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2196 Words
Je suis tout à coup saisie d’une inquiétude. Je préfère que les routes soient enneigées et glacées, qu’elles soient impraticables pour les véhicules, parce que les seules per- sonnes qui possèdent des autos et de l’essence ces temps-ci, ce sont les chasseurs d’esclaves, des chasseurs de primes impitoyables dont le travail consiste à alimenter l’Arène Un. Ils patrouillent partout à la recherche de survivants pour les kidnapper et les conduire à l’arène en tant qu’esclaves. Là-bas, m’a-t-on dit, ils les font combattre jusqu’à la mort pour le divertissement des foules. Bree et moi avons été chanceuses. Nous n’avons vu aucun chasseur d’esclaves au cours des années que nous avons passées ici, mais je pense que c’est seulement parce que nous vivons à une haute altitude, dans une région très éloignée. Je n’ai entendu qu’une fois le gémissement aigu d’un moteur de chasseur d’esclaves, très loin, de l’autre côté du fleuve, je pense. Je sais qu’ils sont en bas, quelque part, à patrouiller. Je ne prends aucune chance: je m’assure de rester discrète, faisant du feu seulement au besoin, et sur- veillant constamment Bree. La plupart du temps, je l’em- mène chasser avec moi — je l’aurais fait aujourd’hui si elle n’avait pas été si mal en point. Je me retourne vers le plateau et fixe le petit lac. Solidement gelé, brillant dans la lumière de l’après-midi, il repose là comme un joyau perdu, dissimulé entre des arbres. Je fais quelques pas hésitants sur la glace pour m’assurer qu’elle ne fendille pas. Après avoir constaté qu’elle est solide, je m’avance encore. Je trouve un endroit qui me semble pro- pice, prends la hachette à ma ceinture et en frappe dure- ment la glace à plusieurs reprises. Une fissure apparaît. Je tire mon couteau, m’agenouille et donne un grand coup en plein milieu de la fissure. Avec l’extrémité du couteau, je creuse un trou juste assez grand pour y faire passer un poisson. Je reviens rapidement sur la rive, glissant et trébuchant, puis je fixe la canne à pêche entre deux branches d’arbre, déroule le fil et retourne en courant jusqu’au trou pour l’y laisser descendre. Je tire plusieurs fois sur le fil en espérant que le reflet métallique de l’hameçon attire quelque créa- ture sous la glace. Je ne peux pas m’empêcher de penser que mon entreprise est futile et de soupçonner que quoi que ce soit qui ait vécu dans ces lacs de montagne soit mort depuis longtemps. Il fait encore plus froid ici, et je ne peux pas rester immo- bile à observer la ligne. Je dois bouger. Je me retourne et m’éloigne du lac, la part de superstitieux en moi me disant que je pourrais bien capturer un poisson si je ne restais pas là à regarder le fil. Je déambule en cercles autour des arbres en me frottant les mains et en essayant de me garder au chaud. Ça ne sert pas à grand-chose. C’est à ce moment que me revient à l’esprit l’autre raison pour laquelle je suis grimpée ici: du bois sec. Je regarde sur le sol à la recherche de bois d’allumage, mais c’est une tâche vaine. Le sol est couvert de neige. Je lève les yeux vers les arbres et constate que les troncs et les branches sont, pour la plupart, enneigés aussi. Mais plus loin, j’aperçois des arbres battus par le vent, libres de neige. Je m’y rends et examine l’écorce en passant la main le long de l’arbre. Je suis sou- lagée en voyant que quelques branches sont sèches. Je prends ma hache et je coupe une des plus grosses branches. Je n’ai besoin que d’une brassée de bois, et cette branche fera parfaitement l’affaire. Je l’attrape au moment où elle tombe pour éviter qu’elle ne touche la neige, puis je l’appuie contre le tronc et la coupe de nouveau en deux. Je refais la même chose encore et encore jusqu’à ce que j’obtienne une brassée suffisamment petite pour la transporter dans mes bras. Je la dépose dans le creux entre deux branches pour la garder au sec. Je regarde autour en examinant les autres troncs, et quelque chose m’arrête dans mon mouvement. Je m’ap- proche d’un des arbres en le scrutant et je constate à son écorce que ce n’est pas un pin mais un érable. Je suis surprise de voir un érable à une pareille altitude et encore plus étonnée de le reconnaître. En fait, l’érable est probable- ment la seule chose dans la nature que je puisse reconnaître. Malgré moi, un souvenir me revient. Un jour, quand j’étais jeune, mon père s’est mis dans la tête de m’emmener faire une randonnée en nature. Dieu sait pourquoi, il a décidé que nous allions chercher de l’eau d’érable. Nous avons roulé pendant des heures jusqu’à quelque coin perdu de la région, moi transportant un seau