I-2

3885 Words
Je suis sorti de là avec les clefs et un morceau de papier où étaient tracées quelques lignes dans lesquelles je ne démêlai bien que ces deux mots : « Cent louis. » Pour le moment, ils me suffisent, je ne veux pas réfléchir. Joseph de Maistre a dit : « L’un se marie, l’autre donne une bataille, un troisième bâtit, sans penser le moins du monde qu’il ne verra pas ses enfants, qu’il n’entendra pas le Te Deum et qu’il ne logera jamais chez lui. N’importe ! tout marche et c’est assez ! » Moi aussi, je marche… je marche vers la rue Vivienne. Magasin de coiffeur à la mode. Victor est très demandé. Je dois attendre. Enfin, voici mon tour. Je lui glisse mon papier. Il le lit : « Entendu », dit-il, et il me passe un peignoir. « Nous allons faire tomber tout ça ! – Hein ? tout ça, c’est ma barbe. – Je vous assure que ça ne se porte plus ! » Je veux faire quelques objections ; il ricane et me souffle dans le cou : « Ordre du patron ! » Je laisse faire, anéanti. Il paraît que M. Victor et moi nous avons maintenant le même patron. Je me relève avec une figure neuve. Victor m’a laissé, sous le nez, une petite brosse à la Charlot. Mes confrères ne me reconnaîtraient plus. Et je ne m’en réjouis pas. J’ai l’air de m’être déguisé pour faire un coup ! Est-ce que ce n’est pas ainsi que la chose se présente ? Si ça tourne mal, s’il y a un accroc, je ne puis auprès du Conseil plaider l’inconscience. Ayant consenti à ce masque, je me laisse engager dans la b***e. Quelle b***e ? Ah ! ça, est-ce que je n’ai pas le droit, comme tout le monde, de me faire raser ? J’ai vidé mes poches et donné les quarante sous de pourboire. Victor sort son portefeuille et me donne ostensiblement les deux mille francs. « Je crois que ça fait le compte. Ne m’envoyez pas trop tard les ordres pour Deauville. J’irai au Grand Prix. Vous me trouverez à ma place habituelle. » Il me reconduit jusqu’à la porte. « Allez vous nipper ! » Victor travaille chez les books. Il a une clientèle très riche, des gens de Bourse. Je lui fais honte, avec mes guenilles. Deux mille francs ! Deux mille francs !… Il me semble que je vais pouvoir acheter tout Paris. En attendant, je m’offre une paire de souliers. Et puis, j’entre dans un grand magasin des boulevards. J’ai une taille mannequin. Il y a du « tout-fait » là-dedans qui m’ira comme un gant. Deux heures plus tard, je suis devant mon armoire à glace en extase devant une poupée de vitrine. « Oh ! le charmant petit jeune homme », méconnaissable mais tout à fait ridicule. Et maintenant, costumé, je vais jouer mon rôle ? Voici l’heure. Et voici la rue Chalgrin. Le soir est tombé. Je me glisse sous la voûte de l’immeuble et je passe comme une ombre devant la loge du concierge. Escalier désert. Quelques marches. La porte à droite. Ma main tremble sur la clef. Deux tours. C’est fait. J’entre et je m’enferme. Je halète. Plein noir. Quelques secondes de repos où je n’entends que mon cœur qui bat à gros coups sourds. Je frotte une allumette. Je n’ose pas tourner le commutateur. Dans la première pièce, sur une petite table-bureau, j’aperçois dans un plumier un bout de bougie à côté d’un bâton de cire à cacheter. C’est tout ce qu’il me faut. Et je m’abats sur un fauteuil, les membres ballants. Pourtant je ne suis ni un voleur ni un cambrioleur. Je suis ici sur la prière du locataire. En toute conscience on n’a rien à me dire. Même devant le bâtonnier, je pourrais encore plastronner : « Entendu, monsieur le bâtonnier, il y a les règlements ; mais à côté de l’avocat, il y a l’homme, l’honnête homme qui est venu ici pour sauver l’honneur d’une