L’escarboucle bleue-2

3940 Words
– Vous êtes, je pense, M. Henry Baker, dit-il, avec ce naturel et cette gaîté qu’il se donnait si facilement. Prenez, je vous prie, cette chaise, là, près du feu, monsieur Baker, il fait froid et je remarque que vous n’êtes pas vêtu très chaudement. Ah ! Watson, vous êtes venu au bon moment. Est-ce bien votre chapeau, monsieur Baker ? – Oui, monsieur, c’est certainement mon chapeau. Notre interlocuteur était un homme vigoureux, carré d’épaules, avec une tête massive et une figure large et intelligente, s’amincissant vers le menton que terminait une barbe en pointe, d’un châtain grisonnant. Son nez et ses joues légèrement rouges, un léger tremblement de la main me prouvaient que les soupçons de Holmes, quant à ses habitudes, étaient fort justifiés. Sa redingote d’un noir rouge était boutonnée jusqu’au cou, le col relevé, et, sur les poignets amaigris de notre héros, il n’y avait pas apparence de linge ou de manchettes. La parole de cet homme était lente et saccadée, mais les expressions choisies prouvaient qu’il avait de l’instruction et que, si son apparence était aussi misérable, c’est qu’il avait subi des revers de fortune. – Nous avons gardé ces objets quelques jours, dit Holmes parce que nous espérions trouver dans les journaux, une annonce de vous nous donnant votre adresse. Je ne puis comprendre pourquoi vous n’avez pas pris ce moyen. Notre visiteur sourit un peu honteusement. – Je suis obligé d’économiser beaucoup maintenant, répondit-il. Je ne doutais pas que la troupe de polissons qui m’a assailli n’eût emporté chapeau et volaille. Je ne voulais pas risquer d’argent dans une tentative peut-être infructueuse. – Très sensé. À propos de cette volaille, nous avons été obligés de la manger. – De la manger ! Notre visiteur, dans son agitation, se leva de son siège. – Oui, elle n’aurait profité à personne si nous n’avions pas pris ce parti. Mais en voici une autre, sur le dressoir, qui est à peu près du même poids et parfaitement fraîche, je présume qu’elle remplira le même but. – Oh ! certainement, certainement, répondit M. Baker avec un soupir de soulagement. – Naturellement nous avons encore les plumes, les pattes, le cou, etc., de votre volaille, de sorte que si vous voulez… L’homme éclata d’un rire franc. – Ce seraient des souvenirs de mon aventure, dit-il, mais à part cela, je ne vois pas trop en quoi les disjecta membra de mon oie pourraient m’être utiles. Non, monsieur, je crois qu’avec votre permission, je me contenterai de la belle pièce que j’aperçois sur le dressoir. Sherlock Holmes me jeta un coup d’œil d’intelligence en haussant légèrement les épaules. – Alors voici votre chapeau et votre oiseau, dit-il. À propos, vous serait-il égal de me dire où vous aviez acheté l’autre oie ? Je suis quelque peu amateur de volailles et j’en ai rarement vu une plus grasse. – Certainement, monsieur, dit Baker qui s’était levé et avait mis sous son bras l’objet retrouvé. Nous sommes, mes amis et moi, des habitués du cabaret de l’Alpha, près du Museum, où nous nous réfugions dans la journée. Cette année-ci, notre bon cabaretier Windigate institua un comité de l’oie de Noël, dont le but est de procurer à chacun de ses membres une oie, le 25 décembre, moyennant une petite cotisation hebdomadaire. J’ai payé ma part régulièrement, vous savez le reste. Je vous suis très reconnaissant, monsieur, de me rendre mon chapeau, car ma toque écossaise ne convient ni à mon âge ni à ma dignité. Et avec un pompeux comique, il nous salua gravement et prit congé de nous. – Ceci est à l’avantage de M. Henry Baker, dit Holmes, lorsque notre