CHAPITRE DEUX

1889 Words
CHAPITRE DEUX Quand la lumière aveuglante baissa, Kate ouvrit les yeux en essayant de comprendre où elle était et ce qui s'était passé. La dernière chose dont elle se souvint, ce fut le moment où elle s'était battue pour atteindre une image de la fontaine de Siobhan et où elle avait plongé son épée dans la boule d'énergie qui l'avait liée à la sorcière en tant qu'apprentie. Elle avait rompu le lien. Elle avait gagné. A présent, il lui semblait être à l'air libre et elle ne voyait aucune trace du cottage de Haxa ou des cavernes qui s'étendaient derrière. Ce qu'elle voyait ne ressemblait que légèrement aux paysages d'Ishjemme qui lui étaient familiers mais les prairies plates et les bois qui y surgissaient par intermittences auraient pu en faire partie. Kate l'espérait. L'autre possibilité, c'était que la magie l'ait transportée dans un coin du monde qu'elle ne connaissait pas. Même si elle trouvait étrange d'être à un endroit qu'elle ne connaissait pas, Kate se sentit libre pour la première fois depuis longtemps. Elle avait réussi. Elle avait vaincu tout ce que Siobhan, et son propre esprit, avaient semé comme obstacles et elle s'était arrachée à l'emprise de la sorcière. Cela étant fait, retrouver le chemin du château d'Ishjemme semblait être une simple formalité. Kate choisit une direction au hasard et se mit à marcher d'un pas assuré. Elle avança en essayant de trouver ce qu'elle ferait de sa nouvelle liberté. Elle protégerait Sophia, bien évidemment. C'était l'évidence même. Elle l'aiderait à élever sa petite nièce ou son petit neveu quand elle ou il naîtrait. Peut-être pourrait-elle envoyer chercher Will, même si, avec la guerre, cela risquerait d'être difficile. Ensuite, elle trouverait leurs parents. Oui, cela semblait être une bonne chose à faire. Sophia ne pourrait pas parcourir le monde à leur recherche pendant que sa grossesse suivait son cours mais Kate le pourrait, elle. “D'abord, il faut que je trouve où je suis”, dit-elle. Elle regarda autour d'elle mais ne reconnut encore aucun repère familier. Toutefois, il y avait une femme qui travaillait dans un champ, pas très loin. Penchée sur un râteau, elle arrachait des mauvaises herbes. Peut-être pourrait-elle l'aider. “Bonjour !” appela Kate. La femme leva les yeux. Elle était vieille et avait le visage ridé par les nombreuses saisons qu'elle avait passées à travailler à l'extérieur. A ses yeux, Kate devait ressembler à un bandit ou à une voleuse, armée comme elle l'était. Cependant, lorsque Kate approcha, la femme sourit quand même. Les gens étaient aimables à Ishjemme. “Bonjour, ma chérie”, dit-elle. “Comment t'appelles-tu ?” “Je m'appelle Kate.” Et, parce que cela paraissait insuffisant, parce qu'elle pouvait le revendiquer à présent, elle ajouta : “Kate Danse, fille d'Alfred et de Christina Danse.” “C'est un bon nom”, dit la femme. “Qu'est-ce qui t'emmène ici ?” “Je … je ne sais pas”, admit Kate. “Je suis un peu perdue. J'espérais que vous pourriez m'aider à retrouver ma route.” “Bien sûr”, dit la femme. “Tu as mis ta route entre mes mains et c'est un honneur pour moi. C'est bien ce que tu fais, n'est-ce pas ?” Cela semblait être une façon étrange de présenter les choses mais Kate ne savait pas où elle se trouvait. Peut-être était-ce simplement la manière dont s'exprimaient les gens d'ici. “Oui, j'imagine”, dit-elle. “J'essaie de retrouver la route d'Ishjemme.” “Bien sûr”, dit la femme. “Je connais toutes les routes. Cependant, je pense que tout service se paie.” Elle souleva le râteau. “Ces jours-ci, je n'ai plus beaucoup de force. Veux-tu me donner ta force, Kate ?” Si c'était ce qu'il fallait faire pour retrouver le chemin du retour, Kate était prête à ratisser une dizaine de champs. Cela ne pouvait pas être plus difficile que les tâches qu'on lui avait imposées dans la Maison des Oubliées ou que les travaux plus agréables qu'elle avait effectués à la forge de Thomas. “Oui”, dit Kate en tendant la main pour prendre le râteau. L'autre femme rit et recula en tirant sur le manteau qu'elle portait. Elle l'enleva et, à ce moment, tout ce qui l'entourait sembla changer. C'était Siobhan qui se tenait là devant elle et, maintenant, le paysage environnant changeait