Le hurlement de la chair-2

2007 Words
Je venais seulement de remarquer l’immense tableau accroché au mur, il était le seul ornement de la pièce. Trop moderne et prétentieux pour m’intéresser. Personne ne savait la place qu’il devait prendre à la table alors chacun se réfugiait dans une interminable fin de conversation pour éviter de demander où se trouvait son siège. Je me sentais gladiateur prenant place dans l’arène de cette table. Selon le rituel, Brigitte nous indiqua nos places, nous comblant d’égards et d’importance pour justifier ses choix. Nous lui rendions toutes ces conventions en la félicitant sur le début de soirée et le joli apprêtement de cette table. La femme de chambre apporta un chariot pour le service qu’elle stationna contre un mur. Tout cela sans un bruit, à croire qu’elle s’entraînait à longueur de journée pour se rendre silencieuse. Admiratif de tant de courtoisie, soupesant timidement mes couverts, je m’aperçus que la nièce n’était pas encore « parmi nous » ; une chaise était inoccupée. De mon côté animal, je l’enviais, tranquillement isolée dans sa chambre. Pendant dix secondes, je fus chez moi, ma voiture au garage. Jean-Michel, le maître de maison, se leva, sur la recommandation de Brigitte, pour aller chercher la nièce qui atteignait les limites de l’incorrection. Nous l’attendions tous ! Mon côté humain se rangea à cet avis. Nous ne pouvions entamer le repas que la table complète de ses convives. Et j’avais si faim. Brigitte échangea un bref regard avec Jean-Michel avant qu’il ne sorte, pour le calmer et éviter une scène inutile à la nièce. Puis pour s’excuser de ce contretemps et pour nous remercier de l’évidente compréhension dont nous faisions preuve, elle nous invita à commencer le repas. Il y avait à ma gauche Charles Trudier et à ma droite Brigitte, la maîtresse de maison. Son époux Jean-Michel était placé à son opposé, à l’autre bout de l’ovale bien qu’il ne fût pas encore de retour avec la nièce insolente. La distance qui séparait Brigitte et Jean-Michel et dans laquelle nous étions tous, se voulait être un moyen de nous rapprocher de leur intimité, plus qu’une façon de s’éviter pour un soir. Les Puiselet, Raymond et sa femme, étaient assis en face de moi sur l’autre longueur de l’ovale. Ne manquait plus que la mystérieuse nièce dont il semblait périlleux d’espérer un vrai contact tant sa présence s’annonçait froide. Charles Trudier, mon voisin, félicita Madame Desfourqueux sur la beauté du parc, curieux sur les sensations qu’offraient les heures de détente face à tant de nature. Elle répondit très chaleureusement avec des formules employées sans doute avec d’autres invités, à d’autres occasions, mais elle renvoyait surtout et plus essentiellement la politesse à Charles de bien avoir eu l’obligeance de meubler l’attente du « tonton » et de la « nièce ». Chacun put donc soumettre son idée quant au plaisir d’occuper ses soirées sur cette terrasse face à ce parc et se plaisait à se l’imaginer plus vrai que nature. Depuis mon arrivée, je ne m’étais pas encore retrouvé seul avec moi-même… Étrangement, je me sentais pris au piège ; non pas que les gens d’autour me déplaisaient, mais le pourquoi de telles assemblées me déstabilisait. La pièce était close, blanche et vide ; heureusement le tableau moderne était dans mon dos. La petite porte derrière moi s’est ouverte, j’ai tout de suite pensé au service venant garnir le fameux chariot à roulettes et au défilé de plats qui se poseraient alors sur mon estomac. Dans le regard de Raymond et de sa femme transparaissait autre chose qu’une éventualité gustative. Je compris que Jean-Michel ramenait la nièce à la table. Devais-je afficher le vice de ma solitude et succomber à ma curiosité en me retournant ? Non ! Un frisson de timidité, logique du désarroi qui m’envahit à chaque nouvelle rencontre, me redressa tout le corps. Je la devinais toute proche. J’ai craqué, je me suis retourné alors je l’ai vue, plutôt aperçue. Je n’ai pu tenir plus d’un flash cette apparition. Incontrôlable sensation. Ma première réaction fut de revenir face à la table et de plonger la tête dessous, feignant d’y chercher ma serviette qui n’avait pourtant pas bougé d’un pouce de mes genoux. Je ne pourrais vous dire si quelqu’un remarqua mon geste si brusque, mais je peux le traduire maintenant comme une fuite de la destinée qui s’imposait à mon être