IV

1364 Words
IV La MaddalenaPendant que le prêtre, dans la grande salle de l’auberge, racontait son histoire, la petite Canzonette, dans sa chambre, venait de se coucher. Elle avait fait sa prière, comme tous les soirs, devant la statuette de la sainte Vierge qui était pendue au mur, au-dessus de son lit, car on est très pieux chez les contrebandiers. Avec quelques autres côtés ils ont encore cela de commun avec les brigands, les vrais brigands de grand chemin qui sont, assurément, les gens les plus pieux du monde, en quoi ils ont bien raison, à cause des aléas du métier qui peuvent les faire comparaître d’une minute à l’autre devant le grand juge. Comme ils sont toujours, à cause de cette précaution de piété, en état de repentir, le bon Dieu n’a rien à leur reprocher, ce qui est bien quelque chose. Certes, Canzonette, quoi qu’elle fît, n’y voyait point de mal et si elle priait, c’était moins pour elle que pour les autres, ainsi qu’on le lui avait appris. Il est même à présumer que le terrible Tue-la-Mort, assuré de la pure prière de son enfant, en profitait pour négliger les siennes. Mais tout n’est-il point calcul ici-bas, même chez les meilleurs ? et les plus grands saints ne sont-ils point de grands hommes d’affaires célestes qui troquent leurs petits sacrifices terrestres contre un bonheur éternel ? Quand la vieille Gaga, la cuisinière, qui aurait marché à genoux devant Canzonette, fut partie, après avoir embrassé son enfant, l’avoir « bordée », lui avoir recommandé de passer une bonne nuit et avoir « soufflé la lumière », le Petit Chaperon rouge fit craquer une allumette, ralluma la bougie, et prenant à son cou un petit médaillon qui y était suspendu par une chaînette d’argent, l’ouvrit. Une image apparut. C’était le portrait d’une jeune femme dont la beauté était d’une douceur et d’une mélancolie incomparables. Elle ressemblait étrangement à cette Éléonore de Tolède, peinte par le Bronzino, que l’on voit aux Uffizi. Comme cette princesse, elle vous regardait de face avec une noble tristesse. Ses cheveux, séparés au milieu du front, se tiraient sagement en bandeaux jusqu’aux oreilles fines. Son regard noir, calme et profond, exprimait le plus tendre amour. Canzonette pressa l’image chérie sur ses lèvres, puis referma le bijou avec soin car elle avait promis à son papa de ne jamais l’ouvrir. D’autre part, il ne devait jamais la quitter, parce que, donné le jour de son baptême, il lui porterait bonheur… Or, comment avoir la force de ne jamais regarder ce qui se cache dans un médaillon qui ne doit jamais vous quitter ?… Canzonette le regardait chaque soir, mais comme elle ne manquait jamais de demander pardon à la Vierge du péché qu’elle commettait en désobéissant à son papa, elle s’endormait sans le moindre remords, sa petite conscience en paix avec le ciel et la terre. Et maintenant revenons dans la salle et suivons le récit du prêtre. Cette jeune fille, on l’appelait la Maddalena… À ce nom, on eût pu voir encore Tue-la-Mort tressaillir. Mais nous avons dit qu’à l’exception de l’abbé, personne ne regardait l’aubergiste. Tous les yeux étaient fixés sur le conteur. – Maddalena Orlando, des Orlando qui prétendaient descendre de l’illustre famille génoise et qui en concevaient un juste orgueil… Le père voulait marier sa fille à un riche propriétaire du pays, maître Giovanni. Orlando était si bien habitué à ce qu’il n’y eût chez lui d’autre volonté que la sienne qu’il ne douta point que son projet ne plût à la Maddalena dès qu’il le lui aurait fait connaître. Celle-ci n’avait aucun soupçon des dispositions dans lesquelles se trouvait son père au regard de Giovanni. C’était un ami de la maison, qui avait une quinzaine d’années de plus qu’elle, par qui elle se laissait embrasser comme par un parent, qui l’avait toujours gâtée et en qui elle eût été à cent lieues de voir un mari. « En voilà plus qu’il n’est nécessaire pour faire comprendre la stupéfaction et le saisissement de la pauvre enfant qui venait, le jour même, d’avoir ses dix-huit ans, quand elle connut, de la bouche même de son père, quel époux on lui avait destiné ! « Elle ne sut d’abord que répondre, et puis qu’eût-elle répondu ? On ne lui demandait pas son avis. « La voyant toute pâle et tremblante, Orlando lui exprima son étonnement de lui voir accueillir avec si peu d’empressement la nouvelle d’une union qui devait faire son bonheur et qui réjouissait déjà les deux familles. « Maddalena mit son trouble sur le compte de la surprise. Elle ne pensait