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– Tiens, une voiture ? Je n’attends personne ce matin ! Quelqu’un qui s’est égaré sans doute ? À moins que…
Sonia pose sa tasse de thé sur la table de cuisine, s’avance vers la fenêtre. Elle repense à cet homme charmant rencontré la semaine dernière à la galerie d’art de Christelle, à Fresselines. Un sympathique touriste de passage auquel elle a confié lors d’un échange amical qu’elle habitait le lieu-dit Bellefont : l’aurait-il localisée pour une visite surprise ? Machinalement, elle passe la main dans ses longs cheveux roux pour les discipliner, jette un coup d’œil sur son reflet dans le miroir du corridor. Elle a rougi, mais ne s’attarde pas sur son image. Une visite si tôt – il fait à peine jour – sans l’inquiéter, la surprend. Seule depuis la séparation d’avec son mari, il y a déjà dix ans, elle s’est enracinée dans cette maisonnette isolée, au bord d’une départementale, en Creuse, dans la vallée des peintres. Là, comme le dit George Sand en découvrant le site de Crozant, « Tout y enflamme l’imagination… tout y serre le cœur ». Aussi émerveillée que la célèbre femme de lettres, elle avait déniché cette fermette qui convenait exactement à ses projets. Libérée des astreintes professionnelles, apaisée des douleurs physiques et mentales, elle coule ici des journées sans contraintes, dans une atmosphère bucolique. Sa guérison s’accommode parfaitement de promenades dans la campagne creusoise. Un peu de jardinage pour reprendre un contact salvateur avec la terre complète ses activités artistiques, sources d’estime d’elle-même, à reconquérir.
– Zut ! Qui peut bien venir chez moi si tôt ? Je ne suis même pas habillée !
Il lui arrive fréquemment de se parler, parfois à voix haute, comme à l’instant. Depuis qu’elle vit seule, le monologue s’orne de mots quelquefois grossiers, souvent destinés à ironiser, à se traiter avec autodérision. Le silence se ponctue de questions, de soupirs, d’éclats de rire, d’insultes, d’airs fredonnés, de confidences, paroles douces ou injonctions à ses chats ou ses poules. La musique – beaucoup de musique –, les informations à la radio – quelques minutes par jour seulement –, animent l’isolement choisi par cette femme enfin libre et indépendante. Autour d’elle vibre une formidable énergie vitale et créatrice. Son bureau-atelier résonne déjà de la sonate Le Printemps de Beethoven qui lui a inspiré le poème composé la veille et l’aquarelle qu’elle projette de peindre après sa sortie quotidienne par les chemins alentour. Ses journées sont rythmées par un programme fluctuant au tempo de ses envies. Pourtant elles respectent des rituels immuables et essentiels : la méditation, la marche, la préparation de repas sains et équilibrés, les visites à ses poules et les caresses à ses deux matous Noirot et Fauve. Rien ne saurait rompre la certitude d’avoir surmonté les épreuves que la vie lui avait réservées. Dorénavant, suffisamment armée, elle se fond dans son décor, mesure l’amplitude de ses journées et les modèle en restant à l’écoute de ses besoins, de ses envies.
Ce matin, cette harmonie est perturbée ; elle sait qu’il se produit un évènement insolite. Elle va être confrontée à quelque chose qui va mettre en péril son équilibre pourtant stabilisé. La portière arrière s’ouvre. Quelqu’un descend, se tourne vers la fenêtre. Sonia ne distingue qu’une doudoune noire, un bonnet multicolore, un sac à chaque bras, un geste de la main vers le chauffeur. Aussitôt, la voiture disparaît de son champ de vision avant qu’elle ait eu le temps de relever le numéro d’immatriculation. Aurait-elle d’ailleurs eu le réflexe de le faire ? Ce n’est pas son style ! Noirot, dont la queue a doublé de volume file se cacher sous le lit tandis que Fauve se poste en position de sentinelle à la porte d’entrée. Elle n’attend pas que l’on frappe. Elle rejoint le chat roux dans le vestibule, fixant la partie vitrée derrière laquelle elle devine une silhouette immobilisée, à la recherche d’une sonnette sans doute. Sans aucune appréhension, Sonia tourne le pommeau en laiton, entrouvre…
– Bonjour, Madame…
– Bonjour ! C’est pourquoi ?