tout entier. Durant ce séjour très court sous la table, mes yeux s’étaient fermés et l’image se reformait. Une chevelure brune d’où perçaient des yeux très clairs figés en notre direction, puis de larges et fines épaules, une forme blanche, la chemise sans doute. Tout cela avait effacé Jean-Michel de mon champ de vision. Je m’étais relevé, à nouveau attablé. Jean-Michel, installé, dépliait rapidement sa serviette dans un conformisme accéléré. Charles et Jeanne, la femme de Raymond, en étaient encore à échanger leurs expériences communes sur l’emploi chlorophyllien des espaces verts. Brigitte fit à son époux un bref résumé de ce qui s’était dit jusque-là. Je les regardais tous les deux se parler, mais je n’entendais rien. Je savais qu’en pivotant la tête sur la droite, je croiserais à nouveau la... « nièce » que je savais maintenant installée. J’avais peur de ce qu’aurait pu provoquer ce deuxième moment de contact avec elle. Elle avait discrètement salué l’assemblée… Dans un désordre vocal, chacun lui avait répondu à sa façon et je crois que j’en avais fait autant d’un « bonsoir »… je crois, car je ne me souvenais pas de m’être entendu parler. Je me proposai de ne pas quitter Jean-Michel des yeux. La porte qui s’ouvrait maintenant était de bonne intention et réconforta mon gazouillis stomacal qui se mêlait à celui du parc plus présent heureusement. J’entendais le cliquetis du chariot. Nerveux depuis l’entrée de la nièce, j’eus envie de me lever, et d’aller pousser le chariot à toute allure autour de la table avec tout ce que cela comportait de fracas et d’euphorie. Je me voyais tel Ben-hur gladiateur hurlant après les chevaux imaginaires de mon char plateau où Raymond aurait pris place assise en se tenant mains agrippées de chaque côté du chariot, les pieds enlevés dans les airs à cause de la vitesse. Il me tutoierait pour la première fois dans un rire nerveux en me disant : — Fonce Maxime ! Fonce ! C’est en le voyant fouiller de ses deux mains dans les poches que cette image me vint. Il vit que je le regardais ; je lui ai souri. Condamné à ne pas regarder à droite, je m’abandonnais aux odeurs venant du chariot et me laissais bercer par les images culinaires que ces senteurs m’inspiraient. Ce fumet était une soupe de poisson. Le chariot commença à tourner autour de la table pour le service sans Raymond, sans Ben-Hur et sans moi. Des rires et des mots s’échangeaient. Charles était connu de tous sauf de moi et il me plaisait de croire qu’il était inconnu aussi de la nièce. La tension conventionnelle à tout début de repas était tombée. Le fait de manger les uns devant les autres faisait fondre les fausses pudeurs affichées et nous ramenait à une condition commune. Les comportements se relâchaient. J’essayais de regarder la femme qui m’avait tant troublé par sa seule apparition. Elle s’alimentait comme nous tous. Je ne pouvais trouver son regard, sa tête s’inclinait vers son assiette et ses cheveux lui tombaient raides sur les épaules. Elle avait une longue frange qui lui masquait les sourcils. Sa bouche était charnue. Elle l’avait tout simplement dessinée d’un trait de crayon rouge foncé, cernant le rosé naturel de ses lèvres ce qui était peu habituel et pouvait passer pour un manque de finition. Cela passa chez moi pour un charme supplémentaire lui donnant un air arrogant que je lui enviais. Chaque cuillère qu’elle prenait dans sa bouche lui creusait les joues. Une mèche rebiquait sur chacune d’elles et s’animait avec elles. Ses fines épaules étaient très alignées, laissant supposer beaucoup de tenue et de maintien. Le milieu d’où elle venait devait être en tout point de vue comparable à celui où nous nous trouvions. Elle me donnait pourtant l’impression d’être en décalage et la « grandeur » qu’elle dégageait la plaçait bien au-dessus de tout ce qui se disait à cette table. Elle dominait sa condition. On me proposait de reprendre du potage, alors j’ai tourné la tête vers le serveur et j’ai croisé le regard de Charles qui me demanda ce qui occupait mon séjour sur le bord de la Vienne. J’eus du mal à lui témoigner toute la sincérité du plaisir que j’éprouvais à ne rien faire dans cette région. Mon esprit était encore avec la nièce. J’ai pu conclure d’une brève répartie et nous reprîmes le cours du repas. Une conversation s’était lancée de l’autre côté de la table, mais j’étais incapable d’y fixer mon