Je suis Dween Macfield, comme vous avez sûrement pu le lire dans la description. Comme d'habitude, j'observais depuis la fenêtre le groupe de jeunes qui passaient souvent devant la maison, en route vers l'université toute proche. Un sentiment de jalousie inconscient me rongeait, car je les enviais pour leur santé éclatante, tandis que la mienne m'empêchait de profiter des plaisirs simples de la vie. Rien ne me ferait plus plaisir que de courir dans les rues du quartier jusqu'à être trempé de sueur, comme après une pluie torrentielle, au lieu de devoir me trimballer avec cet insufflateur à bout de bras. Mais ce désir demeurait un rêve inaccessible, car cette maladie me dévore peu à peu, réduisant ma jeunesse en poussière. Courir à toute vitesse pour moi reviendrait à signer ma propre condamnation : une mort prématurée, bête et certaine, qui ne ferait qu'ajouter de la douleur à celle de mes parents. Pour moi, ce ne serait qu'un simple soulagement.
— Dween ! criait ma mère, sûrement pour savoir où je me trouvais.
— Je suis en haut, maman.
J'entendais ses pas se rapprocher à mesure qu'elle gravissait les marches de l'escalier, toujours de bonne humeur à cause de ces marches colorées qui égayaient notre maison. Lorsqu'elle arriva à mon niveau, ses yeux se posèrent sur moi. Cette belle femme aux yeux bleus, aux lèvres dessinées en arc de Cupidon et aux cheveux noirs corbeau, n'était autre que ma belle-mère, Lyana. Pour les autres, elle n'était que « la belle-mère », mais pour moi, elle était la seule et unique mère que j'aie jamais eue.
— Dween, qu'est-ce que tu fais ici ? As-tu pris tes médicaments ? demanda-t-elle, fronçant les sourcils, les bras croisés sur la poitrine, visiblement contrariée.
— J'allais descendre pour les prendre tout à l'heure, répondis-je, me résignant pour éviter de l'énerver davantage.
— Allez, Dween, debout. Je n'ai pas que ça à faire, tu sais ? Je dois aller au centre commercial faire des courses, il ne reste presque plus rien pour tes repas dans le frigo.
— Je pourrais t'accompagner ?
— Je ne sais pas trop, Dween, vu ton état ces derniers temps... et j'ai besoin d'aller vite.
— Je pourrais rester assis pendant que tu fais les courses. Je tentais de la convaincre, espérant qu'elle me laisse enfin prendre un peu l'air.
Si Lyana pesait toujours le pour et le contre avant de me laisser sortir, c'était uniquement pour mon bien, même si son instinct protecteur finissait parfois par m'étouffer plus que je ne l'aurais voulu. Lui en vouloir n'était jamais une option, car elle avait parfaitement raison ; je n'étais plus capable de marcher à un rythme soutenu pendant plus de six minutes. C'est d'ailleurs la raison pour laquelle je ne suis plus allé en cours depuis que la fibrose pulmonaire m'a été diagnostiquée. Le lit, les médicaments et Internet étaient devenus mes plus fidèles compagnons.
Après d'interminables négociations, Lyana finit par céder à contrecœur.
— Très bien, mais tu vas me faire le plaisir de porter un pull parce qu'il fait frais dehors. Deuxièmement, on prend la voiture. Et enfin, tu restes à une place fixe. Marché conclu ?
— Marché conclu, maman, répondis-je en souriant.
Je m'empressai d'enfiler un pull, comme elle me l'avait demandé. L'insufflateur en main, je descendis pour la rejoindre à la voiture, qu'elle démarra une fois que je fus installé.
— Dween ?
— Oui ?
— As-tu reçu des appels de ton père ces derniers temps ? demanda-t-elle, son visage exprimant une légère inquiétude à l'idée que mon père puisse perdre son emploi.
— Oui, il m'a demandé comment je me portais.
— Et ? Dween, dis-moi tout, s'il te plaît.
— Il rentre ce soir, mais il m'a dit de ne pas te le dire pour ne pas te stresser.
Elle hocha la tête en silence avant de se concentrer sur la route.
En arrivant au centre commercial, comme tous les samedis, c'était bondé. On ne savait plus où donner de la tête. Lyana s'empara d'un chariot avant de me prendre la main pour avancer dans la foule.
— Il y a un banc là-bas. Je vais m'y asseoir pour t'attendre.
— Fais attention à toi. Si tu as un problème, n'hésite pas à demander de l'aide, d'accord ?
— Je vais m'en sortir, ne t'en fais pas. Tu es juste à deux pas, Lyana, je reste là, je ne bouge pas, promis.
Elle partit tandis que je regardais les gens défiler à m'en donner le tournis. Une fille, chargée de courses, était accompagnée de son jeune frère qui ne cessait de s'agiter autour d'elle. Finalement, il la fit trébucher, renversant ses achats.