visiteur eut fermé la porte derrière lui. Il est parfaitement certain qu’il n’est pour rien dans cette affaire. Avez-vous faim, Watson ? – Pas particulièrement. – Alors je vous propose de substituer un souper au dîner et de suivre cette piste pendant qu’elle est encore chaude. – Avec plaisir. Il faisait très froid ; nous revêtîmes des ulsters et des cache-nez. Les étoiles brillaient avec éclat dans un ciel pur, et l’haleine des passants formait de petits nuages comme ceux de la poudre. Nos chaussures craquaient et nos pas résonnaient, tandis que nous traversions le quartier du docteur, c’est-à-dire Wimpole street, Harley street et enfin Wigmore street qui nous amena tout droit dans Oxford street. En un quart d’heure, nous eûmes atteint, dans le quartier de Blooms-bury, le cabaret de l’Alpha, situé au coin d’une des rues qui mènent à Holborn. Holmes poussa la porte du bar privé, et s’adressant à un individu en tablier blanc, à la face rubiconde, le cabaretier sans aucun doute, il lui commanda deux bocks. – Votre bière doit être excellente si elle est aussi bonne que vos oies, lui dit-il. – Mes oies ? – Oui, je causais, il y a précisément une demi-heure, avec M. Henry Baker qui est un membre de votre comité de Noël. – Ah ! j’y suis. Mais voyez-vous, monsieur, ce ne sont pas nos oies. – Vraiment ! de chez qui viennent-elles alors ? – Eh bien ! je les ai achetées à un marchand qui demeure à Covent-Garden. – Vraiment, j’en connais quelques-uns de ce quartier, lequel est-ce ? – Il s’appelle Breckinridge. – Ah ! celui-là m’est inconnu, répondit Holmes. À votre santé et je souhaite la prospérité à votre maison. Bonsoir ! – En route pour chez Breckinridge, continua-t-il, en boutonnant son paletot, car la bise pinçait. – Remarquez, Watson, que notre aventure avec une oie à la clef peut se terminer par une condamnation à sept ans de travaux forcés, à moins que nous ne puissions prouver l’innocence de l’inculpé. Il est possible que notre enquête pèse lourdement contre lui, mais nous sommes plus avancés que la police car nous avons une donnée certaine que le plus grand des hasards nous a procurée. Suivons donc cette piste jusqu’au bout et marchons sous le vent. Nous traversâmes Holborn, puis, ayant longé Endell street et un dédale de rues du bas quartier, nous arrivâmes au marché de Covent-Garden. Une des échoppes les plus en vue portait le nom de Breckinridge ; et le propriétaire, un homme à la figure intelligente, ornée de longs favoris, avait l’aspect d’un homme de cheval. Au moment où nous l’abordâmes, il aidait un jeune garçon à fermer la boutique. – Bonsoir ! Il fait bien froid en ce moment, dit Holmes. Le marchand opina de la tête et jeta un coup d’œil interrogateur sur mon compagnon. – Vous n’avez plus d’oies à vendre, ce me semble, continua Holmes, montrant le comptoir de marbre, absolument dépourvu de marchandise. – Je vous en procurerai cinq cents demain matin, si vous voulez. – Ce n’est pas ce que je demande. – Tenez, si vous en désirez tout de suite, il y en a là-bas dans cette boutique éclairée par un bec de gaz. – C’est qu’on m’avait spécialement recommandé de m’adresser à vous. – Qui donc vous a parlé de moi ? – Le cabaretier de l’« Alpha ». – Oh ! oui, je lui ai fourni environ deux douzaines d’oies. – C’étaient de belles pièces. D’où les tiriez-vous ? À ma grande surprise cette question provoqua une explosion de colère chez le marchand. – Allons, m’sieur, dit-il, avec sa tête penchée de côté et les poings sur les hanches, où voulez-vous en venir ? Pas de détours. – C’est assez clair. Je désire savoir qui vous a vendu les oies que vous avez fournies