et ressemblait à un décor que Kate ne connaissait que trop bien. Elle était encore dans l'espace cauchemardesque du rituel. Kate se jeta en avant, sachant que sa seule chance était de tuer Siobhan dès maintenant, mais la femme de la fontaine était plus rapide. Elle jeta son manteau et, d'une façon ou d'une autre, il se transforma en une bulle de pouvoir brut dont les murs enfermaient Kate aussi sûrement qu'une cellule de prison. “Tu ne peux pas faire ça”, cria Kate. “Tu n'as plus aucun pouvoir sur moi !” “Je n'avais plus aucun pouvoir”, dit Siobhan, “mais tu viens de me donner ton chemin, ton nom et ta force. Ici, à cet endroit, ces choses comptent.” Kate donna un coup de poing contre la paroi de la bulle, qui ne céda pas. “Tu ferais mieux de ne pas affaiblir cette bulle, ma chère Kate”, dit Siobhan. “Tu es loin du chemin argenté, maintenant.” “Tu ne me forceras pas à redevenir ton apprentie”, dit Kate. “Tu ne me forceras pas à tuer pour toi.” “Oh, c'est fini, tout ça”, dit Siobhan. “Si j'avais su que tu me donnerais tant de problèmes, je n'aurais jamais fait de toi mon apprentie mais il y a des choses imprévisibles, même par moi.” “Si je suis si gênante, pourquoi ne pas me laisser partir ?” suggéra Kate. Cependant, alors même qu'elle le disait, elle savait que ça ne fonctionnerait pas comme ça. La fierté pousserait Siobhan à exiger plus, même si rien d'autre ne l'y forçait. “Te laisser partir ?” dit Siobhan. “Sais-tu ce que tu as fait quand tu as plongé une épée forgée avec mes propres runes dans ma fontaine ? Quand tu as rompu notre lien sans t'inquiéter des conséquences ?” “Tu ne m'as pas laissé le choix”, dit Kate. “Tu —” “C'est toi qui as détruit le cœur de mon pouvoir”, dit Siobhan. “Tu en as effacé une grande partie en un instant. J'ai à peine eu la force de me raccrocher au peu qui me reste. Cependant, je ne suis pas dénuée de connaissances, de moyens de survie.” Elle fit un geste et le décor qui s'étendait au-delà de la bulle scintilla. Maintenant, Kate reconnaissait l'intérieur du cottage de Haxa, dont toute la surface portait des gravures de runes et de figures. La sorcière des runes était assise sur une chaise et elle regardait le corps inerte de Kate. Visiblement, elle l'avait traînée ou portée de l'espace du rituel, qui se trouvait plus loin dans les cavernes, jusqu'à sa demeure. “Ma fontaine m'avait permis de survivre”, dit Siobhan. “A présent, il me faut un corps pour continuer à faire de même. Or, il se trouve qu'il y en a un de vide. Comme c'est commode !” “Non !” cria Kate, qui frappa à nouveau la bulle de sa main. “Oh, ne t'inquiète pas”, dit Siobhan. “Je n'y resterai pas longtemps. Juste assez pour tuer ta sœur, je crois.” A cette idée, Kate se figea. “Pourquoi ? Pourquoi veux-tu tuer Sophia ? Juste pour me faire souffrir ? Tue-moi à sa place. Je t'en prie.” Siobhan la regarda en réfléchissant. “Tu donnerais vraiment ta vie pour elle, n'est-ce pas ? Tu tuerais pour elle. Tu mourrais pour elle. Et maintenant, rien de tout cela ne suffit.” “Je t'en prie, Siobhan, je t'en supplie !” cria Kate. “Si tu ne voulais pas subir ça, tu aurais dû faire ce que j'ordonnais”, dit Siobhan. “Avec ton aide, j'aurais pu faire en sorte que ma demeure soit éternellement en sécurité. J'y aurais eu le pouvoir. A présent, tu me l'as retiré et il faut bien vivre.” Kate ne comprenait toujours pas pourquoi cela signifiait qu'il fallait que Sophia meure. “Dans ce cas, prends mon corps”, dit-elle, “mais ne fais aucun mal à Sophia. Tu n'as aucune raison de le faire.” “J'ai toutes les raisons”, dit Siobhan. “Tu t'imagines qu'il suffit de se faire passer pour la sœur cadette d'une souveraine ? Tu t'imagines qu'il suffit de mourir une seule fois dans une vie humaine ? Ta sœur porte un enfant. Un enfant qui régnera. Je vais l'empêcher de naître. Je vais la tuer et lui arracher l'enfant. Je vais le capturer et grandir avec lui. Je vais devenir tout ce qu'il faut que je sois.” “Non”, dit Kate en comprenant tout ce que cette idée avait d'horrible. “Non.” Siobhan rit avec cruauté. “Ils tueront ton corps quand je tuerai Sophia”, dit-elle, “et tu resteras ici, entre les mondes. J'espère que tu apprécieras de ne plus avoir à me supporter, apprentie.” Elle murmura des