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2592 Words
Les huit fils et filles de Mr. et Mrs. Ramsay disparurent de la table du dîner, prestes et silencieux comme des chevreuils, dès que le repas fut terminé, et gagnèrent leurs chambres, leurs forteresses, les seuls endroits de la maison où ils pussent être tranquilles pour causer de n’importe quoi et de tout : de la cravate de Tansley, de l’adoption du « Reform Bill », des oiseaux de mer, des papillons, des gens ; et cela pendant que le soleil inondait ces mansardes séparées les unes des autres par une simple planche à travers laquelle on entendait distinctement le moindre bruit de pas et les sanglots de la Suissesse dont le père se mourait d’un cancer dans une vallée des Grisons ; posait sa vive lueur sur des battes de cricket, des costumes de flanelle, des chapeaux de paille, des bouteilles d’encre, des pots de peinture, des scarabées, des crânes de petits oiseaux et faisait sortir des algues suspendues au mur en longues b****s ruchées une odeur de sel et d’herbes que l’on retrouvait dans les serviettes rendues râpeuses par le sable des bains. Luttes, discordes, différences d’opinions, préjugés tissés dans la trame même de l’être… Oh ! Mrs. Ramsay déplorait que tout cela dût commencer si tôt. Ses enfants avaient une tournure d’esprit bien critique. Ils disaient beaucoup de bêtises. Elle quitta la salle à manger en tenant James par la main car il ne voulait pas s’en aller avec les autres. Cela lui semblait si absurde d’inventer des différences entre les gens alors qu’ils sont – qui ne le sait ? – bien assez différents les uns des autres comme cela. Les vraies différences, songeait-elle, debout devant la fenêtre du salon, sont suffisantes, oh ! oui, bien suffisantes. Elle se représentait en ce moment les riches et les pauvres, les grands et les humbles. Ceux qu’exaltait leur naissance recevaient d’elle, non sans résistance, un certain hommage, car ne coulait-il pas dans ses veines le sang de cette Maison d’Italie, très noble, encore que légèrement fabuleuse, dont les descendances, dispersées dans les salons anglais au cours du XIX e siècle, avaient zézayé avec tant de charme, s’étaient emportées avec tant de fureur ! Son esprit, son allure, son caractère venaient tout entiers d’elles ; ils n’avaient rien de la lenteur anglaise ni de la froideur écossaise. Mais elle ruminait plus profondément l’autre problème, celui des riches et des pauvres, songeait à ce qu’elle voyait de ses propres yeux, tous les jours de la semaine, ici ou à Londres, lorsqu’elle allait visiter elle-même telle veuve ou telle ménagère en difficultés, un sac sur le bras et, à la main, un carnet et un crayon pour inscrire dans des colonnes soigneusement réglées les salaires et les dépenses, les journées de travail et de chômage, et cela dans l’espoir qu’elle cesserait ainsi d’être une femme ordinaire dont la charité sert à apaiser tant sa propre indignation que sa curiosité et deviendrait ce que son esprit sans formation spéciale admirait grandement, c’est-à-dire une investigatrice penchée pour l’élucider sur le problème social. Comme elle restait là debout, tenant toujours James par la main, ces questions lui apparaissaient insolubles. Il l’avait suivie dans le salon, ce jeune homme, objet de leur dérision ; il se tenait près de la table et tortillait maladroitement un objet avec la sensation d’être à l’écart de la vie des autres. Elle n’avait pas besoin de se retourner pour en être sûre. Ils étaient tous partis, les enfants ; Minta Doyle et Paul Rayley ; Augustus Carmichaël ; son mari – tout le monde avait disparu. Elle se tourna donc avec un soupir et dit : « Cela vous ennuierait-il de venir avec moi, Mr. Tansley ? » Elle avait à faire en ville une course sans intérêt et une ou deux lettres à écrire ; elle allait