attention. La nièce avait eu deux ou trois phrases d’une correction impeccable, trop peut-être, pour approuver les propos de son oncle. Je n’avais pas osé prendre la parole, ne me sentant pas dans un état digne d’avancer d’autres arguments intéressants à tous ces raisonnements. Nous étions desservis de l’entrée et je n’avais toujours pas réussi à établir un contact avec la sublime raison de cet état en moi. J’observais machinalement chacun des orateurs et m’en faisais des caricatures de fiction. Il y avait là, face à moi, « Von Richten » qui n’était en rien « Von » ni de quelconque origine aussi marquante puisqu’il s’agissait de Raymond. Raymond Puiselet était son nom, mais l’engouement qu’il mettait dans ses phrases et surtout le tremblement de ses lunettes sur son nez et le coup de doigt qu’il leur donnait à chaque fin de phrase pour les remettre en place m’imposait ce « Von » au-devant de son nom. « Richten » était un parallèle avec Richter, cet homme qui eut l’idée de donner une échelle de graduation aux secousses sismiques. Raymond était très nerveux et son comportement se traduisait pour un état normal à trois ou quatre sur l’échelle de son nom. De fait, je m’amusais à noter sur cette base chaque vibration qu’amorçait ce « Von Richten » quand il se mettait à parler. À l’occasion, son éclat de rire volcanique le montait jusqu’à neuf et il ôtait alors ses lunettes pour ne pas les briser. Je ne savais même plus ce qui se disait à cette table, trop occupé que j’étais à rechercher l’origine de ces secousses et à les évaluer. Je connaissais Raymond pour l’avoir rencontré durant des soirées semblables à celles-ci et je le trouvais très sympathique. La comparaison que je venais d’établir avec son personnage me le rendait encore plus attachant. Quelquefois, dans son écoute, il émettait des sons pour confirmer qu’il suivait bien ce qu’on lui disait. Il accompagnait ces bruits par un hochement de la tête et on s’attendait alors à ce qu’il crachât du feu. Raymond ne trichait en rien et faisait preuve d’une générosité des plus exploitables ; naïveté dont je ne me serais jamais permis d’abuser. Pour laisser place au service, je m’étais adossé à mon siège. Je me sentais attiré vers la nièce que j’entendais parler avec Charles et mon regard fuyait vers elle par à-coups. Elle se sentit observée ; je n’en éprouvais aucune gêne. Elle se détourna de sa conversation et vint planter son regard dans le mien. Elle me vit donc pour la première fois ; je ne crois pas qu’elle ait fait attention à moi plus tôt. J’étais étonné, voire gêné, qu’elle abandonnât sa conversation pour me regarder, moi ! Qu’importe, je la voyais, enfin, plutôt ses yeux, j’en étais paralysé, mais nous nous sommes enfin regardés. Je sentais la présence de Charles à côté de moi. Je me suis tourné vers lui pour lui faire croire que je suivais son discours avec intérêt ; cela n’a pas pris, mais il eut la politesse de passer outre mon incorrection et termina à mon intention l’anecdote qu’il avait commencée vers Amélie. Que pensait-elle de moi ? de mon incorrection à l’épier ? Charles venait de l’appeler par son prénom. Je le pris comme un deuxième choc. J’aurais aimé l’appeler : Amélie ! Simplement pour prononcer son nom, mais cela m’était impossible, inimaginable que moi, à cet instant, je puisse parler sans bégayer. Elle mâchait lentement son pain et j’aurais voulu qu’elle me mâchât de la sorte. De temps à autre, elle posait sa cuillère dans son assiette pour écouter son interlocuteur et écartait la mèche brune qui lui effleurait le creux de la joue. Impossible de deviner la moindre de ses pensées. Me surprenant à tournoyer le contenu de mon verre, Jean-Michel me parla de ses vins et de sa cave. D’autres phrases et d’autres mots se croisèrent alors sur ce sujet… Je les écoutais tous, souhaitant que l’un d’entre eux me permette d’engager un balbutiement avec Amélie. Charles me privait sans cesse de ce privilège et se plaisait à monopoliser son attention. La mienne était portée, comme je me l’étais promis, vers le maître de maison Jean-Michel. J’eus, de ce fait et sans trop le vouloir, droit à un exposé sur les vins, leur conservation en cave et sur tout ce qui concernait ce grand art. De l’autre côté, Charles, du peu que je pouvais en saisir, s’emportait dans un long monologue sur l’art et la forêt.
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