Chapitre 2
En roulant vers le centre ville, je l’examinai du coin de l’œil. Elle devait être âgée d’une bonne soixantaine d’années, mais sa silhouette élégante ne le laissait pas deviner.
Je descendis vers le port du Rosmeur où, d’ordinaire, il est possible de trouver un taxi.
— Au fait, lui demandai-je, si ce n’est pas indiscret, où doit vous déposer votre taxi?
— À Plomeur, dit-elle.
Ce n’était pas à côté.
— Vous habitez là-bas?
— Non, je suis descendue dans un hôtel.
Comme elle répondait par périphrases, je n’osais insister. Je me risquai tout de même à proposer :
— Je rentre à Quimper. Je pourrais faire un détour et passer par Plomeur…
Elle protesta:
— Vous n’y pensez pas!
— J’y pense d’autant plus, dis-je, que mes autres grands-parents sont enterrés dans le cimetière de Plonéour et que je dois jeter un œil pour voir si tout est en ordre. De Plonéour à Plomeur la distance n’est pas bien grande. En outre, il faut que j’aille relever le courrier de mon père dans sa boîte aux lettres à l’Île-Tudy.
J’arrêtai la Twingo près de la cale ronde, sur le vieux port.
— Il est dix-huit heures, dis-je, l’heure du thé est un peu passée, mais mieux vaut tard que jamais. Un thé, ça vous dit? À moins que vous ne préfériez quelque chose de plus fort.
Elle avait connu une journée éprouvante et pouvait préférer à la boisson nationale anglaise une liqueur d’Écosse plus roborative.
— Oh non! dit-elle d’un air effrayé, comme si je lui avais fait une proposition malséante.
Puis, après un silence, elle dit:
— Je veux bien un thé, mais c’est moi qui vous l’offre.
Si ça pouvait lui faire plaisir…
Une terrasse nous tendait ses sièges confortables, l’air était doux, nous nous installâmes face à la mer.
— Au fait, dis-je, je ne me suis pas encore présentée: Mary Lester…
— Claire Thaler, dit-elle d’une petite voix. Que faites-vous dans la vie, madame… ou mademoiselle?
— Mademoiselle, dis-je en riant. Je ne sais pas si je peux vous dire ce que je fais dans la vie…
— Serait-ce inavouable? demanda-t-elle avec un mince sourire.
Je ris de nouveau:
— Absolument! Je suis officier de police.
Elle me regarda d’un air stupéfait.
— Voyez, dis-je, vous ne me croyez pas!
— C’est que vous avez l’air si jeune…
Combien de fois avais-je entendu cette réflexion? Je faillis déclamer la tirade de Corneille: Je suis jeune il est vrai, mais aux âmes bien nées… tant il est connu que l’air de Douarnenez pousse à la grandiloquence. Je me retins et sortis ma carte de police que je lui montrai.
— Voyez vous-même!
— Capitaine, dit-elle dans un souffle, vous êtes vraiment capitaine?
— Je n’en ai pas l’air, n’est-ce pas?
— Non, dit-elle, je ne m’en serais jamais doutée.
Je ne lui dis pas que d’autres s’y étaient, eux aussi, laissés prendre et avaient bien souvent eu à le regretter.
La serveuse posa deux tasses et une théière sur la table. Je lui demandai si elle avait du kouign- amann, cet onctueux gâteau au beurre qui fait partie du patrimoine douarneniste. Elle me dit que non, et je lui fis observer que c’était dommage. Elle leva les épaules comme quelqu’un qui n’en peut mais et s’en fut derrière son bar, puis se retournant me dit:
— Il y a des madeleines, et puis des tranches de cake…
Je fis la grimace: ces pâtisseries industrielles emballées sous vide ne me disaient rien.
— Vous avez faim? demanda Claire Thaler.
— J’ai toujours faim, dis-je, mais à cette heure, il ne s’agit que de gourmandise. Regardez ça, dis-je en montrant le port que la marée haute avait rempli jusqu’au ras des quais d’une eau verte que le soleil couchant illuminait, pas un nuage dans le ciel, l’été indien au mieux de sa forme, et pas de kouign-amann! Heureusement…
Je me levai et ouvris ma voiture qui était garée juste en face du café. Je pris dans le coffre une boîte de carton marquée aux armes d’une célèbre pâtisserie douarneniste et je l’ouvris.
— …Heureusement, si je peux dire, je ne suis pas quelqu’un qui s’embarque sans biscuits!