mettre son chapeau ; cela ne lui prendrait pas plus de dix minutes. Et, dix minutes plus tard, elle reparaissait avec son panier et son ombrelle, donnant l’impression d’être prête, équipée pour une sortie qu’elle dut cependant interrompre un instant pour, en passant devant la pelouse de tennis, demander s’il n’avait besoin de rien à Mr. Carmichaël qui entrouvrait au soleil ses yeux jaunes de chat semblant, comme ceux des chats, réfléchir le mouvement des branches ou le passage des nuages, sans jamais rien trahir de ses pensées ni de ses émotions. Car ils partaient pour la grande expédition, dit-elle en riant. Ils allaient à la ville. « Pas de timbres, de papier à lettres, de tabac ? » suggéra-t-elle en s’arrêtant près de lui. Non, il n’avait besoin de rien. Ses mains se croisaient sur son ample bedaine, ses yeux clignaient comme s’il eût voulu répondre aimablement à ces douces attentions (elle se montrait séduisante quoique un peu gênée), mais sans pouvoir y arriver tant le gagnait une somnolence faite de gris et de vert qui, sans qu’il fût besoin de parler, les embrassait tous dans une vaste et léthargique bienveillance où flottaient la maison tout entière, le monde tout entier avec tous les habitants ; car il avait versé dans son verre, au lunch, quelques gouttes d’une certaine d****e à laquelle les enfants pensaient qu’il fallait attribuer cette vive traînée jaune serin dans sa moustache et sa barbe, par ailleurs d’une blancheur de lait. Il n’avait besoin de rien, murmura-t-il. « Il serait devenu un grand philosophe, dit Mrs. Ramsay en descendant la route dans la direction du village de pêcheurs, s’il n’avait pas fait un mariage malheureux. » Tenant son ombrelle très droite en marchant, son air exprimait, sans qu’on sût bien de quelle façon, une attente, comme si elle allait rencontrer quelqu’un au prochain tournant. Elle raconta l’histoire de Mr. Carmichaël : c’était une jeune fille dont il avait fait la connaissance à Oxford ; un mariage au commencement de sa carrière ; la pauvreté ; un départ pour l’Inde ; quelques traductions de poèmes, « très belles, je crois » ; il s’offrait à enseigner le persan ou l’hindoustani, mais à quoi cela pouvait-il bien servir ? et puis il s’étendait sur la pelouse comme ils venaient de l’y voir. Charles Tansley était flatté ; après tant de rebuffades ces confidences de Mrs. Ramsay lui procuraient un apaisement. Il se sentait renaître. Et avec sa façon de laisser entendre que le cerveau masculin conserve sa grandeur même dans sa déchéance, que toutes les femmes doivent rester dans l’ombre des travaux de leurs maris – non qu’elle blâmât cette jeune fille, d’ailleurs elle croyait que leur mariage avait été assez heureux – elle le rendait plus satisfait de lui-même qu’il ne l’avait jamais été encore et il eût aimé, si par exemple ils avaient pris un cab, régler au cocher le prix de sa course. Et son petit sac, est-ce qu’il ne pourrait pas le porter ? Non, non, dit-elle, cela elle le portait toujours elle-même. Et c’était vrai. Oui, il le sentait bien. Il sentait bien des choses, une en particulier qui l’agitait, le troublait pour des raisons dont il eût été incapable de rendre compte. Il aurait voulu qu’elle le vît en robe de cérémonie s’avancer dans une procession universitaire. Une chaire de « fellow » ou de professeur – il se sentait capable de tout et se voyait… Mais que regardait-elle ? Un homme en train de coller une affiche. La vaste et flottante feuille de papier se déployait peu à peu et chaque coup de brosse faisait apparaître des jambes, des cerceaux, des chevaux, des rouges et des bleus éclatants dont aucun pli ne déparait la belle étendue. Bientôt la moitié du mur fut recouverte par une affiche de cirque ; cent cavaliers, vingt phoques savants, des lions, des tigres… Elle leva les yeux le plus haut