mère de famille ! »… Gratuitement, j’accorde à cette femme des enfants. Enfin, elle pourrait en avoir. Mon rôle en devient plus attendrissant, plus héroïque. Au fond, quand on songe à ce que je risque, c’est sublime ce que je fais là ! Alors, redresse-toi, maître Rose (ce nom de fleur m’appartient), et achève les gestes nécessaires. Vingt minutes après, j’étais paré. Photos et papiers dans ma serviette, le sac de voyage à la main (un peu lourd le coquet petit sac de voyage), je refermais la porte et je filais, non certes comme un héros fier du devoir accompli, mais comme quelqu’un qui eût donné vingt-cinq louis sur les cinquante qui lui restaient pour n’être aperçu de personne et surtout pour faire taire cette insupportable voix qui lui sonnait aux oreilles cet affreux carillon : « Tu en es ! Tu en es ! Tu en es ! de la b***e de van Housen ! Si, après cela, le patron n’est pas content de toi ! » Mais la Providence veille, la Divine. Et je réintègre mon taudis de la rue des Bernardins sans que personne puisse se vanter de m’avoir rencontré ; à bout de forces, hissant à mon quatrième étage le damné petit sac de voyage. Et je me suis endormi d’un sommeil de plomb. Le lendemain matin, les petits oiseaux chantaient dans les arbres devant Saint-Nicolas-du-Chardonnet. Je poussai ma fenêtre. Un franc soleil éclairait les morceaux de ma mascarade. Je me plongeai la tête dans la cuvette et je me mis à réfléchir. Il était temps. Hier, mon garçon, je crois que tu as fait l’imbécile. À la suite de cette petite histoire tu vas être accablé sous des calamités sans nombre ; déchiré par mille ennemis, privé de ta liberté, accusé de rapine et peut-être de complicité de chantage. Pour sortir honorablement de tout ceci, va donc bravement te jeter aux genoux de ton bâtonnier ! On ne devrait jamais réfléchir dans la vie, parce que cela ne sert à rien. Je pense, maintenant, que c’est seulement au moment où j’irai me jeter aux genoux de mon bâtonnier que mes ennuis commenceraient, car, à cette heure, il n’en est point question. Je suis habillé de neuf. J’ai encore mille francs dans ma poche qui ne doivent rien à personne, je me conduis en galant homme et je vais faire un petit voyage à Deauville pendant lequel je me promets bien d’oublier toutes les misères du Quartier latin ! Et je devrais renoncer à tout cela, parce qu’en dépit des règlements j’ai transporté chez moi un sac que personne ne verra jamais ! Durin avait raison ; ce n’est pas chez son avocat que l’on ira chercher ses affaires ! Allons, habillons-nous !… Redevenons homme du monde. Et maintenant, je vais enfermer le sac au fond de ma malle, et il n’en sera plus question ! Je le soulève : il me paraît encore plus lourd que la veille du fait que la peur ne m’aide plus. Tout de même, il doit y avoir là-dedans, autre chose que des objets de toilette et des lettres de femmes ! Je voudrais bien savoir. Pourquoi ?… Mais pour mon malheur ! L’homme n’est décidément satisfait que lorsqu’il se consume de tristesse et d’amertume. Le destin, qui n’est pas méchant, mais taquin, lui ouvre une voie joyeuse. Il n’a qu’à la suivre. Mais une petite boîte se trouve sur son chemin. Et il quittera tout pour ouvrir la petite boîte. Nous savons ce qu’il en sort. C’est ainsi depuis Épiméthée. Imaginez que je n’aie pas ouvert le petit sac défendu ; il ne me serait peut-être rien arrivé d’autre qu’une aventure amusante, du moins je me plais à le croire. Une partie de plaisir en marge de mes devoirs d’avocat, tels que les a rédigés maître Cresson. Tandis que maintenant… oh ! maintenant !