point quitter ses parents si tôt et elle en concevait une peine bien naturelle, affirma-t-elle avec des larmes qu’il lui fut impossible de retenir plus longtemps. « Elle supplia son père de remettre ses projets de mariage à plus tard. Mais Orlando ne voulut rien entendre. Il commanda à sa fille de s’aller laver les yeux et de revenir avec un autre visage, car il attendait Giovanni, et, le jour même, au déjeuner, on déciderait les fiançailles. « Maddalena, éperdue, courut s’enfermer dans sa chambre. Cependant quand elle en sortit une heure plus tard, dans une fraîche toilette et avec un visage apaisé, Orlando put croire que son enfant, rendue à la raison par ses justes observations, avait pris son parti d’un événement auquel, si elle était restée moins petite fille, elle aurait dû s’attendre. « Francesca, la mère de Maddalena, qui aimait son enfant tendrement, l’embrassa en lui faisant compliment de sa sagesse. Quand elles furent seules, Francesca dit à sa fille : « – Giovanni n’est pas jeune, mais il n’est pas vieux. Il n’est pas beau, mais il n’est pas laid. Il n’est pas généreux, mais il n’est pas ladre. Et il t’aime bien. Il n’y a aucune raison pour que tu ne sois pas heureuse avec lui. « – Je ne saurais être heureuse qu’avec un homme que j’aimerais d’amour, répliqua Maddalena avec un calme de plus en plus extraordinaire. « Trompée par cette apparente soumission, Francesca, pour donner du courage à sa fille, lui fit cette confidence que lorsqu’elle avait épousé Orlando elle ne l’aimait pas d’amour et que l’amour était venu plus tard. « – Non ! tu n’es pas heureuse ! fit encore Maddalena. « – Comment ! non… « – Non ! il n’est pas venu !… « Interloquée, Francesca balbutia : « – En tout cas, tu ne nieras pas que ton père a su me rendre heureuse ! « – Non ! interrompit nettement Maddalena. « La mère ne dit plus rien. Sans doute n’avait-elle plus rien à dire. Mais Maddalena l’effrayait maintenant. Elle finit par lui demander : « – Où veux-tu en venir ? « – À ne pas épouser Giovanni… répliqua Maddalena. « Alors Francesca fut épouvantée. « – Mon Dieu, gémit-elle, que va-t-il se passer ? « Cette fois, Maddalena ne lui répondit pas. Du reste, c’était l’heure du déjeuner. « Et Orlando, impatient, venait les chercher. « Tout ceci se passait à la maison de campagne. La table avait été dressée sur la terrasse des jardins qui surplombait un paysage de plantations d’oliviers descendant par échelons jusqu’à la route par où devait arriver Giovanni. Maddalena eut tout le loisir, dès qu’il parut, de dévisager son fiancé bien avant qu’il pût lui adresser la parole. « Il était grand, un peu courbé ; il avait mis un vêtement neuf, un chapeau neuf de feutre mou à larges bords et brinqueballait un immense bouquet qui semblait fort l’embarrasser. Jamais elle ne l’avait vu si gauche. Jamais non plus elle ne l’avait tant regardé. Elle le découvrait pour la première fois ; et l’idée qu’on avait pu avoir de lui faire épouser cet homme-là lui parut d’une telle injustice qu’elle en arriva à considérer son père comme son plus cruel ennemi. En réalité, Giovanni n’était pas plus mal qu’un autre, mais on ne raisonne pas avec une petite fille qui a ses idées sur le mariage. « Elle devint toute pâle et resta sans un geste, comme un bloc de pierre. Orlando, qui la surveillait, fut beaucoup plus inquiet de ce visage de marbre qu’il n’avait été troublé de ses larmes. « – Sois aimable ! lui dit-il. « Le plus qu’elle put faire fut de se laisser embrasser par Giovanni sans crier et d’écouter ses compliments avec docilité ; mais, après le repas, quand on la laissa seule avec cet homme et qu’il eut l’audace de lui parler d’amour, elle eut une telle envie de le battre qu’elle le quitta brusquement, en prétextant une violente migraine. « Giovanni était renseigné. Il connaissait cette tête-là. Jamais elle ne consentirait à l’épouser. Les parents le trouvèrent effondré et de la plus méchante humeur du monde. Il leur reprocha de l’avoir rendu ridicule et de lui avoir caché les véritables sentiments de Maddalena. À son tour, il ne voulut rien entendre, fit allusion à certains bruits qui couraient sur les préférences de Maddalena pour un jeune homme de la ville et planta là Orlando, qui entra dans une colère épouvantable. La malheureuse Francesca, qui n’était pour rien dans cette histoire, eut à en supporter les premiers éclats. Elle eût voulu tout prendre pour elle, mais déjà Orlando cherchait sa fille… »
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