entrer Jacob) ; et le lendemain, ses paroissiens lui avaient offert un plateau en argent, et il était allé d’abord à Sheffield, où il avait fait la connaissance de Miss Wimbush, venue en visite chez son oncle, puis à Hackney – et ensuite à Maresfield House, en qualité de principal : finalement, devenu éditeur d’une série bien connue de biographies d’hommes d’Église, il s’était retiré à Hampstead avec sa femme et sa fille, et on le voit souvent donner à manger aux canards dans un des étangs du parc. Quant à la lettre de Mrs Flanders – en la cherchant l’autre jour il n’a pu la retrouver, et ne s’est pas soucié de demander à sa femme si elle l’avait fait disparaître. Rencontrant dernièrement Jacob dans Piccadilly, il le reconnut au bout de trois secondes. Mais Jacob était devenu un si beau jeune homme que Mr Floyd ne fut pas tenté de l’arrêter dans la rue. « Mon Dieu ! dit Mrs Flanders en lisant dans le Courrier de Scarborough et d’Harrogate que le Rév. Andrew Floyd, etc., etc., venait d’être nommé principal du Collège de Maresfield, mon Dieu, mais ce doit être notre Mr Floyd ! » Une ombre de tristesse vint planer sur la table. Jacob se servait de la confiture ; le facteur causait avec Rébecca dans la cuisine ; une abeille bourdonnait autour d’une fleur jaune qui se balançait devant la fenêtre ouverte : en somme, tout le monde était satisfait, pendant que le pauvre Mr Floyd devenait principal de collège de Maresfield. Mrs Flanders se leva, s’approcha du garde-cendres, et caressa Topaze derrière la tête. « Pauvre Topaze ! » dit-elle. (Car le petit minet de Mr Floyd était devenu un très vieux chat, passablement pelé autour des oreilles, et qu’il allait falloir tuer un de ces jours.) « Pauvre vieux Topaze ! » reprit Mrs Flanders, tandis que le chat s’étirait au soleil ; et elle sourit : elle se rappelait qu’elle l’avait fait c*****r, et elle se redisait qu’elle n’aimait pas les roux. Souriante, elle se dirigea vers la cuisine.
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