Cette question s’adresse à un grand adolescent brun, maigre, coiffé d’un béret rasta en laine aux couleurs criardes, vêtu d’une parka noire, d’un jean râpé aux genoux et chaussé de baskets fluo. Des traits fins, un sourire à peine esquissé sur des lèvres minces, des yeux noirs perçants : un visage doux n’inspirant pas la moindre méfiance. Dans une contraction des mâchoires à peine perceptible, la voix mal assurée contraste avec le débit précipité d’un discours appris par cœur.
– Je m’appelle Naïm, j’ai quinze ans, je suis d’origine roumaine, mais je vis en France depuis dix ans ; mes papiers sont en règle.
– D’accord…
Sonia perplexe fixe l’intrus, sans animosité. Cette courte tirade en français presque sans accent semble déclamée comme un mantra destiné à être récité. Elle promène rapidement son regard autour d’elle pour vérifier qu’il n’est pas accompagné. Elle n’a pas peur, mais le sens de cet évènement lui échappe complètement. Elle ne contrôle pas le brusque tremblement de ses jambes, nullement dû à la fraîcheur matinale.
– Et, la raison de cette visite ?
– Ne craignez rien. Je suis inoffensif.
– Alors que venez-vous f…
– Je peux poser mon sac ?
Joignant le geste à la parole, il se déleste en soupirant comme si le fardeau sciait son épaule frêle. Le bagage en question est un volumineux sac à dos, en bon état. De la main droite, le garçon tient une housse noire en forme de disque bombé qui éveille la curiosité de Sonia : quelque chose à proposer à la vente ? Un objet précieux ? Un engin ? Une machine ?
– Et ça ? fait-elle en la désignant du menton.
– Pas de soucis : c’est une sorte de tambour, un hang.
Sonia frissonne. Il flotte autour de ce jeune une aura pacifique. N’obéissant qu’à son instinct, elle ouvre plus largement la porte.
– Entre donc ; ne reste pas là planté comme un poireau. N’aie pas peur de Fauve ; quand il t’aura bien flairé il ne cherchera pas à te sauter au visage.
Il faut reconnaître que ce chat n’inspire pas confiance quand il hérisse sa fourrure et émet un feulement d’avertissement. De ses griffes acérées, il pourrait mettre en fuite plus d’un importun. Un vrai chat de garde !
Le temps de prendre une contenance indifférente envers le matou, de sa main libre, le garçon ôte son bonnet libérant une tignasse noir de jais, longue et frisée. Il frotte énergiquement ses chaussures sur le paillasson. Un peu trop longtemps, pour un ado pense Sonia. On dirait qu’il hésite à franchir le seuil.
La tête légèrement inclinée pour éviter les prunelles bleues de la femme, il promène en silence un regard circulaire sur la pièce, insistant sur les tableaux et objets décoratifs. Apparemment bien rangée, il y règne le désordre organisé d’une personne qui vit seule, sans contraintes ni pressions. Peu de meubles : des étagères de livres pleines à craquer, un tapis, des coussins pêle-mêle sur un canapé en face d’une grande cheminée, le feu éteint ou pas encore allumé, des aquarelles aux tons pastel encadrées de blanc partout sur les murs, une odeur qu’il ne parvient pas à identifier. En lâchant son sac à dos à ses pieds :
– Ça sent quoi chez vous ? demande-t-il en reniflant discrètement l’air ambiant dont le parfum, sans lui être familier lui rappelle quelque souvenir enfoui.
– Je fais brûler du papier d’Arménie, ou alors c’est l’odeur du bois brûlé… À la fin, vas-tu me dire ce que tu fais là ? s’impatiente la rousse Creusoise.
– C’est pas facile… Et, vous allez pas me croire.
– C’est mal parti en effet ! Si tu dois inventer une histoire abracadabrante, ne te fatigue pas, je ne suis pas née de la dernière pluie ! J’écoute ! Qui t’a déposé ici ?
– C’est mon père.
– Ton père ! s’exclame Sonia déconcertée. Et qui est-il ton père ?
– Il est venu habiter en France pour trouver du travail.
– Il est venu d’où ?
– De Roumanie. Après, quand il aurait trouvé un logement, on devait le rejoindre.
– Qui « on » ?
– Ma mère et moi.
– Et ta mère alors, elle est où ?
