CHAPITRE II

1936 Words
CHAPITRE IIQuand madame Riche maria sa troisième fille, Couronne entra dans sa dix-septième année. Elle avait encore deux sœurs plus jeunes qu’elle. L’une avait quinze ans et se nommait Héva, – en Alsace on prononce Heffé, – l’autre n’en avait que huit, et s’appelait, tout court, l’enfant ou Fanfan. Héva, beauté précoce, était éclatante de fraîcheur et de nullité. Il est rare qu’une jeune fille, parfaite de formes, de lignes, de traits et de couleur, soit autre chose qu’un corps développé, dans lequel l’âme est pour ainsi dire restée à l’état de naine ; car, dans un enfant, la croissance de l’âme ne se fait ordinairement qu’aux dépens du corps, souvent de la santé. On dirait que le sang est l’aliment de l’âme, et qu’en pompant ces sucs précieux, elle rend les traits plus pâles et empêche le développement de la beauté physique. C’est peut-être pour cette raison que l’Ancien Testament dit : « Tu ne mangeras pas de sang, car le sang c’est la substance de l’âme. » D’ordinaire, ces jeunes beautés précoces excitent l’admiration du vulgaire, c’est-à-dire de la majorité des hommes. Aussi Héva ne faisait-elle que parader toute la journée au village, sous prétexte de promener Fanfan, mais, en vérité, pour savourer les compliments que tout le monde lui adressait sur sa jeunesse et sa beauté. Comme ces admirations banales revenaient de droit à la mère, madame Riche ne pouvait s’empêcher d’en être fière, et de croire, par moments, que Couronne était, sinon laide, du moins de beaucoup inférieure en beauté à Héva. La différence, en effet, était grande entre Couronne et Héva. Héva avait des cheveux noirs en si grande abondance, qu’on ne pouvait les enserrer de ses deux mains. Sa bouche, son nez, ses dents, ses oreilles, tout était admirable de lignes et d’harmonie. Sa taille de quinze ans était aussi voluptueuse que celle d’une vierge de dix-huit ans. Sa main seule faisait ombre dans ce concert de beautés, elle était large et rubiconde. Il fallait être un grand connaisseur pour découvrir, sous cette peau rosée, veloutée sans un pli, une insensibilité parfaite, et pour ne trouver, à la place du cœur, qu’une boule de neige devenue chair. Héva était une femme toute faite pour un richard sans idéal. Les hommes d’esprit et d’imagination n’aiment guère ces fleurs éphémères qui, dès l’âge de quatorze ans, sont arrivées à leur parfaite croissance pour monter en graine, et qui, comme des plantes et des épis vides, se tiennent toujours toutes droites, n’ayant même pas l’avantage d’une statue ; car la statue, du moins, conserve sa froide beauté, tandis que ces blocs de chair veinés, rosés et accidentés, perdent tous les jours quelques grains de l’harmonie des contours. N’ayant ni le sel conservateur de l’esprit, ni l’éternelle jeunesse du cœur, ni l’énergie de la volonté qui régénère, ces beautés, en peu d’années, deviennent si laides, qu’elles n’inspirent même pas un sentiment de pitié ; car la laideur ne fond pas sur elles comme un malheur, mais comme une vengeance du destin. Si elles avaient été toujours laides, on leur aurait appris à être aimables, afin de racheter, par le caractère et des prévenances si chères aux hommes, le défaut de beauté. Mais, ayant été belles, et d’une beauté impertinente, elles n’ont appris qu’à s’habiller et qu’à se faire admirer. Au lieu d’être aimables pour les autres, elles exigent, rien qu’à paraître, que tout le monde le soit pour elles. La beauté est une tyrannie qui demande un culte, une obéissance passive ; tyrannie contre laquelle les hommes, et surtout les femmes moins belles, se révoltent, dès qu’ils trouvent le défaut de la cuirasse. L’esprit seul conserve la beauté sur son trône. Et quand, à la fin, il faut qu’elle en descende – car, si beau que soit le soleil, il faut pourtant qu’il se couche – l’esprit lui offre tant de consolations, qu’elle ne regrette pas le temps de sa splendeur. Un seul moment de réflexion lui prouvera que les droits de ce pouvoir ne valent pas les devoirs qu’il impose. Couronne était en tout le contraste de sa sœur cadette. En elle tout était voilé, discret ; on eût dit une pâle lithophanie, à laquelle il faut un rayon de lumière pour resplendir