— Raven ! Tu ne peux pas rester sage une seconde ? Regarde ce que tu m'as fait faire, je vais me taper la honte, le réprimandait-elle tout en ramassant ce qu'elle avait fait tomber.
Pour une raison que j'ignore, mes pas se dirigèrent vers eux, probablement pour leur prêter main forte. Une pomme roula jusqu'à mes pieds, je me penchai pour la ramasser, puis ramassai les autres alentours avant de les lui rendre.
— Merci, je suis désolée de vous avoir dérangé, dit-elle, visiblement gênée
— Ce n'est rien, je l'ai fait avec plaisir. Comment tu t'appelles, bonhomme ? demandai-je au petit garçon.
— Raven, dis bonjour, lui souffla sa sœur.
Il se détacha de la jambe de sa sœur et s'approcha de moi, mais au lieu de me saluer, il posa sa main curieuse sur mon insufflateur.
— C'est quoi, monsieur ? demanda-t-il en fronçant les sourcils.
— Raven ! Excusez-le, il est encore petit et...
— Ne vous en faites pas, c'est normal à son âge. C'est un insufflateur, il m'aide à mieux respirer.
— Pourquoi ? Vous ne pouvez pas respirer comme nous ? demanda-t-il en appuyant sur la boule qui diffusait l'air.
— Ne touche pas, ce n'est pas un jouet, le gronda gentiment sa sœur. Désolée, mais nous devons y aller. Dis au revoir, Raven.
— Quand une pomme tombe aux pieds des jolies âmes, on a droit à une nouvelle vie, dit-il avant de partir avec sa sœur.
— Qu'est-ce que ça veut dire ? me demandai-je à voix haute.
— Dween, qu'est-ce que tu fais là ? Je t'avais dit de ne pas bouger, lança Lyana en revenant.
— Je voulais juste aider quelqu'un à ramasser ses courses, expliquai-je en haussant les épaules.
— Crois-moi, si tu n'aides personne, ils ne t'en voudront pas. Viens, on rentre.
— C'est bon, pas besoin d'en faire tout un plat. Je suis désolé.
Elle soupira longuement, visiblement à bout de nerfs. Ce n'était pas sa faute ; elle était simplement à fleur de peau à cause de l'absence prolongée de mon père. Nous prîmes la route rapidement pour éviter les bouchons qui allaient bientôt se former à l'heure de pointe.
En arrivant à la maison, je l'aidais à ranger les courses, mais soudain, je sentis mon cœur s'emballer. Ce n'était pas inhabituel, mais lorsque je vis le visage inquiet de mon père, qui venait d'arriver, et que Lyana criait mon prénom, je compris que quelque chose n'allait pas. J'étais déjà à terre, leurs visages affolés étaient tout ce que je percevais avant que Lyana n'ordonne à mon père d'appeler une ambulance.
Quelques heures plus tard...
J'ouvris péniblement les yeux, aveuglé par la lumière. La main de Lyana était dans la mienne, mais elle dormait. Mon père, Ethan Macfield, s'approcha de moi. Cet homme à la carrure imposante était à la fois une figure rassurante et une source d'inquiétude.
— Comment tu te sens ? demanda-t-il doucement.
Le masque à oxygène étouffait ma voix, mais je réussis à répondre :
— Je vais bien. Je ne voulais pas vous faire peur.
—Je sais, Dween... J'ai une bonne et deux mauvaises nouvelles. Tu veux que je commence par laquelle ? » demanda-t-il, la voix teintée d'une douceur feutrée.
—Les mauvaises nouvelle, s'il te plaît, répondis-je en soupirant légèrement, devinant déjà ce qui allait suivre.
Mon père prit une grande inspiration, comme s'il devait rassembler tout son courage avant de poursuivre.
—D'après le médecin, tu n'as qu'une simple grippe. Mais cette grippe affaiblit ton système immunitaire, déjà fragile à cause de tes problèmes respiratoires. Il faut que tu te rétablisses vite, sinon cela pourrait empirer...
Je ne réagis pas, m'attendant déjà à cette première vérité amère. Mon père baissa les yeux avant d'ajouter, presque à contrecœur :
—La deuxième mauvaise nouvelle, c'est que je vais devoir vous laisser pendant deux mois. J'ai eu une promotion... Je ne suis donc pas licencié, mais pour valider ce nouveau poste, je dois accomplir une mission à l'étranger.
Une douleur sourde traversa mon cœur à ces mots. La promotion pour lui, la solitude pour nous.
—Pourquoi es-tu obligé de partir alors ?, demandai-je, luttant pour garder ma voix stable.
— Pour valider ma promotion, je dois accomplir cette mission, Dween... Je suis vraiment désolé de vous laisser seuls une nouvelle fois. Mais je te promets qu'après ça, je serai toujours là, à chaque fois que vous aurez besoin de moi.
Je sentais la sincérité dans sa voix, mais aussi la lassitude. Les responsabilités l'écrasaient.
—Je sais que les finances sont compliquées en ce moment et que tu es le seul à subvenir à nos besoins. Alors, si tu dois partir, fais-le , dis-je, résigné.
