Chapitre 2

3153 Words
Le capitaine Weston, libre de toute attache, jugea qu’un changement de vie complet s’imposait : il donna sa démission et ses frères, avantageusement établis à Londres, lui facilitèrent l’accès des affaires. Ses occupations n’étaient pas très absorbantes et il venait souvent à Highbury où il avait conservé une petite maison ; entre son travail et les distractions du monde, les dix-huit années qui suivirent s’écoulèrent agréablement pour lui. Au bout de ce temps sa fortune s’était suffisamment accrue pour lui permettre d’acheter une propriété assez importante, qu’il avait toujours désirée, et d’épouser une femme sans dot. Mlle Taylor occupait, depuis plus de deux ans, une place prépondérante dans les projets de M. Weston, mais celui-ci n’étant plus sujet aux impulsions de la jeunesse avait résolu d’attendre pour se marier de s’être rendu acquéreur de Randalls, dont, à deux reprises, la vente avait été différée. Finalement toutes les conditions se trouvèrent remplies : il put acheter la maison et obtint sans difficulté la main de la femme qu’il aimait. Il ne devait de compte à personne : Frank en effet, élevé tacitement comme l’héritier de son oncle, en était devenu de plus le fils adoptif et avait pris le nom de Churchill au moment de sa majorité ; il n’aurait, selon toute probabilité, jamais besoin de l’aide de son père. M. Weston voyait son fils une fois par an à Londres et le portrait extrêmement flatteur qu’il en traçait à son retour avait gagné au jeune homme les suffrages des habitants d’Highbury. M. Frank Churchill était donc une des gloires du pays et l’objet de la curiosité générale, laquelle du reste n’était pas payée de retour, car il n’avait jamais paru à Highbury. Au moment du mariage de M. Weston, le jeune homme se contenta d’écrire à sa belle-mère. Pendant plusieurs jours, ce fut le thème favori des conversations à l’heure du thé chez Mme Bates et chez Mme Cole : « Vous avez certainement entendu parler de la belle lettre que M. Frank Churchill a adressée à Mme Weston ? » Celle-ci, déjà prévenue en faveur du jeune homme, fut touchée de cette preuve de déférence qui venait fortifier ses légitimes espoirs de bonheur. Elle se considérait, en effet, comme très favorisée de la fortune, ayant assez d’expérience pour apprécier à leur valeur les avantages multiples de son mariage ; la séparation d’avec ses amis Woodhouse était, en effet, l’unique inconvénient de cette union, encore se trouvait-il fort atténué par le voisinage si proche et les dispositions conciliantes de M. Weston. Le bonheur de Mme Weston était si manifeste qu’Emma, malgré sa connaissance du caractère de son père, ne pouvait entendre sans surprise celui-ci parler de « cette pauvre Mlle Taylor » au retour d’une visite à Randalls, où ils la laissaient entourée de tout le confort possible. Quand au contraire, Mme Weston venait à Hartfield, au moment où elle montait en voiture, accompagnée de son aimable mari, pour rentrer chez elle, M. Woodhouse observait invariablement : « Pauvre Mlle Taylor ! Je suis sûr qu’elle resterait bien volontiers. » Néanmoins au bout de quelque temps M. Woodhouse surmonta son chagrin ; ses voisins avaient épuisé leurs compliments et il n’avait plus l’ennui de s’entendre journellement féliciter d’un si lamentable événement. D’autre part l’imposant gâteau de noces était enfin fini ; cette pâtisserie symbolique lui avait causé bien des tourments : il était lui-même astreint à un régime sévère et il ne mettait pas en doute qu’un aliment nuisible pour lui, ne fût malsain pour les autres, en conséquence après avoir en vain essayé d’empêcher la confection d’un gâteau de ce genre, il n’avait cessé de s’opposer à ce qu’on y touchât, il prit la peine de consulter son médecin à ce sujet ; pressé de questions M. Perry fut contraint de se prononcer : « Ce pouvait être considéré comme indigeste pour la plupart des gens, peut-être même pour tout le monde, à moins pourtant qu’on en mangeât avec une extrême modération. » Fort de cette opinion, M. Woodhouse espérait influencer tous ceux qui viendraient rendre visite aux nouveaux mariés : malgré ses avis, le gâteau eut du succès et devint pour lui une cause continuelle d’énervement. Par la suite, le bruit courut dans Highbury que les enfants Perry avaient été vus avec une tranche du susdit gâteau à la main, mais M. Woodhouse ne voulut jamais y ajouter foi. M. Woodhouse aimait le monde à sa manière : il se plaisait à recevoir des visites. Installé à Hartfield depuis de longues années, disposant d’une fortune considérable, il était parvenu, avec l’aide de sa fille, à se former un petit noyau