aux yeux des profanes ; car, pour le connaisseur, Couronne était un diamant dans sa gangue. Elle avait des cheveux châtains et des yeux bleus dont toute la beauté était dans le regard lent, gazé, velouté, mais pénétrant et se gravant dans la mémoire. Ses sourcils étaient bruns, épais, mais bien arqués, et séparés par un intervalle symétrique. Son nez était long, mais les narines étaient fines, flexibles et délicatement relevées. Sa bouche était moins bien que celle d’Héva, car elle avait les lèvres un peu fortes, mais, quand elle souriait, la phosphorescence de son sourire, aspirant, pour ainsi dire, une étincelle de son âme, illuminait toute sa figure, d’ordinaire d’un pâle mat. Elle était plus délicate, plus fluette que sa sœur ; sa gorge était moins curieuse, Ronsard eût dit moins sautelante, que celle d’Héva. Elle se cachait, pour ainsi dire, de pudeur, dans sa ronde coquille. Madame Riche, qui connaissait ce trésor, reprochait souvent à sa fille aînée de ne pas faire valoir ses grâces natives. Parfois, en lui arrangeant ses jupes et son corsage, elle l’engageait à lutter de beauté avec Héva ; mais Couronne, après avoir rougi malgré elle, courait dans sa chambrette aplatir son corset, et se regardait à plusieurs reprises dans la glace pour s’assurer de la chasteté de sa toilette. Elle mettait autant de coquetterie à cacher sa taille que sa sœur à en faire ressortir la richesse. Pendant qu’Héva se faisait admirer par les bavards et les commères du village, Couronne soignait le ménage ou passait son temps chez sa voisine, madame Sommer, une Bordelaise qui avait épousé à Paris un soldat alsacien et qui l’avait suivi au village ; jeunes époux s’adorant l’un l’autre, et travaillant à l’envi, lui en faisant des souliers et des bottes, elle en tricotant des bourses pour des marchands de Strasbourg. Couronne était l’idole de ce ménage. La Bordelaise lui avait appris le français, car elle ne savait pas un mot d’allemand ; le mari, qui n’était pas un homme ordinaire et qui avait beaucoup voyagé, aimait à causer avec cette noble jeune fille, prête à tout instant à s’imposer des privations pour venir au secours des pauvres et des malheureux. Couronne, d’ailleurs, avait une rage de s’instruire, et dévorait tous les imprimés qui tombaient sous sa main. Elle savait lire l’allemand et le français. Sa mère l’appelait Dévore-tout ; mais, tout en appréciant ses qualités intellectuelles, madame Riche ne put s’empêcher de convenir qu’Héva avait partout plus de succès que Couronne, et que monsieur et madame Sommer exceptés, personne ne lui avait jamais parlé de la beauté de sa fille aînée, tandis que toutes ses connaissances ne tarissaient pas sur l’éclat, la fraîcheur et même sur l’esprit d’Héva. Cette opinion fut encore corroborée par un évènement de famille. La sœur de madame Riche, morte depuis quelques années et laissant deux fils, avait engagé, sur son lit de mort, son fils cadet à épouser une de ses cousines. – Tu choisiras, disait-elle, non pas la plus jolie, mais la plus pieuse. Ce fils, devenu jeune homme, après avoir travaillé durant deux années dans une étude de notaire, d’abord à Strasbourg, puis à Nancy, revint dans le pays pour s’y établir comme négociant. Son but, en se faisant clerc, était d’apprendre le français de la chicane, afin de pouvoir lui-même rédiger dûment un acte d’achat et de vente. Il était riche ; de sa mère il possédait près de cinquante mille francs, et son père, quoique marié en secondes noces, passait pour un des plus riches propriétaires du canton. Outre ces avantages, le jeune Léon – c’était son nom – avait rapporté de Nancy une barbiche des mieux peignées et une grande prétention au bel esprit, prétention favorisée par ses jeunes compagnons, auxquels il apprenait un tas de nouvelles modes plus surprenantes les unes que les autres, dans le but de se faire admirer par les jeunes fillettes du village. Léon était venu pour faire une visite à sa tante. Il vint, vit et fut totalement vaincu par les beaux yeux et surtout par la taille précoce d’Héva. Le clerc endimanché de Nancy, le fendant élégant du canton, fût frappé d’apoplexie amoureuse à la vue de cette belle jeune fille qu’il avait quittée