… C’est trop bête aussi, pourquoi Durin avait-il oublié de faire jouer la fermeture secrète ? Je n’ai eu qu’à faire sauter les petites pattes retenant la toile kaki, autour de ce lourd sac carré, dont elle garantissait le riche maroquin. Là, j’eus affaire à une fermeture ordinaire. J’appuyai sur le bouton central en tirant les charnières de cuivre. Je fus tout étonné de voir que cela s’ouvrait, mais plus stupéfait encore d’apercevoir une admirable trousse de cambrioleur !… Peste, ma chère ! quel luxe ! Du nickel, de l’argent et un travail ! De vrais objets d’art. Des pinces de toutes les grandeurs, des scies, des poinçons, des espèces de tire-bouchons dont je pressentais l’usage dans le forage des portes, des leviers, des pieds-de-biche, différents mécanismes inconnus, les uns fins comme des ressorts de montre et enfermés dans des vases de cristal. Et puis tout un attirail pharmaceutique, de l’ouate hydrophile, du chloroforme et autres parfumeries. Ah ! l’animal ! Et voilà ce qu’il me faisait garder chez moi ! Maintenant je riais de son audace, car cette plaisanterie avait assez duré, et j’allais y mettre fin. Ayant soulevé un dernier compartiment, je trouvai un dossier assez épais que je jetai sur mon bureau ! Enfin, je vais tout savoir ! Tout ! Tu sais tout ! Les photographies que tu as trouvées, là-dedans, ne sont point des images de femmes, mais sous tous ses profils, dans tous ses rôles, dans ses multiples transformations, tu viens de voir l’homme qui fait courir toutes les polices du monde depuis dix ans ! dont les aventures incroyables ont défrayé les chroniques des deux hémisphères et que l’on a enterré solennellement dans « les dernières heures » relatant le naufrage du Britannic en face d’Halifax ! C’est l’Homme aux cent visages ! dont le dernier est Durin… Durin arrêté comme domestique pour avoir volé une épingle de cravate à son maître… Sir Archibald Skarlett, baronnet ex-gouverneur des provinces du Tibet, Durin, client de maître Rose, avocat à la cour d’appel de Paris !… J’étais foudroyé de joie. Depuis vingt-quatre heures, je passe par des émotions ! D’abord, courons à la Conciergerie. Il faut que je voie Durin… Dans tout cela, je ne sais pas quel est son vrai nom ! Mais il va me dire, il faut qu’il me dise tout maintenant ! Il faut que l’on s’explique. Son affaire est très grave !… S’il s’imagine, ce garçon, qu’il va longtemps tromper la police, la justice. Déjà le juge d’instruction s’est douté de quelque chose en laissant traîner l’affaire ! La presse va s’émouvoir, certainement. J’y veillerai, je connais le petit Ruskin, du « Réveil des Gaules ». Ça n’est pas un enfant… un bout de conversation avec lui et il aura vite flairé dans mon client l’Homme aux cent visages. Il faut tout prévoir ! Ah ! pour une affaire, voilà une affaire ! Enfin !… Je descends mon escalier, avec mon précieux sac. J’ai le bonheur de ne rencontrer personne. Je hèle un taxi… Je retrouve mon Durin aussi calme que je suis agité ! « Merci, je sais que c’est fait ! Vous m’apportez les photos, les lettres… – Oui, éclatai-je, et je vais reporter la valise chez votre ami Van Housen !… » Il lève la tête. J’aperçois une figure féroce. « Pourquoi ? – Parce que j’ai vu ce qu’il y a dedans ! Une autre fois, vous la refermerez ! » Il s’assied : « Inutile de reporter la valise ! Elle est très bien où elle est. Vous pensez bien que j’ai pris mes précautions pour qu’on ne la reporte plus là-bas. Elle était trop compromettante ! – Hein ?