de métal, lui, un entailloir et un chalumeau, puis nous avons passé encore des heures à errer dans la forêt avec un guide, cherchant les érables parfaits. Je me souviens de la déception dans ses yeux après qu’il a entaillé son premier arbre et qu’un liquide clair s’est mis à dégouliner dans notre seau. Il s’était attendu à voir couler du sirop. Notre guide a éclaté de rire et lui a dit que les érables ne produisaient pas de sirop, mais de la sève qu’il fallait faire bouillir avant d’obtenir du sirop. C’était un processus qui prenait des heures, avait-il dit. Il fallait environ trois cents l****s pour produire un seul litre de sirop. Papa a baissé les yeux sur le seau débordant de sève dans sa main et il est devenu rouge, comme si quelqu’un l’avait escroqué. C’était l’homme le plus orgueilleux que j’aie connu, et s’il y avait une chose qu’il détestait encore davan- tage que de se sentir stupide, c’était de se faire ridiculiser. Quand l’homme a éclaté de rire, il a jeté le seau dans sa direction, le ratant de peu, puis m’a pris par la main, et nous sommes partis en vitesse. Par la suite, il ne m’a plus jamais emmenée dans les bois. Mais ça ne me dérangeait pas d’y être allée, et en fait, j’avais aimé cette sortie même si mon père a rage silencieusement dans l’auto en revenant à la maison. J’avais réussi à recueillir une petite tasse d’eau d’érable avant qu’il ne m’entraîne, et je me souviens de l’avoir bue discrètement, à petites gorgées, sur le chemin du retour quand il ne regar- dait pas. J’ai adoré. Ça goûtait l’eau sucrée. Debout devant cet arbre maintenant, je le reconnais comme s’il s’agissait d’un frère ou d’une sœur. Cet érable, si haut dans la montagne, est mince et émacié, et je serais étonnée qu’il contienne encore de la sève. Mais je n’ai rien à perdre. Je prends mon couteau et frappe l’arbre à plusieurs reprises au même endroit. Puis, j’enfonce le couteau dans le trou de plus en plus profondément, le tournant et le tordant. Je ne m’attends pas vraiment à ce que quelque chose se produise. Je suis renversée quand une goutte de sève en sort et encore davantage quand, quelques instants plus tard, les gouttes se transforment en un minuscule ruisseau. Je tends un doigt, touche la sève et la porte à ma bouche. Je sens le sucre sur ma langue et reconnais tout de suite le goût. Exactement comme dans mon souvenir. Je n’arrive pas à y croire. La sève coule plus rapidement maintenant, et j’en perds la majeure partie alors qu’elle descend le long du tronc. Je regarde désespérément autour de moi pour trouver quelque chose dans quoi je puisse la recueillir, un quel- conque seau — mais évidemment, il n’y en a pas. Puis je me souviens de mon thermos. Je le tire de ma ceinture où il était accroché, le renverse et le vide de l’eau qu’il contenait. Je peux trouver de l’eau partout, surtout avec toute cette neige, mais cette sève est précieuse. J’appuie le thermos vide contre l’arbre en regrettant de ne pas avoir un vrai chalumeau. Je le presse le plus possible contre le tronc et je réussis à recueillir la majeure partie de l’eau. Il se remplit plus lentement que je le souhaiterais, mais en quelques minutes, je réussis à en remplir la moitié. L’écoulement de la sève s’arrête. J’attends quelques secondes en me demandant s’il va recommencer, mais en vain. Je regarde autour et j’aperçois un autre érable à quelques mètres de distance. Je m’y précipite et, tout énervée, je frappe l’arbre à grands coups, me voyant remplir le thermos et songeant au regard de surprise de Bree quand elle y goû- terait. Même si ce n’est peut-être pas très nutritif, ce sera sûrement une joie pour elle. Mais cette fois, quand mon couteau frappe le tronc, je suis surprise par un grand bruit de fendillement, suivi d’une sorte de gémissement. Je vois l’arbre entier qui se met à pencher et je me rends compte, trop tard, que cet arbre, gelé sous une couche de glace, était mort. Il a seule- ment suffi que j’y plante mon couteau pour qu’il se fende et tombe. Un instant plus tard, l’arbre tout entier, d’une hauteur d’au moins sept mètres, s’écrase sur le sol, soulevant un énorme nuage de neige et d’aiguilles de pins. Je m’accroupis, craignant d’avoir révélé ma présence. Je m’en veux. C’était imprudent. Stupide. J’aurais dû d’abord examiner l’arbre de plus près. Mais après quelques instants, mon cœur ralentit en me rendant compte qu’il n’y a personne d’autre aux alentours. Je retrouve ma raison, me dis que des arbres tombent tout le temps dans la forêt et que le bruit ne révèle pas nécessaire- ment la présence d’un être humain. Et tandis que je regarde l’endroit où était l’arbre, je sursaute