En réalité, j’avais acheté ce gâteau pour Amandine Trépon, ma voisine et quasi-gouvernante qui est gourmande autant qu’on peut l’être. Aller à Douarnenez sans lui rapporter un kouign acheté rue Duguay-Trouin aurait été pis qu’un crime, une faute.
Avec mon couteau de poche, je taillai deux belles parts dans le gâteau qui était encore tiède.
— Connaissez-vous le kouign-amann? demandai-je à ma voisine.
— De nom, dit-elle. C’est très gras, n’est-ce pas?
— Gras? fis-je hypocritement, vous voulez rire? Il n’y a que du beurre salé et du sucre… Ah, un peu de farine aussi. Tout ce qu’il faut pour lutter contre l’hypoglycémie!
Elle sourit, amusée par cet enjouement.
— C’est beau d’être jeune, dit-elle avec un sourire derrière lequel perçait de la nostalgie.
Puis elle mordilla le gâteau avec réticence et, finalement, elle fit un sort à sa part avec un bel enthousiasme.
— Fameux, hein?
Elle hocha la tête affirmativement et sortit son mouchoir pour se tamponner délicatement les lèvres.
— Vous devez vous demander… commença-t-elle.
Je l’interrompis:
— Je ne me demande rien, madame, et je ne vous demande rien non plus. Ce n’est pas parce que je suis flic que je fourre mon nez dans les affaires des autres. (Je n’allais pas non plus lui avouer que c’était dans ma nature). Je suis venue aujourd’hui m’occuper de la tombe de mes grands-parents, je vous ai trouvée un peu mal à l’aise, il était normal que je cherche à savoir si vous aviez besoin d’aide. Pour le reste, comme je vous l’ai dit, je vais réellement à Plonéour-Lanvern, ça ne me coûte rien de vous déposer à Plomeur.
Je lui souris:
— Ça s’arrête là…
Je mentais, bien entendu. Je mourais d’envie d’en savoir plus. Et elle, visiblement, mourait d’envie d’en dire plus. Nous étions faites pour nous entendre. Ce fut elle qui se décida.
— Les pauvres restes que l’on a portés en terre aujourd’hui, dit-elle en regardant sa tasse de thé sans la voir, sont ceux de mon fiancé, Robert Bosser.
Je faillis avaler mon gâteau de travers. Je m’étais attendue à tout, sauf à ça. Madame Claire Thaler paraissait d’âge à parler de fiançailles, mais pour ses petits-enfants. Avais-je bien entendu? Elle avait bien dit « mon fiancé »… Elle lut l’étonnement dans mon regard.
— C’est une longue histoire, dit-elle.
Et, comme je regardai son annulaire gauche où brillait une alliance, elle dit:
— Oui, j’ai été mariée… Vingt ans, à un homme que je n’aimais pas…
J’aurais pu lui dire que c’était le cas de bien des gens; comme un silence s’installait, je demandai:
— Votre mari?
— Il est mort, dit-elle brièvement. Il y a longtemps… Il avait l’âge d’être mon père…
Les phrases tombaient avec une belle régularité, entrecoupées de silences.
— Il était médecin… Je n’ai jamais su comment je m’étais retrouvée mariée avec lui…
Je laissai dire, mais je trouvais qu’elle y allait un peu fort tout de même. Je demandai:
— Vous vous êtes mariée à quel âge?
— Vingt ans, dit-elle d’un ton morne.
— Vous…
— Non, je n’étais pas enceinte, dit-elle prévenant ma question.
À l’époque on ne plaisantait pas avec « l’honneur » et serrer de trop près une fille pouvait condamner le contrevenant à perpète.
— Alors, pourquoi vous êtes-vous mariée? À vingt ans on doit tout de même savoir ce qu’on veut.
Elle me regarda avec un sourire triste:
— Si je savais ce que je voulais! Pardi, je voulais Robert Bosser!
— Mais alors…
— Mon père, lui, n’en voulait pas!
Et elle ajouta:
— Père était officier de cavalerie. La tradition… Les enfants, et surtout les filles doivent obéir au doigt et à l’œil… Il avait estimé une fois pour toutes que Robert n’était pas un bon parti pour moi.
— Que faisait ce garçon?
— Il avait des connaissances en comptabilité et assistait des commerçants et artisans dans leurs déclarations d’impôts et démarches administratives.
— Une sorte d’expert comptable?