d’amis toujours prêts à accourir à son appel. Son horreur des grands dîners et des heures tardives ne lui permettait d’entretenir des relations qu’avec ceux qui consentaient à se plier à ses habitudes : il était rare qu’Emma ne réussît pas à lui trouver des partenaires pour sa partie quotidienne. Une réelle et ancienne affection amenait les Weston et M. Knightley ; quant à M. Elton, célibataire malgré lui, il saisissait avec plaisir l’occasion de quitter sa solitude pour aller passer sa soirée dans l’élégant milieu du salon de M. Woodhouse où l’accueillait le sourire de la ravissante maîtresse de maison. En seconde ligne, parmi les plus fréquemment invitées, venaient Mme Bates, Mlle Bates et Mme Goddard ; ces trois dames étaient toujours à la disposition de M. Woodhouse qui les faisait généralement prendre et reconduire en voiture ; ce dernier était si bien fait à l’idée de ces courses périodiques qu’il n’en redoutait plus les effets pour son cocher et ses chevaux. Mme Bates était la veuve de l’ancien vicaire de Highbury ; fort âgée, elle vivait avec sa fille unique sur un pied d’extrême simplicité, entourée de la considération générale. Mlle Bates, de son côté, jouissait d’une popularité qui étonnait au premier abord ; elle avait passé sa jeunesse sans être remarquée par personne et elle consacrait maintenant son âge mûr à soigner sa mère et à équilibrer leur mince budget ; pourtant c’était une femme heureuse et personne ne parlait d’elle sans bienveillance : sa propre bienveillance qu’elle étendait à tous avait fait ce miracle ; elle aimait tout le monde, s’intéressait au bonheur de chacun et découvrait des mérites à tous ceux qui l’approchaient. Elle se considérait comme favorisée de la fortune et comblée de bénédictions : n’avait-elle pas une mère parfaite ; d’excellents voisins, des amis dévoués et, chez elle, le nécessaire ? La simplicité et la gaieté de sa nature étaient un baume pour les autres et une mine de bonheur pour elle-même. Elle parlait avec abondance sur les questions les plus futiles ; ce tour d’esprit faisait fort exactement l’affaire de M. Woodhouse qui se complaisait dans un inoffensif bavardage. Mme Goddard dirigeait un pensionnat de jeunes filles, qui jouissait, à juste titre, d’une excellente réputation. C’était une femme de cœur, aimable et simple : elle n’oubliait pas que M. Woodhouse lui avait facilité ses débuts et elle quittait très volontiers son salon pour aller gagner ou perdre quelques pièces blanches au coin du feu d’Hartfield. Emma était enchantée de voir son père confortablement installé, mais le monotone entretien de ces dames ne rompait pas pour elle l’ennui des longues soirées. Peu après le mariage de Mme Weston, Emma reçut un matin une lettre de Mme Goddard lui demandant en termes respectueux l’autorisation d’amener avec elle, après le dîner, une de ses pensionnaires, Mlle Smith ; il s’agissait d’une jeune fille de dix-sept ans qu’Emma connaissait de vue et dont la beauté l’avait frappée. Elle répondit par une très aimable invitation. Harriet Smith était une enfant naturelle ; un anonyme l’avait placée plusieurs années auparavant en pension chez Mme Goddard et ce même anonyme venait de l’élever de la situation d’écolière à la dignité de demoiselle pensionnaire. C’est tout ce qu’on savait de son histoire. Elle ne possédait pas de relations en dehors des amis qu’elle s’était créés à Highbury ; elle venait précisément de faire un long séjour chez d’anciennes compagnes de pension. Emma appréciait particulièrement le genre de beauté de Mlle Smith : celle-ci était de petite taille, blonde, la figure pleine avec un beau teint, des yeux bleus, des cheveux ondés, des traits réguliers qu’animait une grande douceur d’expression. Avant la fin de la soirée, les manières de la nouvelle venue avaient également gagné l’approbation d’Emma qui prit la résolution de cultiver cette connaissance. La jeune invitée, sans être timide à l’excès, fit preuve d’un tact parfait ; elle se montra gracieusement reconnaissante d’avoir été admise à Hartfield et naïvement impressionnée de la supériorité ambiante. Emma estima que l’ensemble de ces grâces naturelles formait un trop bel ornement pour la société de second ordre d’Highbury. Assurément la jeune fille ne vivait pas dans un milieu digne d’elle ; les amis auxquels elle venait de rendre visite, bien qu’excellentes gens, ne pouvaient que la gâter. Emma connaissait les Martin de réputation : ceux-ci étaient, en effet, locataires d’une grande ferme appartenant à M. Knightley ; elle savait qu’il avait d’eux une excellente opinion, mais à son avis ils ne pouvaient pas devenir les