à l’Alpha. – Eh bien ! je ne vous le dirai pas, là. – Oh ! cela m’est égal, mais je ne vois pas pourquoi vous vous irritez pour une telle bagatelle ? – Irrité ! vous le seriez tout autant si vous étiez embêté comme moi. Quand j’achète une denrée avec de bon argent comptant, il ne devrait plus en être question. Mais ce ne sont plus que : « Où sont les oies ? à qui avez-vous vendu vos oies ? et que valent vos oies ? » Le public est si occupé de ces oies qu’on croirait, ma parole, qu’il n’en existe pas d’autres au monde. – Eh bien ! moi je n’ai aucune relation avec les gens qui ont pu faire une enquête, dit Holmes avec indifférence. Si vous ne voulez pas me répondre, le pari est manqué. Mais je suis toujours prêt à soutenir mon opinion en matière de volailles et j’ai parié cinq francs que cette oie avait été élevée à la campagne. – Eh bien ! monsieur, vous avez perdu votre pari, car elle a été élevée à la ville, dit notre marchand d’un ton bourru. – Je n’en crois pas un mot. – Vous avez tort. – Vous ne me convaincrez pas. – Croyez-vous donc que vous en sachiez plus long que moi sur un commerce que je fais depuis mon enfance ? Je vous dis que les oies vendues à l’« Alpha » ont été élevées à la ville. – Vous ne me persuaderez jamais. – Voulez-vous parier alors ? – C’est vous prendre votre argent dans votre poche, car je sais ce que je dis et je suis sûr d’avoir raison ; mais je parierais volontiers une livre, ne serait-ce que pour vous apprendre à ne pas être têtu. Le marchand ricana d’un air contraint. – Apportez-moi les livres, Bill, dit-il. Le jeune garçon apporta deux livres : un petit, très mince, et un autre plus volumineux, au dos graisseux ; il les étala sur le comptoir sous le bec de gaz. – Eh bien ! monsieur l’obstiné, dit le marchand, je croyais n’avoir plus d’oies dans ma boutique, mais dans un instant je vous prouverai qu’il y en a une devant moi. Vous voyez ce petit livre ? – Eh bien ! – Il renferme la liste des gens à qui j’achète mes volailles. Y êtes-vous ? Ensuite, sur cette page, il y a la liste des gens de la campagne et les numéros à la suite de leurs noms indiquent la page de leur compte sur le grand livre. Maintenant, vous voyez cette autre page écrite au crayon rouge ? C’est la liste de mes fournisseurs de la ville. Regardez le troisième nom, lisez-le tout haut, je vous prie. – Mrs Oakshott, 117, Brixton-road, 249, lut Holmes. – Parfaitement, reportez-vous maintenant au grand livre. Holmes ouvrit à la page indiquée. – Nous y voici. Mrs Oakshott, 117, Brixton-road, fournisseur d’œufs et de volailles. – Quelle est la dernière fourniture ? – 22 décembre. Vingt-quatre oies à sept shillings six pence. – Parfaitement, vous y êtes ; et en dessous ? – Vendues à M. Windigate de l’Alpha, à douze shillings. – Qu’avez-vous à dire maintenant ? Sherlock Holmes avait l’air très profondément chagrin. Il tira une livre de sa poche et la jeta sur la table de marbre, en se retirant de l’air d’un homme trop furieux pour parler. À quelques mètres plus loin il s’arrêta sous un réverbère pour rire tout à son aise mais silencieusement, selon son habitude. – Lorsque vous rencontrerez un homme avec cette coupe de favoris et dans sa poche un grand mouchoir à carreaux, vous pouvez toujours en tirer ce que vous voulez au moyen d’un pari, me dit-il. Je suis persuadé que si j’avais mis cent livres sous les yeux de cet homme, il ne m’aurait pas donné de renseignements aussi complets que ceux que je lui ai arrachés lorsqu’il a cru faire une gageure. Eh bien ! maintenant, Watson, je crois que nous approchons de la fin de notre enquête et le seul point qui reste à