Moi
Le monde autour de moi devient flou.
Tout s’éloigne.
Tout se resserre.
Je serre le pendentif si fort que ses arêtes s'enfoncent dans ma peau, entaillant ma paume, laissant couler un filet de sang que je ne sens même pas.
Le vent hurle contre la voiture lancée à toute vitesse. Les pneus mordent la route défoncée dans un crissement strident, déchirant la nuit. Chaque virage est un coup de fouet. Chaque sursaut, une menace.
Moi (pensée)
Tout converge ici.
Tout brûle.
Tout saigne.
Il n’y a plus de retour possible.
Même si je voulais fuir, il est trop tard. Le passé m’a rattrapée, agrippée, enfoncée dans sa boue.
À côté de moi, Rafael ne parle pas.
Son visage est fermé, tendu comme une lame.
Ses yeux, deux éclats d'acier, sont rivés à l’horizon comme s’il pouvait, par sa seule volonté, repousser ce qui nous attend.
Moi (pensée)
Il sait que cette nuit pourrait être la dernière.
Que certaines portes, une fois ouvertes, dévorent tout ce qu’elles touchent.
Que certaines vérités, une fois révélées, détruisent ceux qui les portent.
Je repense au cahier. Aux mots griffonnés dans la rage, le désespoir, la peur.
Au symbole brisé qui revient encore et encore, comme une malédiction tissée à même la chair.
"La clef est cachée dans les cendres."
C’était écrit.
C’était inévitable.
Et maintenant ce pendentif. Carbonisé. Marqué du même signe. Comme une signature d'outre-tombe.
Moi (voix basse) — Ana voulait que je trouve quelque chose.
(Je me tourne vers Rafael. Ma voix tremble à peine.)
— Quelque chose d’assez important pour que d’autres tuent pour l’effacer.
Il hoche la tête, lentement, sans me lâcher du regard. Ses traits sont durs. Son silence, plus lourd que des paroles.
Rafael (grave) — Ou assez dangereux pour que personne ne survive à sa révélation.
Un frisson me traverse, si profond qu’il semble ébranler ma colonne vertébrale.
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La dernière adresse est perdue au cœur des montagnes, loin de toute route connue.
Un chemin de terre s’élève, étroit, dévoré par des arbres tordus qui semblent vouloir nous refermer dessus.
À chaque mètre, la civilisation recule.
À chaque virage, le monde normal disparaît.
Plus de lumière. Plus de bruit humain. Rien que la respiration rauque de la forêt.
Un gouffre noir et froid qui nous aspire.
La voiture bondit sur les ornières, soulevant des gerbes de terre. Le GPS bégaye avant de rendre l'âme. La radio crache un dernier grésillement avant de mourir dans un soupir.
Plus rien.
Plus personne.
Rafael ralentit.
La route devient un sentier. Puis presque rien.
Et puis soudain : une clairière.
Un cercle de mort au milieu de la forêt vivante.
Au centre, un manoir.
Écrasé par le temps. Avalé par les ronces.
Ses pierres sont noircies comme par un incendie ancien.
La toiture, éventrée, laisse voir des pans entiers de charpente pourrie.
Et pourtant… Quelque chose veille encore ici.
Un vestige de haine.
Une présence ancienne, sourde, prête à s'éveiller.
Moi (pensée)
Tout m’a menée ici.
Tout.
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Rafael coupe le moteur.
Le silence nous tombe dessus comme une chape de plomb.
Pendant une seconde, ni lui ni moi ne bougeons.
Le simple fait de respirer semble trahir quelque chose.
Je sens son regard posé sur moi, lourd d'une inquiétude qu’il ne dira pas.
Rafael (murmure) — Tu n’es pas obligée.
Sa voix est basse, rauque, pleine d’une tendresse étouffée.
Moi (voix rauque) — Si.
(Petite pause.)
— Depuis toujours.
Depuis la première énigme.
Depuis la première cicatrice.
Je sors.
L’air me lacère.
Un froid anormal me saisit, un froid qui ne vient pas du vent, ni de la nuit — mais de quelque chose de plus ancien, plus sale.