possible, car elle était myope, et lut que… « arrivera dans cette ville ». C’était un travail terriblement dangereux, s’écria-t-elle, pour un homme qui ne pouvait disposer que d’un bras, de se tenir ainsi en haut d’une échelle – le bras gauche de celui-ci avait été sectionné dans une machine à battre il-y avait deux ans. « Allons-y tous ! » s’écria-t-elle en reprenant sa route, comme si devant tous ces cavaliers et tous ces chevaux elle eût été envahie par un enthousiasme enfantin, oubliant la pitié qu’elle était en train d’éprouver. « Allons-y ! » dit-il. Il répétait les paroles de Mrs. Ramsay mais en leur donnant délibérément une importance qui la saisit. « Allons au cirque. » Non, il ne pouvait pas dire cela comme il aurait fallu. Il ne pouvait pas sentir cela comme il aurait fallu. Mais pourquoi ? se demanda-t-elle. Qu’y avait-il donc en lui de défectueux ? Elle éprouvait en ce moment pour lui une chaude sympathie. Ne les avait-on pas menés au cirque dans leur enfance ? demanda-t-elle. Jamais, répondit-il, comme si elle lui eût demandé la chose même à laquelle il avait envie de répondre ; comme si, depuis longtemps, il eût éprouvé le besoin d’expliquer comment il se faisait qu’ils ne fussent pas allés au cirque. Sa famille était nombreuse, neuf frères et sœurs, et son père travaillait pour vivre. « Mon père est pharmacien, Mrs. Ramsay. Il tient un magasin. » Lui-même avait gagné sa vie depuis l’âge de treize ans. Il lui arrivait souvent de se passer de pardessus l’hiver. Il ne pouvait jamais « rendre de politesses » (suivant sa cérémonieuse expression) à ses camarades d’Oxford. Il lui fallait faire durer les choses deux fois plus longtemps que les autres ; il fumait le tabac le meilleur marché, de la qualité qu’emploient les vieux marins sur les quais. Il travaillait dur, sept heures par jour ; son sujet était en ce moment l’influence de quelque chose sur quelqu’un. Ils marchaient toujours et Mrs. Ramsay ne saisissait pas entièrement le sens de ses paroles ; les mots ne lui parvenaient qu’isolés, çà et là… un mémoire… une chaire de fellow… une chaire de lecteur… une maîtrise de conférences. Elle ne pouvait pas suivre ce vilain jargon universitaire dont il se servait avec tant d’aisance, mais elle se disait qu’elle comprenait à présent comment l’idée d’aller au cirque avait pu le bouleverser ainsi, pauvre petit homme, et pourquoi il s’était mis aussitôt à sortir toutes ces histoires sur son père, sa mère, ses frères et ses sœurs. Elle veillerait à ce qu’on ne se moquât plus de lui ; elle en parlerait à Prue. Ce qu’il aurait aimé, supposait-elle, c’eût été de raconter qu’il était allé voir jouer Ibsen en compagnie des Ramsay. C’était un affreux pédant – certes oui, et un insupportable raseur. Car, bien qu’ils fussent arrivés au village et se trouvassent dans la rue principale dont le pavé en galets faisait grincer les charrettes, il continuait à parler d’œuvres et d’enseignement populaires, des travailleurs, de l’aide à notre classe et de conférences, si bien qu’elle finit par se rendre compte qu’il avait entièrement recouvré sa confiance en lui, s’était remis de l’émotion que lui avait causée le cirque et se trouvait sur le point (de nouveau elle se sentait vivement attirée vers lui) de lui dire… Mais à ce moment les maisons disparurent des deux côtés de la rue, ils débouchèrent sur le quai, la baie tout entière se déploya devant eux et elle ne put s’empêcher de s’écrier : « Oh ! que c’est beau ! » Car la grande assiettée d’eau bleue était posée devant elle ; le phare austère et blanc de vieillesse se dressait au milieu, très loin ; et à droite aussi loin que portait la vue, diminuant, disparaissant peu à peu, en plis doucement allongés, s’étendaient les dunes vertes chargées d’herbes folles et donnant l’impression de s’enfuir vers un pays