déterminer est si nous devons aller chez cette Mme Oakshott ce soir ou si nous devons réserver cette visite pour demain. Il est clair, d’après ce maussade individu, que d’autres gens s’intéressent à cette affaire et je voudrais… Sa réflexion fut subitement interrompue par un grand vacarme partant de la boutique que nous venions de quitter. Nous étant retournés, nous vîmes le spectacle suivant : Breckinridge encadré par la porte montrait furieusement le poing à un individu petit de taille et dont la figure de fouine était mal éclairée par la lumière jaunâtre de la lampe suspendue. Breckinridge, encadré par la porte, montrait furieusement le poing…– Je suis excédé de vous et de vos oies, cria-t-il. Allez au diable ! Et si vous continuez à m’embêter, je mettrai mon chien à vos trousses. Amenez donc ici Mme Oakshott et je saurai lui répondre ; mais en quoi cela vous regarde-t-il après tout ? Est-ce à vous que j’ai acheté les oies ? – Non, mais il y en avait une qui m’appartenait tout de même, gémit le petit homme. – Eh bien ! réclamez-la à Mme Oakshott. – Elle m’a dit de vous la demander. – Eh bien ! demandez-la au roi de Prusse, pour ce que je m’en fiche. J’en ai assez. Filez. Et il s’avança furieux vers son interlocuteur, qui disparut dans l’obscurité. – Ho ! Ho ! ceci peut nous éviter une visite à Brixton-road, murmura Holmes. Suivez-moi, et nous allons voir ce qu’il y a à tirer de cet individu. Se faufilant à grands pas à travers les groupes de flâneurs, mon compagnon rejoignit vite le petit homme et le toucha à l’épaule. Celui-ci pivota rapidement sur lui-même et je remarquai qu’il était devenu blême. – Qui êtes-vous donc, et que voulez-vous ? demanda-t-il d’une voix tremblante. – Vous m’excuserez, dit Holmes mielleusement, mais je n’ai pu m’empêcher d’entendre les questions que vous avez faites tout à l’heure au marchand d’oies. Je crois pouvoir vous renseigner. – Vous ! Qui êtes-vous, et comment pouvez-vous savoir quoi que ce soit de cette affaire ? – Je m’appelle Sherlock Holmes et si je sais ce que d’autres ignorent, cela ne vous regarde pas. – Mais vous ne savez rien de ceci. – Excusez-moi, je sais tout. Vous cherchez à retrouver ce que sont devenues quelques oies vendues, par Mme Oakshott, de Brixton-road, à un marchand nommé Breckinridge, par lui ensuite à M. Windigate, de l’Alpha, et par lui, à son tour, au comité dont fait partie M. Henry Baker. – Oh ! monsieur ! vous êtes précisément l’individu que je cherche, s’écria le petit homme, en agitant fiévreusement les mains. Je ne puis vous dire combien cette affaire me tient à cœur. Sherlock Holmes héla un fiacre qui passait. – Dans ce cas nous ferons mieux de discuter dans une bonne pièce confortable, plutôt que dans ce marché ouvert à tous les vents, objecta Sherlock Holmes. Mais je vous en prie, dites-moi, avant d’aller plus loin, qui j’ai le plaisir de renseigner. L’homme hésita un instant. – Je m’appelle John Robinson, répondit-il en jetant un regard de côté. – Non, non, votre vrai nom, dit Holmes aimablement. C’est toujours gênant de s’occuper d’une affaire sous un faux nom. Le sang afflua aux joues blafardes de l’étranger. – Eh bien ! alors, dit-il, mon vrai nom est James Ryder. – Précisément, premier maître d’hôtel à l’hôtel Cosmopolitain. Entrez dans le fiacre, je vous prie, et je vous dirai bientôt tout ce que vous désirez savoir. Le petit homme était là immobile, jetant des regards obliques à chacun de nous avec des yeux où on pouvait lire tour à tour l’effroi et l’espoir. Il me faisait l’effet de quelqu’un qui ne sait pas s’il doit s’attendre à une aubaine ou à une catastrophe. Il se décida