… » Il souriait. Je l’aurais volontiers étranglé. « Durin, lui jetai-je, il ne faut pas jouer au plus malin avec moi ! Vous n’avez rien à y gagner. Je ne vous cacherai pas plus longtemps que, pour tout le monde, votre affaire est beaucoup moins claire que vous ne pensez ! Je sais qu’il y a un supplément d’enquête. On ne tardera pas à découvrir votre véritable personnalité. On saura que L’Homme aux cent visages, celui que les Anglais appellent l’illustre Mister Flow, n’est pas mort ! Mais je plaiderai pour vous et je vous sauverai !… – Non, monsieur, non !… Vous plaiderez pour Durin, domestique. N’imaginez pas une seconde que l’illustre Mister Flow choisira, pour le défendre, un petit stagiaire obscur, maître Rose ! Il lui faudra un ancien bâtonnier, comme maître Henri Robert, ou un garde des Sceaux, comme maître de Monzie, ou un ancien ministre : maître André Hesse, ou un ancien président de la République, comme maître Millerand. Je vois, mon petit ami, que cela vous peine beaucoup. Moi aussi. C’est pourquoi il faut souhaiter, pour l’heureuse continuité de nos relations, que l’illustre Mister Flow ne cesse pas de faire le mort… ce qui vous permettra de garder ma clientèle et mon sac… et ce charmant petit complet qui vous sied à ravir. Tous mes compliments, mon cher maître, je vois que vous n’avez pas perdu votre temps. Sans compter que Victor est un artiste ! On ne vous reconnaît plus. À Deauville, je vous prédis quelques succès auprès des dames ! » Il se gaussait cyniquement de moi. Je levai, décidé à en finir : « Je ne plaiderai, déclarai-je sur le ton de ma dignité reconquise, ni pour l’illustre Mister Flow, ni surtout pour ce grand niais de Durin qui est incapable de soulever une épingle de cravate à son maître sans se faire pincer comme un écolier. On s’est fait beaucoup d’illusions sur l’Homme aux cent visages. Je ne lui en connais qu’un. Il ne m’a pas ébloui. Dans deux heures, monsieur, vous aurez votre argent, quoi qu’il puisse m’arriver ! » Et je le regarde sans peur. Le sort en est jeté. Il sourit. Je crois même, ma parole, qu’il s’amuse. « Ne faites donc pas l’enfant, dit-il. J’avoue que Durin, même pour un stagiaire, n’est pas un client reluisant. Que voulez-vous ? Les plus grands capitaines ont eu leurs défaillances. L’orgueil les perd. La difficulté les tente. Ils se croient tout permis. Ce petit bijou, à la cravate de Sir Archibald, n’avait d’autre valeur à mes yeux que le plaisir qu’il me procurait, dans le moment que je l’en privais, au nez du baronnet lui-même et de dix de ses amis, qui ne se sont aperçus de rien, je vous le jure ! Mais je suis d’un naturel généreux et j’eus le tort de faire cadeau de l’objet à la femme de chambre d’une amie de la lady qui avait eu des bontés pour moi. C’était une honnête fille. Elle m’a dénoncé. Quelle leçon ! On apprend à tout âge… Mais laissons cela qui n’aura que l’intérêt le plus passager au moment de ma comparution en correctionnelle… Où est le sac aux outils ? – Votre valise ? Elle m’attend dans un taxi. – Vous allez la reporter rue Chalgrin ? – Oui ! – Non ! je vous ai dit que j’avais pris mes précautions. Vous n’avez pas encore lu les gazettes ? – Ma foi, je vous avouerai… – Eh bien, lisez. » Et il me sortit une feuille du matin même (édition spéciale). Il me signalait un entrefilet, en dernière heure : RÉSURRECTION DU CÉLÈBRE MISTER FLOW.L’Homme aux cent visages n’est pas mort ! Je sursautai. « Lisez ! Lisez ! » Je lus. Je lus pour mon épouvante : Que les nombreux admirateurs de l’illustre Flow (l’homme que la police ne peut pas plus saisir, ou retenir, qu’on ne retient une poignée d’eau) se consolent. Il a échappé au naufrage du Britannic, et il est revenu en France continuer la série de ses exploits. Attendons-nous à