amis intimes d’une jeune fille à laquelle il ne manquait, pour être parfaite, qu’un peu plus de savoir-vivre et d’élégance. La soirée parut courte à Emma et elle fut surprise en apercevant soudain la table du souper devant la cheminée ; ce fut de la meilleure grâce du monde qu’elle servit à ses invités les ris de veau et les huîtres cuites. Dans ces occasions, le pauvre M. Woodhouse passait par de cruelles alternatives : il était de nature très hospitalier mais, d’autre part, il désapprouvait les repas tardifs et, guidé par sa sollicitude pour la santé de ses hôtes, il les voyait avec regret faire honneur au menu ; lui-même se contentait d’une tasse de bouillie légère dont il vantait les avantages hygiéniques ; néanmoins, par politesse, il se croyait forcé de dire : « Mademoiselle Bates, permettez-moi de vous conseiller de prendre un de ces œufs ; un œuf cuit à point n’est pas malsain ; Serge fait cuire un œuf à la coque comme personne. Madame Bates, prenez un petit morceau de tarte, un très petit morceau ; ce sont des tartes aux pommes. Soyez tranquille : on ne vous servira pas de dangereuses conserves ; je ne vous propose pas de prendre du sucre candi. Mme Goddard, que dites-vous d’un demi-verre de vin coupé d’eau ? » Emma laissait parler son père, mais s’occupait de ses invitées d’une façon plus efficace. Ce soir-là, elle avait particulièrement à cœur de contenter tout le monde. Quant à Mlle Smith son bonheur fut complet ; Mlle Woodhouse était un si grand personnage à Highbury que la perspective de lui être présentée lui avait causé tout d’abord autant de crainte que de plaisir ; la reconnaissante créature partit ravie de l’affabilité avec laquelle Mlle Woodhouse lui avait serré la main au moment des adieux. Harriet Smith devint bientôt intime à Hartfield. Mettant sans tarder ses projets à exécution, Emma encouragea la jeune fille à venir souvent ; elle avait de suite compris combien il serait agréable d’avoir quelqu’un pour l’accompagner dans ses promenades, car M. Woodhouse ne dépassait jamais la grille du parc. Du reste, à mesure qu’Emma connaissait mieux Harriet, elle se sentait de plus en plus disposée à se l’attacher. Elle savait qu’elle ne pourrait jamais retrouver une amie comme Mme Weston : pour cette dernière elle éprouvait une affection faite de reconnaissance et d’estime ; pour Harriet, au contraire, son amitié serait une protection. Mlle Smith, assurément, n’était pas intelligente, mais elle avait une nature douce et était toute prête à se laisser guider ; elle montrait un goût, naturel pour la bonne compagnie et la véritable élégance. Emma chercha tout d’abord à découvrir qui étaient les parents d’Harriet, mais celle-ci ne put lui donner aucun éclaircissement à ce sujet et elle en fut réduite aux conjectures ; Harriet s’était contentée d’écouter et de croire ce que Mme Goddard avait bien voulu lui dire. La pension, les maîtresses, les élèves et les petits événements de chaque jour formaient le fond de la conversation d’Harriet ; les Martin d’Abbey Mill occupaient aussi beaucoup sa pensée ; elle venait de passer deux mois très agréables chez eux et aimait à décrire tous les conforts et les merveilles de l’endroit. Au début Emma écoutait tous ces détails sans arrière-pensée, mais quand elle se fut rendu compte de l’exacte composition de la famille : – le jeune M. Martin n’était pas marié – elle devina un danger et craignit de voir sa jeune amie accepter une alliance au-dessous d’elle. À la suite de cette révélation, ses questions se précisèrent et elle poussa Harriet à lui parler particulièrement de M. Martin ; Harriet du reste s’étendait avec complaisance sur ce sujet : elle disait la part que prenait le jeune homme à leurs promenades au clair de lune et à leurs jeux du soir ; elle insistait sur son caractère obligeant : « Un jour il a fait une lieue pour aller chercher des noix dont j’avais exprimé le désir. Une autre fois j’ai eu la surprise d’entendre le fils de son berger chanter en mon honneur. Il aime beaucoup le chant et lui-même a une jolie voix. Il est intelligent et je crois qu’il comprend tout. Il possède un très-beau troupeau de moutons et pendant mon séjour chez eux il a reçu de nombreuses demandes pour sa laine. Il jouit de l’estime générale ; sa mère et sa sœur l’aiment beaucoup. Mme Martin m’a dit un jour (elle rougissait à ce souvenir) qu’on ne pouvait être meilleur fils ; elle ne doute pas qu’il ne fasse un excellent mari ; « ce n’était pas » avait-elle ajouté « qu’elle désirât le voir se marier du moins pour le moment ». Après son départ, Mme Martin a eu la bonté d’envoyer à Mme Goddard une oie magnifique que nous avons mangée le dimanche suivant ; les trois surveillantes ont été invitées à dîner ». – Je ne pense pas que M. Martin se tienne au courant des questions étrangères à ses affaires : Il ne lit pas ? – Oh si !