Le regard de l’adolescent s’assombrit ; ses yeux se voilent.
– Elle est morte dans son pays. Quand mon père est venu à l’enterrement, il a décidé de me ramener en France avec lui. J’avais dix ans.
– Dis donc ! Tu parles drôlement bien le français ! Juste un accent, mais tu as du vocabulaire pour un étranger !
– Je le parlais déjà avant de venir en France. Je prenais des cours de français. Vous ne me croyez pas ?
– Ben j’avoue que… c’est dur à avaler ! Et… je ne sais toujours pas ce que tu es venu faire chez moi. Je le connais ton père ?
– Pas du tout. On s’est arrêtés chez vous au hasard. C’était son plan. Il devait me déposer devant une maison paumée, en campagne, après m’avoir embrassé une dernière fois et dit « Adieu ».
– Je n’y comprends rien ! Tu me mènes en bateau ?
– Non Madame, sérieux ! Je suis drôlement content d’être tombé chez vous ! Vous êtes plutôt sympa…
Sous des airs faussement décontractés, Naïm contrôle l’angoisse qui l’étreint. Détaché, apparemment enjoué et soulagé d’être reçu, de pouvoir se cacher, il contient tant bien que mal ses émotions et débite ses mensonges avec une assurance factice. Mais Sonia n’en perçoit rien, trop préoccupée par son propre trouble.
– Ben, moi je ne suis pas ravie ! Il est en fuite ton père ?
– Non, pas du tout. Il a un cancer. Il va mourir. Le docteur a dit dans quelques jours.
– Ça sent l’arnaque ton histoire ! Quel rapport avec moi ?
– Mon père ne connaît personne qui pourrait prendre soin de moi. Il ne veut pas que je finisse à la DDASS.
– Et ? Il m’a choisie pour te servir de nounou ?
– Puisque je vous ai dit qu’il vous connaît pas ! Il vous a pas choisie !
Le ton du jeune monte dans les aigus le rendant agressif. Il se contrôle autant qu’il peut, mais des rides de tension apparaissent sur son front. Ses sourcils épais et noirs se froncent. Sonia reconnaît parfaitement ces signes pour les avoir souvent affrontés. Garder son calme, ne pas se laisser impressionner : elle a maintes fois dû adopter cette attitude !
– Qu’est-ce que je suis censée faire ? Te planquer jusqu’à ce que tu sois majeur ?
– Vous croyez pas si bien dire !
– Bon ! Arrête de te moquer de moi et dis-moi la vérité ! Tu es en repérage pour une arnaque ? Un cambriolage ?
– Ce que je vous ai dit est absolument vrai. Vous me virez ? Je vais partir alors. Je me doutais bien que son plan foirerait. Je voulais pas le contrarier : il était tellement inquiet pour mon avenir !
Tandis que Sonia reprend ses esprits et s’apprête à le jeter dehors, Naïm sort l’I phone qui vibrait dans sa poche de jean pour lire un message. Sonia suppose qu’il provient de la personne qui a déposé le garçon. Elle l’interprète ainsi en désignant le mobile :
– Il veut savoir si ça vaut le coup de visiter ma maison ? Tu peux lui dire d’aller voir ailleurs : je n’ai rien qui puisse lui procurer un peu de liquidités ! Aucun bijou, pas d’argent, quelques croûtes barbouillées par moi-même : sans valeur. Et qu’il peut revenir te chercher aussi discrètement qu’il t’a déposé.
– Regardez, fait le jeune en lui mettant l’écran sous les yeux bleus qui le fixent avec méfiance tandis que les siens débordent de larmes.
« Mon fils adoré : es-tu bien reçu ? Sois bien poli et ne cause aucun souci à ceux qui vont te recueillir. Dis-moi où tu es. »
– C’est invraisemblable ! fait Sonia en s’affalant sur le canapé.
Sans le quitter des yeux, elle manifeste un accablement qui s’oppose à son instinct de femme et de mère sensible au désarroi de ce jeune. Qu’il mente ou dise la vérité, la question n’est pas là. Mais pourquoi débarque-t-il chez elle, maintenant ?