quelque nouveau cambriolage sensationnel ou à l’un de ces scandales mondains qu’il a le génie de susciter pour la grande joie de ceux qui ne s’y trouvent point mêlés. Les services de la Sûreté avaient été récemment avertis que Mister Flow, plus vivant et plus en forme que jamais, se trouvait à Paris. Hier matin, la police savait qu’il se faisait appeler Van Housen, venant d’Amsterdam, et qu’on l’avait vu dans quelques lieux de plaisir. À midi, elle faisait une descente dans un palace des Champs-Élysées, où, après avoir réglé sa note, il avait laissé une malle et où il n’avait pas reparu depuis trois semaines. On ne trouva, dans cette malle, que du linge et quelques effets. Tard dans la nuit, la Sûreté était avertie qu’un nommé Van Housen avait loué un petit pied-à-terre dans une maison meublée de la rue Chalgrin. Au petit jour, elle faisait une descente dans cet hôtel et se faisait ouvrir par le concierge l’appartement de l’indésirable locataire que l’on n’avait pas revu depuis quinze jours. « Pour moi, vous ne trouverez rien, déclara le concierge. Un de ses amis que j’ai vu quelquefois avec lui est venu hier soir. Il avait la clef de l’appartement et il en est sorti avec un sac-valise qui paraissait très lourd. » Van Housen devait se savoir pisté, et il avait certainement chargé son ami de ramasser dans l’appartement tout ce qu’il pouvait y avoir de compromettant. « Un fait qui m’a paru bizarre, signala encore le concierge, c’est que cet ami qui portait jusqu’alors toute sa barbe s’est fait raser, n’ayant conservé qu’une petite moustache à la Charlot. » Il ne fait point de doute qu’il s’agit là d’un complice. Pour accomplir une besogne qui pouvait n’être point de tout repos, celui-ci avait jugé bon de modifier sa physionomie. Mais le concierge a déclaré formellement qu’il ne l’en avait pas moins reconnu, et qu’il le reconnaîtrait à l’occasion ! Le journal tomba de mes mains qui tremblaient. « Remettez-vous, me dit Durin, de plus en plus calme. Votre pâleur m’inquiète. – Je suis perdu ! C’est sur vos instructions que le concierge a fait une pareille déclaration ? – Il n’y a pas de quoi s’évanouir ! Je ne vous abandonnerai pas ! – Misérable ! murmurai-je dans un gémissement. – Quel gosse ! Voyons, soyez un peu sérieux, mon cher maître. Au fond, tout cela n’est pas bien grave. Évidemment ce monstre de concierge a menti. Il ne vous a jamais vu avec votre barbe et vous n’êtes venu qu’une fois chez moi pour en sortir avec ce damné sac ! Telle est la vérité !… Mais le malheur est que personne ne croirait plus à cette vérité-là ! Votre transformation vous accuse et votre petite moustache à la Charlot vous accable ! Vous voyez bien que vous ne pouvez plus retourner chez cet abominable Van Housen ! – Ni chez moi ! Ni nulle part !… On peut m’arrêter en sortant d’ici ! – Taratata ! quelle imagination ! Le concierge de la prison vous a-t-il reconnu ?…Le greffier ? pas davantage ! Il timbre les laissez-passer sans se préoccuper de la figure des stagiaires. Un stagiaire désigné d’office, cela a si peu d’importance !… Est-ce à moi de vous l’apprendre ?… – Ah ! je voudrais être loin !… – À Deauville !… – Bandit ! – Vous en trouverez souvent des bandits qui vous donnent deux mille francs, pour vous offrir un petit voyage au bord de la mer, qui vous nippent de pied en cap et qui vous procurent, par-dessus le marché, l’occasion de sauver l’honneur des dames… Quoi qu’il en soit, je ne vous demande pas une reconnaissance éperdue, mais simplement de tenir vos engagements en échange de mes bienfaits. J’admets que vous éprouviez quelque répugnance, à cause de cette maudite petite moustache, à vous montrer à votre concierge et à vos amis, et même à des indifférents qui auraient pu lire le petit filet de ce matin. Rassurez-vous. J’y ai pensé. Vous allez revoir Victor. Il vous attend, non chez Gloria, mais chez lui, cette fois. Vous avez un taxi ? Profitez-en ! 