mots et sembla disparaître. Cependant, l'image du cottage de Haxa resta claire et Kate se mit à crier quand elle vit son propre corps se mettre à respirer. “Haxa, non, ce n'est pas moi !” cria-t-elle. Elle essaya alors d'envoyer le même message avec son pouvoir. Rien ne se produisit. Cependant, de l'autre côté de la maigre frontière, beaucoup de choses arrivèrent. Siobhan expira brusquement, ouvrit les yeux et se redressa avec le corps de Kate. “Du calme, Kate”, dit Haxa sans se lever. “Tu as subi une longue épreuve.” Kate regarda son corps regarder aux alentours comme pour essayer de trouver où il était. Cela devait donner l'impression à Haxa que Kate était encore désorientée par son expérience mais Kate voyait que Siobhan testait ses membres pour voir ce qu'ils pouvaient faire et ce qui leur était impossible. Finalement, elle se leva en titubant. Lors de son premier pas, elle trébucha mais son deuxième fut plus assuré. Elle tira l'épée de Kate et en fendit l'air comme pour en tester l'équilibre. En voyant cela, Haxa eut l'air un peu inquiète mais elle ne recula pas. Elle pensait probablement que c'était la sorte de chose que Kate était susceptible de faire pour tester son équilibre et sa coordination. “Sais-tu où tu es ?” demanda Haxa. Siobhan la regarda avec les yeux de Kate. “Oui, je le sais.” “Et sais-tu qui je suis ?” “Tu es celle qui cache son nom en prétendant s'appeler Haxa. Tu es la gardienne des runes et tu n'étais pas mon ennemie jusqu'au jour où tu as décidé de prendre le parti de mon apprentie.” De l'endroit où elle était piégée, Kate vit l'expression de Haxa changer et afficher l'horreur qu'elle ressentait. “Tu n'es pas Kate.” “Non”, dit Siobhan, “effectivement.” Alors, elle se déplaça avec toute la vitesse et tout le pouvoir du corps de Kate et elle fit un mouvement brusque vers l'avant avec l'épée légère qu'elle tenait. Avec à peine plus d'un mouvement, elle transperça la poitrine à Haxa. L'épée ressortit de l'autre côté et la figea sur place. “Le problème avec les noms”, dit Siobhan, “c'est qu'ils ne fonctionnent que quand on a du souffle pour les prononcer. Tu n'aurais pas dû te dresser contre moi, sorcière des runes.” Elle laisser tomber Haxa puis leva les yeux, comme si elle savait où se trouvait la vraie Kate. “Elle est morte par ta faute. Sophia va mourir par ta faute. Son enfant et ce royaume m'appartiendront à cause de toi. Je veux que tu y penses, Kate. Je veux que tu y penses quand la bulle disparaîtra et quand tes peurs viendront te retrouver.” Elle fit un signe de la main et l'image disparut. Kate se jeta contre la bulle en essayant de rejoindre Siobhan, de quitter sa bulle, d'arrêter son ennemie. Elle s'interrompit quand le décor qui l'entourait se mit à se transformer en une sorte de paysage gris et brumeux, maintenant que Siobhan ne lui donnait plus d'apparence destinée à la tromper. Au loin, Kate vit un faible éclat argenté. C'était peut-être le chemin où elle avait été en sécurité mais il était si loin qu'il aurait tout aussi bien pu ne pas être là. Des figures commencèrent à émerger de la brume. Kate reconnut le visage des gens qu'elle avait tués : des bonnes sœurs et des soldats, le maître d'armes de Lord Cranston et les hommes du Maître des Corbeaux. Elle savait que ce n'étaient que des images, pas des fantômes, mais cela ne réduisait en rien la peur qui l'envahissait insidieusement en lui faisant trembler la main. L'épée qu'elle portait semblait ne plus servir à rien. Gertrude Illiard était de retour, un coussin à la main. “Je serai la première”, promit-elle. “Je vais t'étouffer comme tu m'as étouffée mais tu ne mourras pas. Pas ici. Peu importe ce que nous te ferons, tu ne mourras pas, même si tu nous supplies de te tuer.” Kate les regarda tous. Ils avaient tous un objet à la main, que ce soit un couteau ou un fouet, une épée ou une corde à étrangler. Ils semblaient tous avoir une envie extrême de lui faire du mal et Kate savait qu'ils se jetteraient sur elle sans pitié dès qu'ils le pourraient. A présent, elle voyait la paroi de la bulle disparaître, devenir plus translucide. Kate serra son épée plus fort et se prépara à affronter l'épreuve qui arrivait.
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