— Une sorte, comme vous dites, sans le diplôme. À l’époque on était moins regardant que maintenant.
— Il gagnait bien sa vie?
— Je ne sais pas.
Et elle ajouta, songeuse:
— Certainement pas aussi bien qu’un médecin!
Je voyais le tableau. Pour un colonel de cavalerie, avoir un gendre médecin était autrement honorable que de voir sa fille mariée avec un type à la profession plus ou moins définie.
— Il avait une voiture, dit-elle.
— En quelle année?
— Mille-neuf-cent-cinquante-neuf.
Et elle précisa:
— Une 4 CV Renault.
Je restai songeuse. À la fin des années cinquante, les jeunes gens qui possédaient une telle voiture n’étaient pas légion. Déjà ceux qui avaient un scooter Vespa étaient des privilégiés. Alors, une voiture! Ce qui nous paraît aujourd’hui normal, voire dérisoire, était alors un signe fort, sinon de richesse, du moins d’aisance.
La marée montait toujours. Le flot maintenant affleurait le quai et les petits bateaux de plaisance qui étaient mouillés dans le fond du port étaient quasiment au même niveau que les voitures en stationnement; une houle venue du large balayait la grande cale de grosses pierres où jadis on délestait les bateaux qui pêchaient à la palangre au Ravin de la Mort, de leurs chargements de peaux bleus et de raies géantes.
Madame Thaler regardait la montée des flots avec inquiétude:
— Vous ne pensez pas que votre voiture risque d’avoir les roues dans l’eau?
Je souris:
— Non, ça ne craint rien.
Et j’ajoutai :
— Il n’y a pas eu d’inondations de ce genre à Douarnenez depuis l’immersion de la ville d’Ys.
Elle me regarda, semblant se demander si je plaisantais ou pas.
— Enfin, il faut qu’on parte, dis-je, en regardant ma montre qui marquait dix-huit heures trente.
Comme elle l’avait dit, elle paya les consommations et nous prîmes la route de Quimper en longeant la corniche qui dominait la grève des Dames, haut lieu de mon enfance, près de laquelle je ne passe jamais sans émotion.
•
Ce fut moi qui rompis le silence.
— Si je comprends bien, dis-je, en dehors de l’attachement que vous ressentiez l’un pour l’autre, vous n’avez jamais eu de lien officiel avec ce monsieur Bosser?
— Aucun, confirma madame Thaler.
Elle se tenait toute droite sur le siège passager, sanglée par la ceinture de sécurité, regardant la route devant elle. J’avais l’impression qu’elle était toujours sur le point de se mettre à pleurer et que, par un effort prodigieux de volonté, elle parvenait à se retenir. Elle tourna légèrement la tête vers moi:
— Vous vous demandez donc pourquoi je me suis acharnée à faire revenir ses pauvres restes dans sa terre natale?
— En effet, dis-je, ça n’a pas dû être facile.
Je savais que ces formalités de transfert de corps étaient — administrativement — très complexes et coûteuses, au point que bien des familles y renonçaient. À plus forte raison, pour une étrangère l’entreprise n’avait pas dû être aisée.
— Par la faute de mon père et de quelques autres, dit-elle, Robert Bosser est mort comme un chien!
Elle avait prononcé cette phrase d’une voix dure. À nouveau son regard mouillé regardait la route, loin devant la voiture.
Et elle ajouta, d’une voix encore plus dure:
— Après avoir vécu une vie de chien!
— Vous n’y êtes pour rien! protestai-je.
— Si, dit-elle de cette voix résolue bien qu’un peu fêlée, s’il ne m’avait pas connue…
Cette fois, elle fondit en larmes sans finir sa phrase.
Elle se tamponna les yeux, se moucha et, s’étant reprise, elle dit:
— Maintenant il repose auprès de sa mère, la seule personne qui l’ait aimé.
Cette pensée paraissait lui apporter un grand réconfort. Je ne fis pas de commentaire et je déposai madame Thaler à son hôtel à Plomeur. Elle insista pour m’inviter à dîner, mais j’avais promis à Amandine de rentrer et comme je soupçonnais ma chère voisine d’avoir mis les petits plats dans les grands, je ne pouvais pas lui faire faux bond.
Madame Thaler me remercia chaleureusement, me serra les mains avec une effusion qui me parut fort excessive et que je mis sur le compte de la solitude et de l’émotion.
Je ne devais plus la revoir.