Naïm reste debout, les deux pouces crépitant sur le clavier de son portable. Sa respiration s’accélère : s’il commet le moindre faux pas, il est fichu ! Fauve dérangé dans sa sieste proteste. Vexé, il se dirige tous poils hérissés vers sa gamelle de croquettes. La musique de Beethoven en boucle donne une tonalité étrange à la situation. Les idées de Sonia se bousculent. Elle perd le fil raisonnable de ses pensées. Elle imagine successivement un jeune radicalisé qui se planque en attendant de perpétrer un attentat, un indic qui cherche des lieux à cambrioler, un appât pour recruter dans une secte, un repaire pour un trafic de drogue ? Et ce sac rond qu’il tient précieusement sous son bras, que cache-t-il ? Un engin explosif ? Puis elle se dit qu’elle gamberge : pourquoi la prendrait-on pour cible ou pour complice ? Les questions essentielles se posent alors :
D’où sort ce môme, bon sang ? Et que vient-il faire chez moi ? Dois-je prévenir la police ?
Se tenant la tête dans les mains, elle ne dit plus rien. Lui range son téléphone dans sa poche.
– Vous allez appeler les flics, hein ?
– Qu’est-ce qui te fait penser ça ?
– Ben… Votre tête : genre pas confiance du tout !
– Avoue que…
– Je comprends ! Je vous dérange. Vous n’en avez rien à faire de moi. Je m’en vais tenter ma chance ailleurs.
– Attends deux minutes. Laisse-moi le temps d’envisager la situation. A priori je te vire pas…Je voudrais seulement comprendre pourquoi tu atterris chez moi, d’où tu sors …
– Je vous l’ai dit…
– OK, tu me prends pour une courge ! Un inconnu moribond qui me confie son fils ! C’est un peu surréaliste ! Dis-moi plutôt ce que tu planques dans ce sac rond. Ensuite on discutera de ce qu’on peut faire.
– Ah ça ? Je vous l’ai dit : c’est mon handpan.
– Ton quoi ?
– Handpan . On dit aussi hang. Vous connaissez pas ? C’est un instrument de musique. Attendez, je vous montre.
Sonia s’impatiente, les bras croisés, soucieuse, intriguée par ce jeune, apparemment peu confus de s’introduire dans sa vie. Il lui rappelle Hugo, son fils, au même âge. Bien que très différent physiquement, il cachait derrière une prétendue décontraction, un besoin constant d’agir, de bouger pour se donner une contenance.
L’intrus ouvre la housse avec précaution, en extrait une sorte de grosse soucoupe métallique bombée sur le dessus. La surface présente des espaces concaves, régulièrement répartis : quel drôle d’instrument ! Une lettre tombe. Naïm la ramasse, la tend à Sonia :
– C’est pour vous. Attendez un peu pour la lire. Je vais d’abord vous faire écouter ça.
Il s’assoit sur le tapis, cale le tambour entre ses jambes croisées et commence à le frôler puis à tapoter légèrement du bout des doigts. Sonia arrête le disque de Beethoven. Il se produit alors une extraordinaire impression de sérénité soudaine. Des sons apaisants, profonds, d’une indescriptible pureté emplissent la pièce. Les vibrations estompent la méfiance. Fascinée, Sonia se laisse pénétrer par la musicalité étrange qui évoque le tintement du bol tibétain. Le garçon incline légèrement la tête en explorant les différentes nuances qu’il crée. Il communique avec son hang, le caresse, le percute en douceur, les yeux clos. Un murmure sort d’entre ses lèvres : elle est subjuguée par la qualité de l’énergie qui émane de la scène. Elle se détend, oublie les minutes qui ont suivi l’arrivée impromptue, glisse dans un état de bien-être sans songer à l’interrompre. La pureté des sons apaise les tensions, l’espace d’un instant. C’est lui qui met fin à ce moment de grâce :
– Vous aimez ?
– C’est absolument délicieux. D’où vient ce tambour ?
– Il a été inventé en Suisse dans les années 2000 par un couple de Bernois ; j’ai oublié leur nom, mais si ça vous intéresse, on pourra chercher sur Internet. Ils se sont inspirés de plusieurs instruments à percussion de différents pays. Vous voulez essayer ?
– Non ! Ce n’est pas vraiment le but, si ? Tu veux me le vendre, c’est ça ?
– Pas du tout : j’y tiens trop ! Regardez : la partie supérieure s’appelle le ding. Elle permet d’obtenir des sonorités proches de celle de la harpe ou d’une cloche. Elle a sept notes en creux, disposées en cercle, de la plus grave à la plus aiguë. La plus grave est au centre.