Chaque pas est un combat contre l’instinct primal qui hurle de fuir.
Le portail est entrouvert. Ses gonds rouillés grincent, grincent, grincent, comme un gémissement infini.
Nous pénétrons dans la cour intérieure.
Des feuilles mortes tourbillonnent, s’enroulant autour de nous comme des mains spectrales.
Le sol est jonché de débris. De fragments d’autrefois.
Moi (pensée)
Nous sommes déjà des intrus.
Et la maison le sait.
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La porte principale cède sous une simple poussée.
L’intérieur nous engloutit.
Odeur de pourriture, de cendre, de souvenirs pourris.
Le bois craque sous nos pas. Le silence est si profond que chaque respiration semble hurler.
Un grand escalier s'élève vers les ténèbres, aussi fragile qu’une promesse oubliée.
Le long des murs, des portraits.
Décolorés. Déchirés.
Des visages déformés par le temps… ou par autre chose.
Je m’arrête devant l’un d’eux.
Mon souffle se coince.
Ana.
Je la reconnais.
Je reconnaîtrais ses yeux n'importe où.
Elle est jeune. Presque heureuse. Presque.
Sous le cadre, une inscription à demi effacée :
"Nous sommes ce que nous cachons."
Moi (pensée)
Pas une devise.
Un avertissement.
Un serment brisé.
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Une vibration sourde remonte du sol, comme un battement de cœur monstrueux.
Le manoir respire.
Rafael se tend. Il glisse une main vers la crosse de son arme.
Rafael (murmure) — On n’est pas seuls.
Je hoche la tête.
Je le sais.
Quelque chose veille. Quelque chose nous regarde, tapi dans l'ombre.
Nous avançons, un pas après l’autre.
À gauche, un couloir bordé de portes closes.
Au bout : une double porte.
Massive. Infernale.
Marquée du cercle brisé.
Le pendentif dans ma main vibre, comme une créature vivante.
Je m’approche.
Je tends la main.
La poignée est glacée comme un b****r de mort.
Je prends une inspiration.
Et je pousse.
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Derrière la porte : un sanctuaire oublié.
Un temple dédié non pas à la foi, mais au secret.
Des cierges réduits à des souches de cire.
Des tentures moisies.
Des draps noircis, collés aux murs.
Au centre : un autel.
Simple. Brutal.
Sur l’autel : un coffret.
Noir. Brûlé.
Marqué lui aussi du cercle.
Trois verrous rouillés retiennent son secret.
Je m’avance. Mon cœur est une enclume dans ma poitrine.
Rafael (abasourdi) — C’est quoi, ce truc ?
Je ne réponds pas.
Je sais ce que c’est.
Pas dans les mots.
Dans la chair.
Je tends le pendentif.
Je l’effleure contre le coffret.
Un déclic lourd retentit.
Un verrou saute.
Je prends le cahier.
Mes doigts tremblent.
À la page la plus abîmée : des chiffres, des mots codés.
Un alphabet secret. Une prière tordue.
Et sous tout cela :
Un symbole.
Le cercle brisé.
Et trois lettres :
AVE.
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Un souffle derrière moi.
Je me retourne en sursaut.
Trop tard.
Un choc brutal me projette au sol.
Mes genoux heurtent la pierre froide.
Rafael hurle mon nom.
Son arme surgit.
Ses yeux brillent d’une fureur sauvage.
Des ombres émergent de l'obscurité.
Des silhouettes armées.
Silencieuses. Déterminées.
Un homme s’avance.
Masqué.
Sur son cou, un tatouage enroulé : un serpent qui se mord la queue.
Homme masqué (voix grave) — Tu n’aurais jamais dû venir.
Sa voix est calme. Plus effrayante que la colère.
Je serre le coffret contre moi.
Moi (chuchotement) — C’est trop tard.
Il fait un geste.
Les ombres se referment.
Rafael se place devant moi, prêt à mourir s’il le faut.
Moi (pensée)
Je ne fuirai pas.
Pas cette fois.
Même si je dois tomber ici, je tomberai debout.
Je me redresse.
Le coffret contre mon cœur.
La rage dans mes veines.
Et j’affronte la nuit.