lunaire, inhabité des hommes. C’était là la vue qu’aimait son mari, dit-elle en s’arrêtant, tandis que ses yeux prenaient une couleur plus grise. Elle demeura un instant immobile. Mais à présent, ajoutât-elle, les artistes étaient arrivés. À quelques pas, en effet, un d’entre eux se trouvait là, en panama et souliers jaunes, l’air doux, sérieux, absorbé en dépit du fait qu’il était observé par dix petits garçons, son visage rouge et rond exprimant une profonde satisfaction. Il regardait avec attention puis, après avoir bien regardé, plongeait son pinceau, en trempait l’extrémité dans un doux monticule de vert ou de rose. Depuis la venue de Mr. Paunceforte, il y avait trois ans, tous les tableaux ressemblaient à cela, disait-elle ; ils étaient verts et gris avec des barques couleur citron et des femmes roses sur la plage. Mais les amis de sa grand-mère, remarqua-t-elle tandis qu’ils jetaient en passant un regard discret, prenaient des peines infinies mélangeaient eux-mêmes leurs couleurs, les broyaient, ensuite et, enfin, posaient sur elles des lignes humides pour les empêcher de se dessécher. Mr. Tansley supposa donc qu’elle voulait lui faire voir que ce que faisait ce peintre manquait d’étoffe. Était-ce bien là ce qu’il fallait dire ? Ses couleurs n’étaient pas solides ? Était-ce bien là ce qu’il fallait dire ? Sous l’influence de l’extraordinaire émotion qui, commençant dans le jardin lorsqu’il avait voulu prendre le sac de Mrs. Ramsay, n’avait cessé de grandir pendant la promenade et avait augmenté en ville lorsqu’il avait voulu tout lui expliquer de lui-même, il en arrivait à avoir de lui-même et de tout ce qu’il avait jamais connu une vision un peu déformée. C’était une impression d’une extraordinaire étrangeté. Il l’attendait debout dans le salon de la petite maison sentant le renfermé où elle l’avait amené et où elle était montée voir une femme un moment. Il entendait au-dessus de lui résonner son pas agile et sa voix, d’abord joviale, puis baissant le ton ; regardait les dessus de table, les coffres à thé, les globes ; devint très impatient ; songea avec un vif plaisir à la promenade du retour et résolut de porter son sac ; puis l’entendit sortir, fermer une porte, dire qu’il faut tenir les fenêtres ouvertes et les portes fermées, recommander de venir chez elle pour tout ce dont on pourrait avoir besoin (elle parlait certainement à un enfant), puis elle entra brusquement, resta un instant sans rien dire (comme si, là-haut, elle eût joué un rôle et se permît maintenant d’être un peu elle-même), resta un instant sans bouger devant un portrait de la reine Victoria portant le cordon bleu de la Jarretière et, tout d’un coup, il comprit que c’était de cela, oui de cela qu’il s’agissait : c’était la plus belle personne qu’il eût jamais vue. Des étoiles dans les yeux, des voiles aux cheveux, parée de cyclamens et de violettes des bois… quel rêve absurde ! Elle avait au moins cinquante ans ; elle avait huit enfants. Elle traversait des champs de fleurs, pressant contre son sein des boutons de fleurs brisés et des agneaux tombés ; des étoiles dans les yeux et les cheveux au vent. Il prit son sac. « Adieu, Elsie », dit-elle, et ils remontèrent la rue, elle tenant son ombrelle très droite et marchant comme si elle se fût attendue à rencontrer quelqu’un au premier tournant, et lui éprouvant pour la première fois de sa vie une extraordinaire fierté. Un homme qui travaillait dans une canalisation arrêta sa pioche et la regarda ; il laissa retomber son bras et la regarda ; Charles Tansley éprouva une extraordinaire fierté ; il eut la sensation du vent, des cyclamens et des violettes, car pour la première fois de sa vie il marchait en compagnie d’une femme qui était belle. Et il s’était emparé de son sac.
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