enfin à monter dans le fiacre. Une demi-heure après, nous étions revenus dans le salon de Baker street. Nous n’avions pas proféré une parole pendant le trajet ; mais la respiration bruyante et courte de notre nouveau compagnon et la manière dont il croisait et décroisait ses mains, prouvaient combien ses nerfs étaient tendus. – Nous voici arrivés, dit Holmes gaiement, comme nous entrions dans le salon. Le feu est bien de saison aujourd’hui. Vous avez l’air gelé, monsieur Ryder. Je vous en prie, prenez ce siège d’osier. Je vais, si vous le permettez, mettre mes pantoufles avant de m’occuper de votre petite affaire. Allons, je suis à vous maintenant. Vous voulez savoir ce que sont devenues les oies ? – Oui, monsieur. – Ou plutôt, je suppose, cette oie. Je pense que vous vous intéressez à un de ces volatiles particulièrement, une oie blanche avec une ligne noire en travers de la queue. Ryder tremblait d’émotion. – Oh ! monsieur, cria-t-il, pouvez-vous me dire ce qu’elle est devenue ? – Je l’ai ici même. – Ici ? – Oui. C’était une oie des plus remarquables, du reste, et je ne m’étonne pas que vous vous intéressiez tout spécialement à elle. Elle a pondu, après sa mort, le plus joli, le plus étincelant petit œuf bleu qu’on ait jamais vu. Je l’ai déposé là dans mon musée. Notre visiteur chancela sur ses pieds et s’accrocha de la main droite à la cheminée. Holmes ouvrit son coffre-fort et exhiba l’escarboucle bleue qui brillait de mille feux éclatants. Ryder était là, debout, la figure contractée, fixant la pierre précieuse et ne sachant pas s’il devait la réclamer ou non. – C’est assez de comédie, Ryder, dit Holmes avec calme. Allons, redressez-vous ou vous allez tomber dans la cheminée. Aidez-le donc à se rasseoir, Watson. Il n’est pas encore assez corrompu pour commettre le crime impudemment. Donnez-lui donc quelques gouttes d’eau-de-vie pour le remonter. Bien. Maintenant il a l’air un peu plus homme. Vrai quel a*****n ! Notre héros était en effet sur le point de se trouver mal, mais l’eau-de-vie ramena un peu de couleur à ses joues et il s’assit, regardant son interlocuteur avec des yeux hagards. – Je tiens l’enchaînement de cette affaire et toutes les preuves à l’appui, de sorte qu’il vous reste peu de choses à m’apprendre, continua Holmes. Malgré cela, autant vaut que vous acheviez de m’éclaircir afin de rendre mon enquête complète. Vous connaissiez, Ryder, l’existence de cette pierre bleue de la comtesse de Morcar ? – C’est Catherine Cusack qui m’en a parlé, dit-il d’une voix rauque. – Je comprends, la femme de chambre de la comtesse. Alors vous n’avez pas su résister à la tentation de faire fortune d’un seul coup et si facilement vous avez cela de commun, du reste, avec beaucoup de gens qui valent mieux que vous. Mais vous n’avez pas été très scrupuleux dans les moyens que vous avez employés. Il me semble, Ryder, qu’il y a en vous l’étoffe d’un parfait coquin. Vous saviez que ce plombier, Horner, avait été compromis déjà dans une affaire de ce genre et que les soupçons se porteraient plus facilement sur lui. Qu’avez-vous fait alors ? Vous avez détérioré quelque chose dans la chambre de la dame, vous et votre complice Cusack, et vous vous êtes arrangés pour qu’on envoyât chercher précisément cet homme. Puis, lorsqu’il a été parti, vous avez dévalisé la boîte à bijoux ; vous avez ensuite donné l’éveil et fait arrêter ce malheureux. Alors… vous avez… Ryder se jeta subitement par terre et saisissant les genoux de mon camarade : – Pour l’amour de Dieu, ayez pitié de moi ! cria-t-il. Pensez à mon père, à ma mère. Cela leur briserait le cœur. Je n’ai encore