Très sérieux et appliqué, il ne sourit pas. Il n’a pas cependant le comportement d’un garçon dont le père est moribond. Farfelu, c’est le mot qui vient à l’esprit de Sonia. Elle fait abstraction de ses soupçons. Peut-être qu’en laissant la confiance s’établir elle pourrait obtenir des éclaircissements sur ce hasard qui vient de lui déposer ce « chien perdu sans collier ».
– Mais comment faut-il frapper pour produire les sons ? Il y a une technique particulière !
– C’est pas évident. Selon la façon dont on place les phalanges, on fait résonner une note harmonique ou bien on étouffe la fondamentale. C’est tout un art, en fait.
– Et le fond ? Montre !
– C’est une surface lisse avec un creux au milieu.
– Il sert à quoi ?
– À faire vibrer les harmoniques.
– Tu en joues depuis longtemps ?
– J’ai commencé à douze ans.
– Tu as appris où ?
– Avec mon père. Il était joueur de hang dans un groupe. Et il me l’a donné ; c’est le sien.
Sonia ne sait plus que penser. Qui est donc ce gamin et pourquoi vient-il déranger la paix qu’elle a enfin établie avec elle-même, après tant d’épisodes de souffrance et de dégoût ? En reportant sa décision au lendemain, elle accepte qu’il passe la journée et la nuit là où elle croyait que plus rien ne viendrait troubler sa thébaïde. Ce gosse, à la fois emprunté et sûr de lui l’intrigue. Il se montre inoffensif, mais sa présence paraît toujours aussi incongrue. Sonia s’apitoie et cède :
– Je te permets de rester jusqu’à demain. Après on verra… La chambre au fond du couloir à droite est libre. Tu ne fumes pas j’espère ?
– J’irai fumer dehors.
– OK. Je te préviens j’ai pas grand-chose à manger. Des œufs de mes poules, ça te va ?
– Oh ! Vous avez des poules ? Super ! Elles sont méchantes ?
Sonia éclate de rire.
– Méchantes ? Féroces tu veux dire ! Tu n’as pas dû souvent fréquenter les gallinacés toi ! Il n’y a pas plus pacifique qu’une poule, sauf quand elle a des poussins. Là, elle défend ses petits et gare aux coups de bec !
Pendant que Naïm s’installe dans l’ancienne chambre d’Hugo, elle déplie la lettre qu’il lui a donnée.
À la personne qui acceptera de prendre soin de mon fils.
Naïm est en bonne santé physique et mentale. Il est doux, gentil et pourra vous rendre beaucoup de services ; il est très habile de ses mains et courageux. Ne vous souciez pas de sa scolarité : il est inscrit à des cours par Internet et passera son bac à Paris dans deux ans. Jusqu’à ses dix-huit ans, il a besoin d’un foyer d’adoption. Pour les dépenses occasionnées, il n’est pas exigeant. J’ai déposé une somme suffisante sur un livret de Caisse d’Épargne ; il a sa carte pour ses retraits. Nous n’avons aucune famille. Je vous le confie, car je suis en fin de vie. Il n’y a rien à faire, il le sait.
Merci pour lui. »
Complètement désorientée, Sonia sort cueillir une salade dans son potager. Cet intermède lui permet de se ressaisir. Le sentiment de se faire duper, mais d’être allée trop loin pour jeter dehors un mineur seul dans la vie lui fait regretter l’absence de son ami Olivier. Cette lettre n’est pas véridique ; elle sonne faux. Plusieurs points seraient à vérifier dès aujourd’hui : l’identité du garçon, son statut, l’engagement qu’elle est en droit d’assurer sans se mettre en faute. Et le son du hang résonne dans son corps, envoûtant, balayant ses appréhensions ! Quel élan d’altruisme s’éveille en elle ? Pourquoi ce coup de théâtre, ce matin dans le cours assagi de sa vie ? Elle se souvient de l’enseignement d’Olivier au cours de ses stages de yoga. L’exercice de la pleine conscience auquel elle est entraînée doit lui permettre d’évaluer ce qui est juste et de corriger si possible ce qui semble déplacé par rapport au déroulement des choses.
Oui, mais ça c’est théorique ! se dit-elle. Et là je ne sais plus où me situer par rapport à ce visiteur atypique.