Moi
Le bruit du moteur couvre mes pensées. Mais pas mes tremblements.
Je m’enfonce dans le siège, incapable de lâcher le coffret. Il est fermé, à nouveau. Comme si ce qui s’est ouvert refusait de rester visible. Mais le poids… le poids a changé. Il pulse. Il respire presque. Il brûle.
Ma paume est marquée. Une ligne rouge, profonde, sinueuse. L’éclat a mordu ma chair comme une vérité qu’on ne peut plus ignorer. La douleur n’est pas insupportable. Elle est pire : elle est vivante. Elle s’étire sous ma peau, laisse une trace que je sens jusque dans mes os. Je ne saigne pas. Ce n’est pas une blessure physique. C’est… une signature.
Rafael (sans me regarder)
— Dis-moi que tu n’as pas gardé ce… ce truc.
Je ne réponds pas. Je ne peux pas. Chaque mot serait un pas de trop vers quelque chose dont je ne suis pas sûre de revenir.
Alors je ferme les yeux.
Et je revois tout.
L’éclat. Les visages. Ana. Maman. Moi.
L’autel. Le sang. Le cercle.
Et cette voix. Ou plutôt… cette pensée étrangère qui a traversé la mienne. Comme un courant froid. Comme un souvenir qui ne m’appartenait pas mais qui vivait déjà en moi.
Moi (pensée)
Ce n’était pas un souvenir. C’était une sentence. Une mémoire punie d’exister.
Rafael (frappant le volant)
— p****n, tu es blessée ! Montre-moi ta main.
Je tourne lentement la paume. Il jure à voix basse.
Son regard se durcit, mais je vois sa peur derrière. Elle suinte entre ses dents serrées. Il tremble un peu, lui aussi. Pas de froid. De quelque chose de plus ancien. De plus instinctif.
Il s’arrête sur le bas-côté, coupe le moteur. Le silence tombe, trop lourd, trop dense. Le souffle du manoir nous suit encore. Comme une bête invisible. Comme une main autour de notre gorge.
Rafael (à voix basse)
— Ce miroir… il a montré des choses.
(Il hésite)
— Des trucs que je n’aurais pas dû voir.
Je lève les yeux vers lui. Et je sais.
Il a vu mon passé. Tout.
Ce qu’on m’a volé. Ce qu’on m’a fait oublier.
Ce qu’on a arraché, morceau par morceau, jusqu’à ce que je ne sois plus qu’un contour. Un masque.
Moi (doucement)
— Ils ont effacé des parties de moi. Pas juste des souvenirs. Des fragments. Des morceaux vivants. Ils les ont arrachés pour m’empêcher de… de devenir.
Rafael (froncement de sourcils)
— Devenir quoi ?
Je ne sais pas répondre. Pas encore.
Mais une image surgit.
Une flamme noire dans le creux de mes mains. Une lumière qui ne réchauffe pas. Qui consume.
Une foule qui s’agenouille. Une voix qui m’appelle par un nom que je ne connais pas encore.
À l’arrière de mes paupières, l’éclat brille encore. Je sens son appel, plus profond qu’un souvenir, plus ancien qu’un nom. Une voix sans bouche qui murmure.
Ave.
Et à cet instant, le monde change.
Je le sens. Dans mes os. Dans l’air.
Quelque chose s’est levé. Quelque chose qui dormait.
Et maintenant… ça me cherche. Ça me voit.
Moi (pensée)
Je suis marquée. Pas seulement à la main. Partout.
Rafael (repartant)
— On ne peut pas rester dans les parages. Ils reviendront. Ou pire.
Je hoche la tête. Ma gorge est sèche.
Il conduit sans parler, les mains crispées sur le volant.
Je devine le plan dans ses yeux : s’éloigner, trouver un abri, penser à la suite. Il est soldat. Il agit. Même s’il a peur. Même s’il sait qu’il ne contrôle plus rien.
Je ferme les yeux.
Et je revois le visage du serpent.
Jeune. Arrogant. Triomphant.
Il était là, le jour où tout a commencé.
Il m’a regardée comme un objet sacré. Une clef. Un sacrifice.
Moi (pensée)
Ce n’était pas un rituel pour me tuer. C’était pour m’ouvrir. Me sceller. Me transformer.
Et ils ont réussi.
Je suis l’écrin. Et le danger.
Le ciel s’assombrit à mesure que la route file. Les phares découpent la nuit, mais rien ne semble réel. Même la pluie paraît fausse, comme un rideau de théâtre mal accroché. Tout sonne creux. Comme si la réalité n’était qu’un décor temporaire.
Rafael (voix tendue)
— On va chez un type que je connais. Planque sécurisée. Matériel. Connexions. Le genre d’endroit où rien ne filtre. Pas même ce qui vient de l’autre côté.
Je hoche la tête. Je n’écoute qu’à moitié.
Parce que l’éclat vibre encore.
Et qu’au fond de moi, je sais que quelqu’un d’autre l’a senti aussi.
Quelqu’un qui n’était pas dans le manoir.
Quelqu’un qui attendait.
Mon téléphone vibre.
Je sursaute. Il n’a pas sonné depuis des jours.
Un numéro inconnu. Pas de message. Pas de nom.
Juste trois lettres en notification :
AVE.
Je laisse tomber le téléphone sur le tapis de la voiture. Mon souffle se bloque. Rafael me lance un regard.
Rafael (murmure)
— C’était quoi ?
Moi (voix blanche)
— Un appel.
Il comprend, sans que je développe.
Et ce silence-là… est plus tendu qu’un cri.
Il me regarde différemment maintenant. Pas avec doute. Ni peur. Mais une forme de certitude. Celle qu’on partage un secret si vaste qu’il pourrait tout avaler.
Nous roulons encore. Loin. Vite. Mais pas assez.
Parce qu’à l’intérieur, quelque chose s’éveille. Quelque chose de brisé. De volé. Qui revient.
Et je sais maintenant que chaque pas me rapproche de ce que je suis.
Pas un pion.
Pas une victime.
Mais celle qui se souvient.
Et celle qu’ils craignent.