jamais fait de mal. Je vous jure de ne pas recommencer. Je le jure sur la Bible. Je vous en supplie, ne me traduisez pas devant les tribunaux. Pour l’amour du Christ, ne le faites pas. – Rasseyez-vous, dit Holmes sévèrement. Il vous sied de faire tout à coup le chien couchant et de ramper, lorsque vous n’avez pas eu une pensée pour ce pauvre Horner qui est au banc des accusés pour un crime dont il n’est nullement coupable. – Je fuirai, monsieur Holmes. Je quitterai le pays. Alors l’accusation portée contre lui tombera d’elle-même. – Hum ! nous en reparlerons. Et maintenant je veux entendre le récit vrai du fait suivant : comment la pierre a-t-elle été avalée par une oie ? et comment cette oie a-t-elle été apportée au marché ? Dites la vérité, c’est votre seule planche de salut. Ryder passa sa langue sur ses lèvres desséchées. – Je vais vous raconter la chose telle qu’elle s’est passée, monsieur, dit-il. Lorsque Horner eut été arrêté, il me sembla préférable de me débarrasser de la pierre sur l’heure, car je ne savais pas à quel moment la police aurait l’idée de faire une enquête sur moi et dans ma chambre. Il n’y avait aucun endroit sûr dans l’hôtel. Je sortis sous prétexte de faire une commission et j’allai chez ma sœur. Elle a épousé un homme nommé Oakshott et demeure à Brixton-road où elle engraisse des oies pour les vendre au marché. Tout le long du chemin, les hommes que je rencontrais me semblaient être des agents de police ou des détectives et, quoique la nuit fût froide, les gouttes de sueur perlaient sur mon front. Ma sœur me demanda pourquoi j’étais si pâle ; je lui dis que j’avais été bouleversé par un vol de bijoux à l’hôtel. Puis j’allai dans la cour derrière la maison et, tout en fumant une pipe, je cherchai à quel parti m’arrêter. J’ai eu autrefois pour ami un nommé Maudsley qui a mal tourné depuis, et qui vient de faire de la prison à Pentonville. Je l’avais rencontré un jour et nous avions parlé par hasard des trucs des filous et de la manière dont ils savent se débarrasser de ce qu’ils ont volé. Je savais que je pouvais avoir confiance en lui, car j’étais au courant d’une ou deux de ses histoires ; je me décidai donc à aller le trouver chez lui, à Hilburn, et à lui demander conseil, convaincu qu’il me dirait le moyen de faire de l’argent avec ce bijou précieux. Mais comment arriver chez lui sans encombre ? Car enfin j’avais sué sang et eau pour venir de l’hôtel chez ma sœur. À tout instant je pouvais être pris par la police et fouillé. Or la pierre se trouvait dans la poche de mon gilet ! J’en étais à ce moment de mes réflexions, appuyé contre le mur et regardant distraitement les oies qui se dandinaient autour de moi, lorsqu’il me vint une idée qui devait me permettre de damer le pion au meilleur détective. Ma sœur m’avait dit quelques semaines auparavant que je pouvais me choisir une oie, pour Noël, parmi les siennes, et je savais qu’elle tenait toujours parole. Je n’avais donc qu’à prendre mon oie maintenant et en lui faisant avaler ma pierre, je pourrais me transporter sans danger à Hilburn. Il y avait un petit abri dans la cour, derrière lequel j’emmenai un des volatiles que j’avais choisi parmi les plus gros. Il était blanc avec une queue traversée d’une raie noire. Je le saisis et lui ouvrant le bec je lui introduisis la pierre dans le gosier, aussi loin que mon doigt put atteindre. L’oiseau eut un soubresaut et je sentis la pierre qui descendait dans son jabot ; mais à ce moment l’animal se mit à battre des ailes et ma sœur, attirée par le bruit, arriva dans la cour. Je me retournai pour lui parler, et pendant ce temps-là l’oie m’échappa et se mêla aux autres. Et je sentis la pierre qui descendait dans son jabot.