enfant, et qu’il revoyait vierge, entourée d’une auréole de beauté resplendissante. Il se rappela les paroles de sa mère, et, sans longtemps réfléchir, il dit à madame Riche : – Ma tante, avant de mourir, ma mère a émis le vœu de me voir épouser une de tes filles. Si tu tiens à m’avoir pour gendre, donne-moi Héva. Ma mère m’a bien recommandé d’épouser la plus pieuse ; mais je suppose que tes filles sont également religieuses et aussi bien élevées les unes que les autres. – Et pourquoi me demandes-tu Héva ? répondit la mère. Tu sais pourtant qu’il n’est pas d’usage et que c’est contraire aux mœurs de notre pays de marier la fille cadette avant la fille aînée. – Je pourrais te répondre, ma tante, que j’aime Héva et que je n’aime pas Couronne. Cela suffirait. Mais je serai plus franc… Puis, posant sa casquette sur l’oreille et tirant sa jeune moustache, il ajouta : – Couronne est à Héva ce que la lune est au soleil. Je ne te dis pas cela parce que j’ai étudié à Nancy ; je pourrais me servir d’une autre comparaison ; mais, enfin, si ignorante que tu sois, ma tante, tu connais la lune et tu connais le soleil. – Parfaitement, répondit la mère en souriant ironiquement. Car, si ignorante que fût madame Riche, elle avait plus d’esprit et de science d’observation que son fat de neveu. – Il n’est pas nécessaire, ajouta-t-elle, d’avoir étudié et d’avoir dépensé vingt mille francs pour comprendre que tu viens de dire une sottise. Car, admettons que mon Héva te plaise comme un soleil, cela ne prouve pas que ma Couronne, malgré sa pâleur, ne soit aussi bien qu’elle. – Mais je lui ai fait un compliment, reprit Léon. La lune est encore belle, et non-seulement je trouve ta Couronne laide, mais encore très fière. D’ailleurs, j’aime Héva. – Mais je ne suis pas sûre, répondit la mère, qu’elle t’aime. Du reste, je ne la consulterai pas. C’est encore une enfant, et puis jamais je ne marierai ma fille cadette avant Couronne. « On ne récolte pas les regains avant les foins, » dit le proverbe. À t’entendre, ajouta-t-elle, tu n’aurais qu’à paraître, comme le prince Charmant, pour enlever tous les cœurs. – Ma tante, dit le jeune homme, me faire aimer d’Héva, c’est mon affaire à moi. J’ai vingt-cinq ans et je viens de Nancy. – Certes, tu n’es pas plus mal qu’un autre. – Mais plus riche, ma tante, et peut-être plus jeune. – Et pourquoi ne me demandes-tu pas Couronne ? – Assez, ma tante. – Eh bien, répondit madame Riche de mauvaise humeur, reviens faire ta demande quand Couronne sera mariée. – J’attendrai, ma tante, promets-moi seulement de ne pas fiancer Héva à un autre. – Je consulterai mon mari. – Ce serait la première fois. Cette conversation fut interrompue par Héva, entrant brusquement et se plaignant de l’absence de Couronne, qui passait sa journée chez madame Sommer. – Je voudrais savoir, dit-elle, quel peut être l’attrait que cette Française exerce sur ma sœur. – Je vais te le dire, répondit la mère qui trouvait du plaisir à humilier Héva devant son adorateur. Couronne ne croit jamais être trop belle et trop savante. Madame Sommer lui parle en français. Tu ferais bien mieux d’imiter ta sœur, car tu ne sais rien de rien. – Ah bah ! interrompit Léon. À Nancy on parle un meilleur français qu’à Bordeaux ; et, comme j’en viens, je ne demande pas mieux que de donner des leçons à ma belle cousine. Et, comme madame Riche avait fait un signe de désapprobation à cette exclamation, le jeune homme ajouta : – Bien entendu, ma tante, quand Héva sera ma femme. Cette parole gonfla d’orgueil la jeune étourdie. Elle comprit qu’il avait été question d’elle, et que son riche cousin la préférait à sa sœur aînée. – Va-t’en ! s’écria la mère. Ce sont là des paroles en l’air. Héva s’en alla, mais non sans avoir guetté un regard amoureux de Léon. Puis elle s’enfuit dans sa chambre, pour savourer sa victoire. Mais, avant de poursuivre cette histoire, il faut que, malgré moi – car je déteste les descriptions topographiques – je donne au lecteur une idée de la maison de madame Riche. Le site de cette habitation et sa distribution intérieure ont une certaine influence sur les évènements que je vais raconter.
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