5 bis, rue Notre-Dame-des-Victoires. Au troisième, première porte à droite. Ah ! encore une question. Savez-vous l’anglais… – Comme ma langue maternelle. – Parfait ! cela nous facilite bien des choses. Quand vous sortirez de chez lui, vous ne vous reconnaîtrez plus vous-même. Et, en route pour Deauville ! Vous ferez ma commission. Puis vous irez villégiaturer trois semaines dans un coin des environs, le temps de laisser repousser votre barbe… Vous revenez de vacances, vous plaidez pour moi, je reprends la clef des champs. Et vous ne me revoyez plus !… Ça vous fera plaisir ? Ingrat ! – Mais votre sac ! m’écriai-je. Que voulez-vous que je fasse de votre sac ? Tant que je le traînerai avec moi… – Mon cher, je vais mettre fin à vos tourments. Partez avec lui. Je vais vous donner la clef qui le ferme. Lady Helena, en remerciement du grand service que nous lui rendons, ne verra aucun inconvénient à le garder par devers elle, jusqu’à ma libération. – Je lui dirai qu’il est à vous ?… – Je n’en doute pas ! et je ne m’y oppose point. – Je vous rapporterai la clef ? – Je l’espère… quand votre barbe aura repoussé. – Tout cela peut être terminé ce soir même, soupirai-je. L’adresse de cette dame ? – Lady Helena est la vertueuse épouse de Sir Archibald Skarlett, baronnet. Un beau nom, Lady Helena Skarlett… « Scarlet », la femme fatale !… comme disent les Américains : la femme vamp !… (vampire)… Cela ne vous fait pas rêver ? – La femme de votre patron. –… Vous l’avez dit ! Elle est descendue au Royal. – Mais quand je voudrai être reçu, qui ferai-je annoncer ? – Mister Prim, s’il vous plaît ! (J.A.L. Prim), John, Arthur, Lawrence, pour la servir. Un joli nom aussi, en vérité, et tout à fait honorable. Vous trouverez dans le dossier 25, tout au fond de mon sac, des cartes qui vous ouvriront toutes les portes. Et maintenant, passez-moi, je vous prie, les petits papiers que vous avez cambriolés hier chez cet affreux Van Housen ! » Docile, j’ouvris ma serviette. Je n’avais même pas l’idée de lui résister. Et puis le pouvais-je ? Ce Durin me tenait mieux qu’avec des menottes. Je ne pensais qu’à une chose : ce soir même, j’en aurais fini avec cette horrible aventure ! Durin eut vite fait de trier dans le tas de photos et de lettres. Il en conserva quelques-unes qu’il enfouit dans sa poche, fit un paquet du reste qu’il ficela solidement et qu’il cacheta d’un sceau bizarre, large comme un ancien décime, qu’il dissimulait dans le creux de sa main. Un bout de cire, deux allumettes ; le tout fut fait avec une décision, une rapidité surprenantes, après un coup d’œil jeté au judas de la porte, où l’on ne vient jamais du reste, tant que l’avocat n’appelle pas. Pendant qu’il procédait à cette ultime opération, je le regardais. Il me semblait que je le voyais pour la première fois. Il ne jouait plus la comédie. Il ne « composait » plus. Le véritable Mister Flow apparaissait soudain à mon regard effaré. Où était-il le niais Durin ? Son front semblait s’être élargi, ses yeux brûlaient d’intelligence. Un sourire redoutable plissait sa lèvre désabusée et sèche. Une denture solide, féroce. Avec cela, un ovale du visage allongé, quasi aristocratique, une mâchoire inquiétante qui se terminait par un menton trop fin. Un nez spirituel aux narines fragiles. Rien de