d’incrédulité en aperce- vant quelque chose plus loin. Là-bas, dissimulé derrière un bosquet d’arbres, construit directement contre la paroi rocheuse, se trouve un petit chalet de pierre. C’est une minuscule structure, parfaite- ment carrée, d’environ cinq mètres de côtés, érigé à une hauteur de près de quatre mètres et dont les murs sont faits d’anciens blocs de pierre. Une cheminée s’élève du toit, et il y a une petite fenêtre percée dans chacun des murs. La porte de bois en forme d’arche est entrebâillée. Ce petit chalet est si bien camouflé et se confond si par- faitement avec son environnement que même en le fixant, je l’aperçois à peine. Son toit et ses murs sont couverts de neige, et les pierres exposées se confondent avec le paysage. Il semble avoir été construit il y a des siècles. Je ne com- prends pas ce qu’il fait ici, qui aurait pu le construire et pourquoi. Peut-être qu’il a été construit pour le gardien d’un parc national. Peut-être était-ce le foyer d’un ermite. Ou un refuge. J’ai l’impression que personne n’y est entré depuis des années. J’examine attentivement le sol de la forêt en cher- chant des empreintes de pas ou d’animaux, mais il n’y en a aucune. Je repense au moment où la neige a commencé à tomber il y a plusieurs jours et j’effectue le calcul mental. Rien ni personne n’est venu ici depuis au moins trois jours. Mon cœur s’accélère à la pensée de ce que je pourrais trouver à l’intérieur. De la nourriture, des vêtements, des médicaments, des armes, divers matériaux — tout ce que je pourrais dénicher serait un cadeau du ciel. Je traverse prudemment la clairière en regardant sou- vent derrière moi, seulement pour m’assurer que personne ne m’observe. Puis, je me déplace plus rapidement, laissant des empreintes évidentes dans la neige. Au moment où j’at- teins la porte, je me retourne pour regarder une dernière fois, puis je m’arrête et j’attends plusieurs secondes afin d’écouter. Il n’y a aucun son, sauf celui du vent et celui d’un ruisseau tout proche qui s’écoule devant la maison. Je saisis ma hache, la retourne, en frappe un grand coup sur la porte pour avertir de mon arrivée tout animal qui pourrait se cacher à l’intérieur. Rien ne se produit. J’ouvre rapidement la porte toute grande en repoussant la neige et j’entre. L’obscurité règne à l’intérieur, la seule lumière prove- nant de la dernière lueur du jour qui traverse les petites fenêtres, et il me faut un moment avant que mes yeux s’adaptent. J’attends, le dos contre la porte en restant sur mes gardes au cas où un animal utiliserait quand même l’endroit comme refuge. Mais après plusieurs secondes d’at- tente, mes yeux s’adaptent complètement à la faible lumière, et il est évident que je suis seule. La première chose que je remarque à propos de cette petite maison, c’est sa chaleur. C’est peut-être parce qu’elle est si minuscule, avec son plafond bas, et construite à même la montagne; ou peut-être parce qu’elle est protégée du vent. Même si les fenêtres sont exposées aux éléments et que la porte est toujours ouverte, la température doit être d’au moins dix degrés plus élevée ici — beaucoup plus chaude que ne l’est toujours la maison de mon père même réchauffée par un feu. Au départ, il l’avait construite avec des matériaux bon marché, à l’angle d’une colline qui sem- blait toujours se trouver sur le parcours du vent. Mais cet endroit est différent. Les murs de pierre sont si épais et si bien construits que je m’y sens confortable et en sécurité. Je ne peux qu’imaginer à quel point il pourrait devenir chaud si je fermais la porte, clouais des planches aux fenêtres et faisais un feu dans le foyer, lequel semble en bon état. L’intérieur comporte une grande pièce de peut- être cinq mètres par cinq, et je plisse les yeux dans l’obscu- rité en examinant le sol à la recherche de quoi que ce soit que je pourrais rapporter. Étonnamment, il semble que per- sonne n’y ait pénétré depuis la guerre. Toutes les autres maisons que j’ai vues avaient des fenêtres brisées, étaient parsemées de débris, et elles avaient, de toute évidence, été passées au peigne fin pour y trouver n’importe quoi qui puisse être utile, jusqu’aux fils de cuivre menant aux ampoules électriques. Mais pas celle-ci. Elle est toute propre et bien rangée comme si son propriétaire s’était levé un bon jour et qu’il était parti. Je me demande si c’était même avant le début de la guerre. À en juger par les toiles d’araignée au plafond et sa situation incroyable, si bien dissimulée der- rière les arbres, je pense que c’est le cas. Que personne n’y est venu depuis des décennies.
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