Il esquissa un sourire triste.
-- Je suis désolé, fiston...
—Ce n'est pas grave.
D'ailleurs, Lyana avait préparé un repas spécialement pour ton retour. Ce serait dommage de ne pas le déguster ensemble, non ?
—Tu as raison. répondit-il, un éclat de gratitude dans le regard. De plus, je meurs de faim.
Un silence doux s'installa avant que je ne l'interrompe
—Papa ?
—Oui, qu'est-ce que tu veux, Dween ?
Il se redressa légèrement, méfiant, comme s'il anticipait déjà une demande délicate.
—J'aimerais commencer ma première année à l'université.
La phrase fusa de ma bouche, le laissant sans voix. Son souffle se suspendit un instant, trahissant son désarroi.
Il balbutia :
—Je... je ne sais pas...
Je me doutais que ma demande était risquée.
—Tu n'as pas besoin de me répondre tout de suite. Réfléchis-y.
Mon père acquiesça, le regard perdu, cherchant peut-être la réponse dans ses propres pensées.
—Je vais en discuter avec Lyana avant de partir. C'est elle qui prend le plus soin de toi, alors la décision finale lui reviendra.
—Entendu, murmurai-je. Je ne veux plus suivre les cours à domicile. Je veux retrouver ma vie d'avant. Autant vivre pleinement les années qu'il me reste.
Le visage de mon père se crispa.
—Ne parle pas ainsi, Dween. Je sais que c'est dur, mais on ne doit pas précipiter les choses...
—Ma mort, tu veux dire ?
Sa mâchoire se serra.
—S'il te plaît, ne complique pas les choses. Tout est déjà suffisamment complexe.
Je détournai les yeux, ravalant les émotions qui menaçaient de me submerger.
—Désolé. On rentre maintenant ?
-Oui, dit-il, épuisé. Je vais réveiller Lyana. Il se fait tard et je déteste prendre la route à cette heure, tu le sais bien. Mais tu n'aimes pas les hôpitaux, malgré tout ce que tu y as enduré... Alors, on rentre.
Mon père était de ces hommes qui croient que l'argent peut tout arranger. Toujours absent, il pensait qu'aussi longtemps qu'il y aurait de l'argent, on pourrait survivre à tout. Mais lorsque ma maladie a été diagnostiquée, il s'est effondré. Il ne s'attendait pas à ça. Pour lui, j'étais en parfaite santé, invulnérable même, à cause de mon mode de vie exemplaire. Moi aussi, j'avais été surpris. Mais une maladie reste une maladie, peu importe à quel point tu prends soin de toi.
Le médecin finit par signer les papiers de ma sortie, tandis que Lyana m'aidait à me lever en mettant de côté mon insufflateur. Une fois dehors, la voiture de mon père nous attendait sous la neige qui tombait en silence, recouvrant tout d'un voile blanc.
Sur le chemin du retour, épuisé, je laissai ma tête reposer contre la vitre froide. Soudain, une silhouette indistincte attira mon attention à l'extérieur. Un inconnu, mais son visage m'échappait. Était-ce un rêve éveillé ou la réalité se jouant de moi ?
Lyana interrompit mes pensées
—Comment tu te sens ? »
—Ne t'inquiète pas, je vais mieux maintenant. Et toi ? J'ai remarqué que tu es épuisée ces derniers temps. Tu devrais te reposer, tu te surmènes trop.
Elle sourit, mais son regard trahissait la fatigue.
—Ne t'en fais pas pour moi. Quelqu'un doit bien s'occuper de la maison.
Mon père nous observait à travers le rétroviseur, une ombre de tristesse dans les yeux. Il finit par se garer devant la maison. Le silence régnait, pesant comme une couverture étouffante.
—Dween, ne reste pas là, tu vas attraper froid. Allez, viens.
Je secouai la tête pour chasser mes pensées et entrai à l'intérieur. Lyana, déjà en cuisine, s'activait avec empressement, impatiente de faire goûter à mon père le plat préparé pour l'occasion.
Peu après, nous étions tous à table. L'atmosphère était douce, presque apaisée, jusqu'à ce que mon père annonce son départ à Lyana.
—Tu pars quand ? Et pourquoi tu ne m'en as parlé que maintenant ?
Sa voix trahissait une pointe de tristesse, mais sans grande surprise. Après tout, les voyages de mon père étaient fréquents.
—Je pars dans une semaine. Je ne t'en ai rien dit parce que je viens tout juste de l'apprendre moi-même. Je pensais vraiment que j'allais être licencié...
Lyana resta silencieuse, tandis que mon père lui demandait pardon une énième fois.
—Je te promets qu'après mon retour, tout sera fini. Je travaillerai sur place, et je serai enfin près de vous.
Le silence se fit lourd, comme un manteau pesant sur nos épaules. Puis, après une éternité, Lyana finit par briser son mutisme.
—Je suis enceinte, Ethan.