« Qu’est-ce que tu faisais donc à cette bête, Jacques ? dit-elle. – Ne m’as-tu pas promis une oie pour Noël ? Je les palpais pour tâcher de choisir la plus grosse. – Oh ! répondit-elle, nous avons mis la tienne de côté ; nous l’appelons l’oiseau de Jacques. C’est la grosse blanche que tu vois là-bas. Il y en a vingt-six : une pour toi, une pour nous et deux douzaines pour le marché. – Merci, Maggie, lui dis-je, mais si cela ne tenait rien, j’aimerais mieux avoir celle que je tenais tout à l’heure. – L’autre pèse au moins trois livres de plus, nous l’avons engraissée exprès pour toi. – Peu importe, je veux l’autre et je désire l’emporter maintenant, dis-je. – À ton aise, répliqua-t-elle avec humeur. Laquelle veux-tu, alors ? – Cette blanche qui a la queue traversée d’une barre et qui est là au milieu du troupeau. – Oh ! très bien, tue-la et emporte-la. » Je ne me fis pas prier, monsieur Holmes, et j’emportai l’oiseau à Hilburn. Je racontai à mon complice ce que j’avais fait, car il était homme à écouter avec intérêt une histoire comme celle-là. Il en rit à en pleurer ; nous prîmes un couteau et nous ouvrîmes l’oie. Mais mon sang se figea dans mes veines, lorsque je ne trouvai pas trace de pierre dans l’intérieur de l’animal. J’avais donc commis une terrible erreur. Je retournai au plus vite chez ma sœur et je me précipitai dans l’arrière-cour. Il ne restait plus une seule oie ! « Où ont-elles donc passé, Maggie ? m’écriai-je. – Elles sont chez le marchand. – Quel marchand ? – Breckinridge, de Covent Garden. – Mais y en avait-il une autre avec la queue barrée ? – Oui, Jacques, et je n’ai jamais pu les distinguer l’une de l’autre. » Alors je compris tout et je courus, aussi vite que mes pieds purent me porter, chez ce Brickinridge ; mais il avait tout vendu en bloc et il refusait de me dire à qui. Vous l’avez entendu vous-même, ce soir. Eh bien ! il m’a toujours répondu aussi aimablement. Ma sœur pense que je deviens fou. Quelquefois, je le crois aussi moi-même. Et maintenant me voilà un voleur qualifié sans avoir même joui de la fortune à laquelle j’ai sacrifié mon honneur. Dieu ait pitié de moi ! » Il éclata en sanglots et cacha son visage dans ses mains. Un long silence suivit ce récit, silence coupé seulement par la respiration haletante de notre interlocuteur et le tapotement régulier des doigts de Holmes sur le bord de la table. Puis, mon ami se leva et ouvrit la porte. – Sortez, dit-il. – Quoi, monsieur ? Que le ciel vous bénisse ! – Plus un mot. Sortez. Il n’y eut pas une parole : un bond, une dégringolade, une porte se fermant violemment, des pas rapides ; puis, tout rentra dans le silence. – Après tout, Watson, dit Holmes, en prenant sa pipe de terre, je ne suis pas engagé par la police pour suppléer à son insuffisance. Si Horner était en danger, ce serait une autre affaire, mais cet individu ne se présentera pas contre lui, et l’accusation doit tomber d’elle-même. Et en supposant que je favorise un criminel, je sauve peut-être une âme. Cet homme ne commettra plus de vol. Il a eu trop peur. S’il était condamné au bagne maintenant, il deviendrait un gibier de potence plus tard. De plus, c’est la saison du pardon. Le hasard a mis sur notre route un problème des plus singuliers et des plus capricieux, et le seul fait de l’avoir résolu est une satisfaction. Si vous voulez avoir la bonté de sonner, docteur, nous allons commencer une nouvelle investigation dans laquelle un oiseau figure aussi comme agent principal.
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