bestial. C’était pire. Cette figure tenait du drame et de la farce, appartenait à un pitre distingué ou à un assassin rigolo, et peut-être à un s*****e. Le secret de la vie de cet homme pouvait tenir, tout entier, dans la volupté de se savoir redouté, avec admiration, et de ne rien négliger pour ajouter à sa gloire, car enfin, depuis longtemps, il devait être riche, et, s’il ne l’était pas, quelle admirable confiance en lui-même, sûr qu’il était du trésor public ! Je le quittai, avec humilité, comme un pauvre homme qui garde pour lui toute la honte de son impuissante fureur. En vérité, j’aurais fait pitié à un condamné à mort ! J’avais retrouvé toute ma vertu, pour la regretter !… Je pensais à mon bouge de la rue des Bernardins comme au paradis perdu, et le taxi au fond duquel je m’étais jeté, me conduisait chez Victor !… J’avais le damné sac entre les jambes… La vue d’un agent qui fit stopper ma voiture au coin de la rue de Rivoli me chavira. Enfin, voilà la rue Notre-Dame-des-Victoires. Je règle mon taxi. La rapidité avec laquelle je grimpe les trois étages en traînant mon encombrant fardeau n’a d’égale que celle avec laquelle j’ai quitté, la veille, la rue Chalgrin. Victor m’attend. Cette communication directe entre un détenu et ses amis du dehors n’est point pour m’étonner. La fréquentation des prisons nous en apprend bien d’autres. En voyant mon petit bagage, Victor me complimente : « Joli sac, monsieur ! – Vous le connaissez ? – Nullement. Votre question, monsieur, est oiseuse et peut-être imprudente. Je vois ce sac pour la première fois. J’en admire la sobre et solide élégance. Quoi de plus naturel !… Je ne sors du naturel que pour faire les têtes. On ne saurait le reprocher à un coiffeur… Je joue aussi aux courses… pour les autres… Je n’ai jamais eu d’ennuis parce qu’avec moi tout se passe toujours correctement. Asseyez-vous, monsieur !… Monsieur est venu, je crois, pour le numéro 25 ? – Il paraît, Victor !… » Je vois tomber avec satisfaction ma moustache à la Charlot. Puis Victor m’élargit le front, me dégarnit les tempes, cheveux passés au siccatif qui en modifie légèrement la teinte. Raie sur le côté. Enfin, j’apprends à faire une cicatrice qui part du cuir chevelu pour rejoindre l’arcade sourcilière gauche. « Je me suis battu en duel ? – Monsieur m’en demande trop long… Monsieur emportera cette petite boîte ; Monsieur fera cela aussi bien que moi. Et maintenant, laissez-moi vous offrir deux joues enflammées par la haine du régime sec. Parfait ! vous voilà très black and white ! Et maintenant, cette jolie paire de lunettes. Ça fait partie de la fourniture qui s’achète “avec la tête”. » Quand c’est fini, je ne puis m’empêcher de rire devant la glace, malgré le tragique de la situation. « Je ne vais plus oser boire que du whisky ou du gin ! – Monsieur a tout du jolly good fellow ! exprime Victor. Non, ne vous occupez pas de l’addition. Je mettrai ça sur la note “du patron” ! » Dans le taxi qui me conduit à la gare Saint-Lazare, je ne ris plus ! Ce Victor m’embête avec « son patron » !… J’ouvre le sac pour chercher mes cartes de visite. Dans le dossier 25, je trouve tout ce qu’il me faut, non seulement des cartes de visite, mais encore des papiers, une notice sur mon pedigree, un aperçu de mon existence passée, de mes voyages, des détails sur une rencontre que j’eus, il y a deux ans à Milan, avec Sir Archibald Skarlett, qui, justement, cherchait un valet de chambre, et à qui je recommandai Durin, enfin, des passeports avec ma photographie ! C’est moi, tout craché ! J’admire…
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