… Du moins je le crois… mais sans doute il ne lit pas ce que vous jugeriez intéressant ; il reçoit un journal d’agriculture et il y a quelques livres placés sur des rayons près de la fenêtre. Parfois, le soir, avant de jouer aux cartes, il nous lisait une page des « Morceaux choisis ». Il m’a parlé du « vicaire de Wakefield » ; il ne connaît pas la « Romance de la forêt » ni « les Enfants de l’Abbaye », mais il a l’intention de se procurer ces ouvrages. – Comment est-il physiquement ? – Il n’est pas beau ; au premier abord, je le trouvais même laid, mais j’ai changé d’avis ; on s’habitue très bien à sa physionomie. Ne l’avez-vous donc jamais vu ? Il vient assez souvent à Highbury et de toute façon il traverse la ville au moins une fois par semaine pour aller à Kingston. Il a bien des fois passé à cheval auprès de vous. – C’est bien possible ; j’ai pu le voir cinquante fois sans chercher à connaître son nom : un jeune fermier à pied ou à cheval est la dernière personne qui puisse éveiller ma curiosité ; il appartient précisément à une classe sociale avec laquelle je n’ai aucun point de contact ; à un ou deux échelons au-dessus, je pourrais remarquer un homme à cause de sa bonne mine : je penserais pouvoir être utile à sa famille, mais un fermier ne peut avoir besoin de mon aide en aucune manière. – Évidemment ! Vous ne l’avez sans doute jamais remarqué, mais lui vous connaît parfaitement de vue. – Je sais que ce jeune homme ne manque pas de mérite. Savez-vous quel âge il peut avoir ? – Il a eu vingt-quatre ans le 8 juin dernier, et – n’est-ce pas curieux – mon anniversaire tombe le vingt-trois ! – Seulement vingt-quatre ans ? C’est trop jeune pour se marier, et sa mère a parfaitement raison de ne pas le désirer. Ils paraissent très heureux en famille pour le moment ; dans cinq ou six ans, s’il peut rencontrer dans son milieu, une jeune fille avec un peu d’argent, ce sera alors le moment de penser au mariage. – Dans six ans, chère mademoiselle Woodhouse, il aura trente ans ! – Un homme qui n’est pas né indépendant ne peut guère se permettre de fonder une famille avant cet âge. Quelle que soit la somme dont M. Martin ait hérité à la mort de son père et sa part dans la propriété de famille tout doit être immobilisé par son exploitation. Je ne doute pas qu’il ne soit riche un jour mais il ne doit pas l’être actuellement. – C’est ainsi, je crois ; néanmoins, ils vivent très confortablement ; ils n’ont pas de domestique mâle ; à cette exception près, ils ne manquent de rien et même Mme Martin a l’intention de prendre un jeune garçon à son service l’année prochaine. J’espère, Harriet, que vous n’aurez pas d’ennuis à l’occasion du mariage de M. Martin ; il ne s’ensuit pas, en effet, de ce que vous ayez des relations d’amitié avec ses sœurs, que la femme, Mme R. Martin, soit pour vous une connaissance convenable. Le malheur de votre naissance doit vous rendre particulièrement attentive à choisir votre entourage. Vous êtes certainement la fille d’un homme comme il faut, et vous devez vous efforcer de conserver votre rang, sinon il ne manquera pas de gens pour essayer de vous dégrader. – Aussi longtemps que je serai invitée à Hartfield et que vous serez si bonne pour moi, je ne crains rien. – Je constate que vous vous rendez compte, Harriet, de l’importance d’être bien appuyée, mais je voudrais vous voir établie dans la bonne société indépendamment de Hartfield et de Mlle Woodhouse. Pour obtenir ce résultat, il sera désirable d’écarter autant que possible les anciennes connaissances ; si vous êtes encore ici à l’époque du mariage de M. Martin, ne vous laissez donc pas entraîner à faire la connaissance de sa femme qui sera probablement la fille de quelque fermier et une personne sans éducation. – C’est juste : je ne crois pas pourtant que M. Martin voudrait épouser une personne qui ne fût pas parfaitement élevée. Bien entendu, je n’ai pas l’intention de vous contredire, et je suis sûre que je ne désirerai pas connaître sa femme ; j’aurai toujours de l’amitié pour les demoiselles Martin, surtout pour Elisabeth, que je serais bien fâchée d’abandonner ; elles sont tout aussi bien élevées que moi, mais si leur frère épouse une femme ignorante et vulgaire, j’éviterai de la rencontrer, à moins d’y être forcée.
Free reading for new users
Scan code to download app
Facebookexpand_more
  • author-avatar
    Writer
  • chap_listContents
  • likeADD